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  • Un écart de Lippi

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    Lippi, Annonciation avec deux donateurs, ca 1440, Palais Barberini, Rome

     

    Le sujet du tableau est banal, et clair, apparemment. L'archange Gabriel vient annoncer la bonne nouvelle à Marie, qui accueille avec sérénité son nouvel état. Elle accepte le lys qu'il lui tend. Nous ne sommes plus dans les contorsions du corps, quand il s'étonne, comme chez Martini ou Boticelli. Lippi s'en tient, sur ce plan, à une théâtralisation minimale, comme si l'événement s'inscrivait dans l'ordre du monde (ce qui est le cas, dans la logique religieuse : Dieu est bien ce qu'il est et ses actes vont de soi...). L'ange est modeste, dans sa taille et dans sa tenue ; Marie d'une délicatesse sans ostentation. Lippi, qui est encore Fra Lippi, est dans son élément.

    Comme s'en est instaurée la tradition, cette scène historique (au sens où un texte canonique l'inscrit dans un espace et un temps supposés. Je n'entends pas ici qu'elle fut.) est réactualisée. L'Annonciation est d'une certaine manière de toute éternité. Elle est le moment originel d'une nouvelle ère, laquelle se prolonge et ne sera close qu'à l'heure de la parousie. Pour l'heure, elle se répète symboliquement puisque la présence/absence du Christ fait partie de la vie chrétienne. Dans ce sens, il ne faut pas s'étonner de l'incohérence réaliste qui donne à Marie les traits d'une femme renaissante (1) et au décor les apparences d'une demeure du Xve siècle. Ce n'est pas la misère, diront certains. Il y a une forme ostentatoire de grandeur : la taille des pièces, les arcades, les colonnes, des statues, les chapiteaux sculptés. Demeure seigneuriale, sans aucun doute. Tout le mouvement qui œuvre à l'exaltation du beau est là : la puissance de l'esprit est encore à venir, car Lippi apparaît bien avant que les plus grands noms n'aient peint quoi que ce soit (il sera le maître de Boticelli).

    Admiration pour la Vierge, certes... Pourtant, lorsqu'on est face au tableau, l'œil est saisi d'un trouble singulier. Le souci d'équilibre revendiqué par le peintre est comme battu en brèche et l'on cherche longtemps pourquoi. Sans doute parce que ce n'est pas un détail, un lapsus iconologique, mais un point beaucoup plus important, plus visible, d'une certaine manière, touchant à la composition. C'est une question de perspective.

    La perspective a beaucoup passionné la Renaissance et Brunelleschi, en 1415, en travaillant autour du baptistère de Florence, a mis au point le mode de représentation centrale (2). Au delà de l'effet de réalité qu'elle instaure, elle est un instrument permettant aux artistes par la succession des plans (d'où l'importance alors de l'architecture comme signe de l'époque certes mais aussi comme matériau de la construction proprement picturale quand il s'agit d'établir la profondeur). Si l'on observe le tableau de Lippi, on distingue bien que les principes mathématiques ne sont pas totalement maîtrisés. Le bas de l'œuvre (c'est-à-dire le proche) tombe un peu. La Vierge se prépare à la glissade. Peu importe. En revanche, sa position verticale intrigue. Marie n'est pas exactement au centre mais légèrement décalée vers la droite, pour le spectateur, et, au centre, justement, une ouverture de l'espace fermé du lieu vers la nature, pleine, touffue.

    Cet écart laisse la porte ouverte au point de fuite, à ce qui nous échappe, à l'insondable de l'œil, à ce défi (provisoire) de la peinture : non pas l'au-delà spirituel qui attendrait le pèlerin, le repenti ou le croyant qui n'a jamais douté, mais cette autre au-delà, bien ancré dans le monde, cet ailleurs que l'on sait être sans jamais avoir pu le vérifier (3). La Vierge partagerait donc le sens, dans sa spiritualité divine (ou quasi), avec la question même de la peinture, de ce que celle-ci explore, en plans successifs, la constitution du monde et, d'une certaine façon, son infinité. Dès se pose la question même du sujet ? Lippi s'en tient-il au seul aspect traditionnel de l'Annonce, la mise en scène d'un fait ? Ou bien, explore-t-il, par le détour de l'écart, d'un monde nouveau, dans l'appropriation artistique qu'on peut en faire ? Et dans ce cas, à côté du discours religieux le plus visible, n'y aurait-il pas une approche déguisée autour de la peinture elle-même ? On sait la jouissance qu'éprouvait Ucello à construire de belles perspectives. N'est-ce pas le cas ici aussi ?

    Dès lors la peinture devient, outre le sujet virginal, l'autre sujet du tableau : ce qu'elle peut faire, dans notre rapport au monde, ce qu'elle peut rendre du monde, en lui empruntant ses apparences. Étrange expérience de contemplateur qui, une fois saisi de cet appel vers la nature, vers les arbres, ne peut s'en détacher, au détriment du premier plan. La perspective devient un sujet en soi : la forme, comme discours, lutte avec/contre le fond, comme surface, et la question se pose autour cette tentation ouverte par cette nouvelle approche du monde, ce nouveau modus operandi de la mimesis. N'aurait-il pas été, parfois, un objet de fascination (4) ? C'est à ce titre que le spectateur reste longtemps devant cette si belle Madone, démuni face à une telle audace dont il suppose qu'elle n'a pas été pensée mais vécue. Et plutôt qu'au travail de l'artiste, on pense à l'artiste travaillé, ce qui ne retire rien à sa grandeur, travaillé comme un désir lointain, aimanté par une intuition qui fera son chemin, l'un des plus féconds de l'art occidental...



     

    (1)Ce qui, ainsi écrit, ne manque pas de sel, puisqu'elle est la nouvelle Ève, le rachat du péché, le retour à la pureté, l'Immaculée Conception.

    (2)Ce n'est qu'un mode de représentation, pas la restitution réelle du monde. Panofsky, dans La Perspective comme forme symbolique, ou Damisch, dans La Perspective, ont très bien montré, dans des registres différents, qu'elle était le reflet d'une certaine manière de voir le monde. Une question d'optique, à tout le moins.

    (3)Comment sais-je que Batugada existe, moi qui n'y suis jamais allé, moi qui n'en ai jamais vu la moindre photo... Un nom sur une carte. Mais je sais...

    (4)Ce qu'elle ne manque évidemment pas d'être avec la fameuse L'Annonciation de Vinci. 

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    Vinci, Annonciation, 1473-475, Les Offices, Florence

     

     




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