usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

musée d'orsay

  • Femme en bleu (XI) : Renoir

    peinture,renoir,la balançoire,impressionnisme,musée d'orsay

    Auguste Renoir, La Balançoire, musée d'Orsay, 1876

     

    Le bleu... les bleus, faudrait-il dire. Celui du costume, de la veste de l'homme, sombre comme une fin de nuit, un grand panneau de nuit où finissent de luire des étoiles. Puis le bleu du chemin, en frondaison, pour évoquer l'inégalité du sol. Un chemin qui pourrait sembler une nappe bleue, presqu'une eau tranquille où se reflètent des petits cailloux, et comme une végétation marine. Du bleu, au premier plan, et dans le lointain qui file. Des tons étudiés, impressionnistes, et donc reconnaissables. Rien qui vous ferait revenir à Orsay. Ils sont pourtant nécessaires, comme deux basses de contrepoint, pour ce qui demeure la jouissance électrique du tableau : les quasi papillons de flamme bleue, que l'on croirait posés, en respiration, et pourtant en mouvement, sur la robe blanche de la jeune femme qui se balance. La robe est une torche immaculée, vivante et suave, que les nœuds d'azur concentré avivent. On ne voit qu'eux. L'œil ne vit que pour eux. Sans leur vibrante et intempestive ardeur, que seraient le désir de la scène, le désir dans la scène, la contemplation imaginable de l'homme face à elle, et l'envie inavouable (?), pour lui, et pour nous aussi, que ces nœuds si bleus et si f(l)ous tombent un à un et étourdissent. On ne voit qu'eux, et c'est ainsi qu'on ne voit qu'elle. Une fois sorti du musée, dans le fatras d'un épuisement scopique, elle demeure en nous, dans toute la vigueur d'une pulsation bleue et blanche qui enchante.

    Y a-t-il dans toute la peinture impressionniste un tableau qui puisse égaler, en féerie, ce bavardage mi-mondain mi-populaire, pendant lequel la sensualité discrète du vêtement se mêle à la rêverie entomologiste ? Papillons bleus enrubannés, ou rubans papillonnants, après lesquels le spectateur fait la chasse, une chasse aussi belle et pacifique que celle racontée bien plus tard par un baladin sétois...

  • femme en bleu (I) : Cézanne

     

    cézanne,la femme à la cafetière,musée d'orsay,cubisme,peinture,portrait,métonymie,monde moderne

    Cézanne, La Femme à la cafetière, 1895 (musée d'Orsay)

     

    Il est communément admis que ce tableau représente une employée du Jas de Bouffan, la demeure de la famille du peintre. C'est le portrait d'une femme du peuple. Œuvre de la simplification stylistique, comme une préfiguration du cubisme, cette toile laisse la géométrie prendre le pas sur la stricte logique de la ressemblance. Tout y est, en quelque sorte, réductible à des formes simples et le souci de la perspective, avec cette table improbable et cette femme à la fois assise (on le devine par le genou qui pointe sous le vêtement) et debout, n'est plus l'essentiel. La peinture se détâche du modèle.

    Les formes simples : celles du fond, avec ses rectangles ; celles des objets sur la table ; celles de l'habit dont les plis ont une raideur soutenue. Il n'y a guère que les fleurs à gauche qui semblent démentir cette incroyable rigidité de l'ensemble. Mais l'intérêt, me semble-t-il, n'est pas vraiment dans cette lente métamorphose de l'art pictural vers sa décomposition. Tenons-en au modèle, parce que c'est lui qui nous intéresse le plus.

    Femme modeste, disions-nous : femme née dans le monde du travail et destinée à y demeurer. Ses mains larges n'ont pas la douceur et la délicatesse de l'aristocratie ou de la bourgeoisie. Son visage lui-même, comme effacé par le souci des plans, a quelque chose d'hommasse. Nulle trace réelle d'une féminité intrinsèque. Cézanne peint une absence, à moins que ce ne soit une disparition, presque un objet, et le caractère un peu improbable de la pause est bien loin de ce que l'histoire de la peinture nous avait habitués à contempler quand il s'agissait d'une femme. L'habit lui-même a une verticalité quasi religieuse. Pensons à une cornette : la  femme s'efface, et nous comprenons que ce modèle n'est plus rien qu'un exercice technique, un modèle figé, une nature morte. Elle est une domestique. L'un de ces êtres qui peuplaient des lieux sans que l'on fît jamais attention à eux. Elle fait partie des meubles... Les couleurs que choisit le peintre pour la représenter (gamme de marrons et de bleus) ont leur correspondant dans ce qui l'environne. Elle se fond dans un espace qu'elle ne peut s'approprier. C'est alors qu'un détail attire l'attention.

    La ceinture à la taille, cette bande horizontale qui contrebalance toute la verticalité du sujet. Elle a sa correspondance dans le rétrécissement médian de la cafetière... À partir de cette observation, on contemple le tableau d'une autre manière, comme un jeu entre deux réalités qui seraient, logiquement, dissemblables : un être et un objet. Or, nous trouvons dans leur géométrie respective une troublante similitude, un air de famille qui les assimile tout à coup l'un à l'autre. Des jumelles structurelles, à une échelle différente.

    Dès lors, revenons au titre : La Femme à la cafetière. Une telle dénomination pourrait d'abord être considérée sur le seul plan de la désignation. En ce cas, le rapprochement des deux termes servirait simplement de valeur indicative, une définition propre à un catalogue, afin de différencier ce tableau d'autres représentant des femmes que l'on aurait peintes dans un autre environnement. Ce titre serait descriptif et rien de plus. Soit. Mais si l'on s'attache sur la similitude formelle des deux éléments du titre, on peut en faire une autre lecture. Il ne s'agit plus seulement de désigner une œuvre mais d'établir un lien entre l'être et l'objet, de faire du second le signe représentatif du premier. Et, du coup, cela nous renvoie à une structuration très ancienne de la peinture autour de la métonymie, quand, à des fins de lisibilité, on associait à un personnage un élément symbolique (la peinture religieuse fonctionne essentiellement sur ce principe : Saint Pierre et ses clefs, Sainte Catherine et une roue brisée, Sainte Barbe et la tour, ...). Mais, dans ce tableau, la figure de style ne raconte pas d'histoire, n'ouvre pas sur une épopée ou un récit. Elle ferme plutôt le monde du sujet selon un principe réducteur. En induisant un rapport formel, Cézanne ne peint pas tant une femme à la cafetière qu'une femme-cafetière. Un objet que l'on pose (sur une table) redoublant un modèle qui pose (à moitié assis), selon un protocole stylistique tendant à le faire disparaître dans sa singularité.

    Que faut-il en déduire des intentions de Cézanne ? Je ne sais... Faut-il y voir le présage d'une défiguration du sujet dans le cadre d'une nouvelle société industrielle capable de choséifier le monde ? Je ne sais...  Faut-il imaginer une lecture politique, voire polémique de la toile ? je ne sais... Mais s'il est bien des tableaux de Cézanne qui me charment instantanément, celui-ci est de ceux qui me troublent le plus...