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érotisme

  • Fin de séries

    La disparition de Patrick Macnee, à l'âge vénérable de 93 ans, ne nous rajeunit certes pas. Elle nous ramène à ce que fut notre enfance télévisuelle et à ce qui a survécu, soit : pas grand chose. Mais la série dont il était le héros en fait partie.

    Chapeau melon et bottes de cuir illustre ce que put être une scénarisation kitsch, avec des relents de guerre froide, et un tournage studio à deux francs six sous. Cela sent l'amateur, pour le délire technologique présent, avide d'effets visuels dévastateurs (il s'agit de bluffer le pékin...).

    Cette série a connu de multiples formules, et dans la dernière version, le duo était un trio : tout s'était aligné sur l'ennuyeux besoin d'action. Purdey (la fille) avait la sensualité d'une tanche, avec ses cheveux courts et sa franche bien british. Elle avait un côté masculin qui convenait à ses acrobaties de femme d'action. Elle était l'alter ego du sieur Gambit, substitut pâle d'un John Steed en demi-retraite. Cela sentait le réchauffé et le conformisme.

    On est bien loin du noir et blanc qui nous fit rêver, quand le sus-nommé Steed, toujours impeccable, distingué, voire guindé, s'amusait avec Emma Peel, puis Tara King (mais c'est déjà moins bien avec cette dernière.). Il y avait entre ces deux-là plus qu'une complicité : un implicite sulfureux avec lequel on pouvait fantasmer. Fantasme que le titre français avait assez bien identifié, à l'inverse de l'original anglais (The Avengers) : le cuir et la cuirasse, la bonne éducation et le transgressif. Et sur ce point, il n'y a pas à discuter. C'est Emma Peel qui demeure la seule compagne idéale de Steed, celle avec laquelle le désir inavouable, ou caché, est le plus ardent. Lorsque dans un épisode, Emma Peel est transformée en reine du péché, l'équivoque est quasiment levé. Mais le générique lui-même tendait à la révélation que, dans cette histoire, le défi n'était pas tant dans l'adversaire dont on déjouait  les plans que dans cette étrange alliance d'un mondain et d'une femme plutôt moderne. Il serait illusoire d'y voir une variation sur le désormais éculé principe des héros antagonistes (mais complémentaires), du type : le bon flic et le mauvais flic. Ce n'est pas la manière dont ils s'associaient qui intriguait mais celle par quoi on sentait un ailleurs jamais dit, un hors-champ redoutable.

    Dans le fond, cette série était, à sa façon, hitchcockienne : l'érotisme était enveloppé d'un chic capable de sublimer les attentes communes du spectateur. Le contemporain trouvera cette manière un peu surannée, trop "habillée", et pour tout dire : décevante, quand désormais on a le cul de n'importe quelle actrice sous toutes les coutures. Mais c'est justement cette étrangeté (comme de n'avoir jamais vu Liz Taylor ou Ava Gardner nues...) qui en faisait le prix.


     

  • Daido Moriyama, à l'endroit, à l'envers

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    Volupté détournée que la série des Thighs de Daido Moriyama. Le corps est pourtant là, au plus près, pourrait-on dire, et c'est sans doute ce qui en conditionne le caractère ambigu et presque insaisissable. L'objectif colle quasiment à la peau ; la peau a une odeur, un parfum, une identité, car désirer revient aussi à mettre en jeu le plus que l'œil, le plus que la main (ou le bout des doigts). Mais le jeu de Moriyama est d'une grande subtilité. Puisque nous sommes près, nous ne voyons rien, ce qui en dit long, d'une certaine manière, sur la construction de l'érotisme. Il y a toujours quelque chose de médical dans la proximité, un sens de l'observation qui fait le décompte des particularités et des imperfections. D'ailleurs, le spectateur comprendrait aussitôt de quoi il retourne s'il n'y avait le subterfuge de ce qui cache, de ce qui cache faussement, et donc pose l'énigme.

    Les bas résilles. Mais savons-nous dans le premier cliché qu'il s'agit de bas résilles et de cuisses, si l'on ne va pas lire le titre. Cela pourrait être tout autant un travail expérimental, une construction abstraite. Le corps n'est pas là. À la place : des formes et de la matière. Ou plutôt : une structure, un quadrillage, et une surface dont on ne prend que l'unicité, la belle et lisse apparence. Cela peut faire penser. L'esprit doit chercher dans ses propres souvenirs, son histoire personnelle. Peut-être... Tout est caché et pourtant cette photographie laisse rêveur. On y revient et on fouille, et l'on comprend. Il y a évidemment le hors-champ d'un corps entier, nu sans doute, mais cette considération n'importe pas. Très secondaire. Et faire davantage : se concentrer sur ces formes en combat. La résille qui épouse, en une enveloppe à la fois tendre et souple. Les alvéoles (comment dire autrement ?) varient. Elles sont la respiration du corps flexible. Elles ne luttent pas ; elles jouent ; elles s'ajustent. Et l'on imagine le frémissement de la peau qui sent sur elle ce mouvement sage et permanent. Le corps est donc à la fois ce qui plie la matière, en éprouve l'extension, ce qui en jouit, et ce qui se montre ainsi, dans un jeu de cache-cache. 

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    La deuxième photographie amplifie le principe. Ce n'est plus le corps qui donne l'ordonnancement du cliché mais la géométrie contradictoire de la résille. Tout file, dans tous les sens, et par l'œil qui regarde les sens du spectateur s'éveillent. Il parcourt le corps, suit les fils qui s'entrecroisent, le tissu qui s'échancre. La matière, dans ses multiples variations, dans ses tensions diverses, parle du corps, de son poids, de ses torsions. On pense à du Vasarely, à ces exercices surfaits de l'Op Art. Ce serait presque une variation sur les mailles, s'il n'y avait, comme un sol magnifié : le corps, le corps désiré et désirable, d'être ainsi révélé dans ses infinies séquences. Alors, on abandonne Vasarely et on s'en va vers une métaphore géographique, quasi topographique d'un univers à la fois contracté et tendu. Chaque centimètre carré, sans une échelle uniforme, est répertorié, mais il n'y a pas de légende : c'est une pure utopie, l'éphémère grâce de la pose. Le quadrillage ne nous apprend rien. Il dévoile. On reconnaît un pied, et un autre. On suppose des cuisses ou un mollet. Un bas-ventre aussi, mais si discret. On navigue d'un relief à un autre, d'un sol à un autre. L'esprit sait que ces divers enchevêtrements forment un tout, un tout que l'on peut, le cas échéant, connaître mais qu'ici on explore, point par point, avec une infinie délicatesse. La torsion demeure encore dans les limites d'une séduction sereine et la beauté émane de ce que le corps n'est pas forcé. Presque une rigueur, et, peut-être, une négligence de celle qui se laisse regarder. 

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    Il n'en est pas de même pour la troisième photographie. Ce n'est plus la maille qui fait le scénario mais le corps lui-même. L'écrin se résout à abandonner le terrain à ce qui n'est alors que visible, trop visible. La pose est acrobatique, le saut dans l'explicite sans filet. Le spectateur s'est éloigné. Il a un ensemble sous les yeux, une forme que, malgré les apparences, plus rien n'enveloppe. On n'a plus envie de s'égarer puisque l'essentiel est advenu. Tout est technique. La balance est rompue. La cliché fait comme un bruit. Si le mot n'ouvrait pas vers des considérations un peu simplistes, l'idée de la pornographie ferait son chemin. La pornographie, en ce que celle-ci outre la rêverie et se solde par une sorte d'épuisement de l'œil. Moriyama passe de l'ardeur qui, d'une certaine manière, ne regardait que nous, dans les clichés précédents, dévolus qu'ils étaient à ce que nous écrivions une histoire singulière, vers un rendu glacé dont on sait qu'il inhibera le désir en le ciblant à coup sûr. La contorsion débouche sur une concentration spatiale de l'attention qui dilue le plaisir : ce sont les affres de la certitude. Dans un tel cliché (qui est aussi, à son corps défendant peut-être, un cliché de l'érotisme facile), il n'y a plus la "vision intensive" qui, selon Moholy-Nagy faisait l'essence de la photographie.

    Dans les deux premiers clichés, on était dans la recherche, et photographique, et physique. Dans le dernier, on tombe dans l'illustration facile et l'épuisement du sujet. Comme passer de l'art à une pub pour Aubade. Dans les deux premières photos, on rend visible ; dans la troisième, on reproduit du visible (pour reprendre la fameuse distinction de Paul Klee) en faisant croire qu'il n'en est rien. À ce jeu-là, on préférera la radicalité d'un Araki ...

     

  • Femme en bleu (II) : Winterhalter

     

     Portrait de Madame Rimsky-Korsakov (1833-78) née Varvara Dmitrievna Mergassov

       

    Franz Xaver Winterhalter, Madame Rimsky-Korsakov, (1864), musée d'Orsay

     

    Elle vient de rentrer d'une soirée. Elle y était tout en beauté, comme à son habitude, parce qu'elle est naturellement belle et les hommes le lui font savoir avec respect. Un respect mêlé de désir. Elle est dans ses appartements, enfin seule, et songeuse des visages croisés, des allures aristocratiques, des rigueurs militaires. Elle a dansé, élégante et légère. Elle a fait rêver et sans doute, dans quelque chambre à la lumière amoindrie, ou dans un fiacre qui le ramène, nuit tombée, chez lui, plus d'un homme donnerait tout ce qu'il a pour être face à elle, qui a libéré sa chevelure, et s'en amuse d'une main délicate. L'épaule dénudée, un peu lointaine, et la mousseline quasi transparente suggèrent seules l'éclat du corps, cependant que la gorge, déjà invisible sous le vêtement, est défendue par cette main qui justement souligne la sensualité de la brune cascade des cheveux. Ce n'est pas l'heure du déshabillage, pas encore. Winterhalter est un académique. Il n'est pas de ces impressionnistes qui aimeront tant les femmes au bain. N'empêche : tout le vêtement nous parle d'un corps qui lentement émerge des flots. Le blanc et le bleu dans lesquels elle est doucement corsetée semblent se retirer, comme une mer bouillonnante qui reconnaîtrait une déesse. On pense à Vénus, et ce bleu si tendre, si papillonnant, dont la magie contenue imprègne le blanc, discrètement, est d'un érotisme singulier. C'est ce bleu qui trouble, comme un précipité de vie, la blancheur conjointe de la robe et de la peau, ce bleu qui donne des palpitations à l'admirateur...

    Et l'on se trouve tout à coup à fantasmer sur une femme peinte par un académique ! Peut-être parce qu'il ne l'est pas tant que cela, pas à la mesure de ce que seront Cabanel, Jérôme et consorts. Certes, le modèle lui-même avait réputation d'une beauté extraordinaire, mais toute l'histoire est ailleurs : dans la tresse abandonnée, dans la fureur jouissive qui agite l'habit, comme une mer qui s'achève sur la grève, en écume parsemée de bleu, et qui donc se retirera bientôt, alors même que le sujet semble, par son regard un peu lointain, vouloir oublier qu'il puisse être désiré, ou plutôt feint de l'ignorer. Et cette contradiction, ce jeu pourrait-on dire, accroît le bonheur de la contemplation. Le démenti, volontaire ou non, du corps face à la bienséance, le paradoxe des couleurs dont la sagesse apparente (pas de jaune, pas de rouge, pas de feu...) est détournée par l'emballement des formes, ces deux singularités donnent à cette œuvre une dimension fantasmatique désarmante.