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peinture - Page 5

  • Entre chiens et loups

    http://www.theartstory.org/images20/compare/comparison_rothko_5large.jpg

    Mark Rothko, Rust and blue, 1953

     

    "Je peins de très grands tableaux ; j'ai conscience que, historiquement, la fonction de peindre de grands tableaux est grandiloquente et pompeuse. La raison pour laquelle je les peins cependant -je pense que cela s'applique aussi à d'autres peintres que je connais-, c'est précisément parce que je veux être intime et humain. Peindre un petit tableau, c'est se placer soi-même hors de sa propre expérience, c'est considérer une expérience à travers un stéréopticon, ou au moyen d'un verre réducteur. Quelle que soit la manière dont on peint un plus grand tableau, on est dedans. Ce n'est pas quelque chose qu'on décide."(1)

     

    Être dedans. Rothko peut-il mieux définir l'inespéré horizon qu'il ouvre à l'œil quand il sépare, sur une aussi grande étendue, les couleurs tout en les rendant, indépendant de tout classement strictement chromatique, complémentaires. La taille n'est pas chez lui qu'une question de surface, c'est aussi une problématique de la profondeur, d'un au-delà construit sous couver d'une ligne (parfois plusieurs) de partage et le regard plonge dans un volume qui le balade sans cesse de l'un à l'autre des endroits peints. Et chaque endroit, pouvons-nous écrire en français, est l'envers indissociable de l'autre, comme dans les figures d'un jeu de cartes. Par les contrastes dont il se saisit, Rothko nous oriente dans la toile, en détruisant au passage la question du haut et du bas et celle de la primauté du centre. C'est un état d'âme qu'il restitue, dans une alternance parfois douce, parfois violente. Ici, le bleu : en force, comme un grand sourire engoncé dans la tension des deux autres tons. Un bleu-noir où règne une légèreté inexplicable, à la façon d'une fumée qui se dissiperait progressivement. Un rouge obscurci de noir qui ressemble aux lueurs d'un crépuscule d'incendie très lointain. Mais pour ce ton-là, Rothko a choisi un autre mot qu'une couleur. Rust : la rouille. Moins une donnée chromatique que l'introduction d'une durée. Moins un fait, étant-là du monde, qu'une histoire. De là procède cette étrange incertitude de la couleur, sa non-uniformité, parce que justement il n'est rien en nous qui s'imprime comme le ferait une peinture étalée sur un mur, si nous devions regarder ce tableau sous l'angle d'un exercice de pure coloration. La variation et l'incertitude de l'esprit, son humeur (dans tous les sens du terme : à la fois sentiment, liquidité de soi, voire trop plein qui mérite saignée ou lavement...) se matérialisent par des reflets, des prises et des retraits auréolés.

    Rothko peint, il a raison, un intérieur, le circuit interne de l'être qu'il est (de là les bords qui ferment le sujet). Il est dedans et en ce lieu exposé sur la toile cohabitent des extrêmes qui se souviennent l'un de l'autre. Ce n'est pas la bouillie d'un ton intermédiaire, unique, dans lequel on pourrait retrouver telle ou telle nuance. Avec lui l'affaire est plus tranchante : une opposition qui ne se fondra jamais, des contradictions qui ne s'annuleront jamais, parce que ce serait à ce titre le signe le plus clair de la mortalité de l'existence (laquelle est mortelle, certes, mais il faut bien, paradoxe de la vie, mettre cette seule vérité entre parenthèses, ou, sinon, couper court). Parfois l'exploration sent l'horreur ou la tension (chromatisme sombre) parfois l'éclat, la vitalité (chromatisme clair, comme ce qui suit).

     

    Orange and Yellow, 1956

    Il y a une grande latitude dans la peinture de Rothko, quelque chose qui, dans la diversité chromatique, marque le balancement des pulsions.  Son expressionnisme est à cet endroit, dans cette friction et, à chaque fois, l'immersion est totale. Alors la rouille, puisque rouille  ici il y a, est une expérience qui, plutôt que d'anéantir le regard (contemplant une mare de sang séché) dans un univers oxydé, le pousse aussi à courir vers cette bande bleue intense, sans concession, presque brutale. Tout se tient. Nous ne sommes jamais ce que nous croyons être, ou ce que nous voudrions être. Rothko peint à merveille ces alternatives de nous-mêmes que nous avons tant de mal à accepter. La rouille, toujours, ce souvenir de l'inconciliable cru inconciliable, un peu comme la formule définitoire de René Char : "Le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir". Et de ces observations, le peintre a raison d'écrire : Ce n'est pas quelque chose qu'on décide.


    (1)déclaration au magazine Interiors, en mai 1951, pour l'enquête "Comment combiner l'architecture, la peinture et la sculpture".

  • Femme en bleu (VI) : Renoir

     

    Image attachée

    Augustre Renoir, La Dame en bleu, 1874



    Pour la première exposition "impressionniste" qui ouvre le 15 avril 1874, boulevard des Capucines, Auguste Renoir présente, entre autres, cette femme en bleu.

    Ce qui frappe : le visage, presque enfantin, petit, fin, avec dans le regard comme une excuse de la pause, d'être là, dans un habit qui la dévore. Est-elle d'ailleurs un être qui existe ? Pas de décor, pas de scène, pas de perspective, ou tout le moins rien qui puisse donner l'idée d'une réalité en tension. En fait, un modèle, mais pas tout à fait. Une sorte d'évanescente, loin de la pesanteur (ceci écrit sans mauvaise part) qui sied à l'exubérance de Renoir, à sa peinture si volubile. L'harmonie délicate de l'environnement, entre le bleu atténué et le bistre/jaune vaporeux, laisse à l'atour sa pleine puissance.

    Le vêtement : la beauté du bleu est sidérante, avec ses reliquats de pâleur et ses foncés nocturnes. Le pinceau de Renoir n'a pas cherché la richesse du tissu, sa moire ou son velours. Même si on pressent une étoffe chaleureuse, ce n'est pas de cela qu'on s'émerveille. Plutôt de l'impression que la robe, de tous ses nœuds, de tous ses volants, se répand, forme un tourbillon par lequel le corps de la jeune femme s'oublie, ou s'étourdit. La modestie du maintien et le mystère juvénile dont elle se pare tranchent avec la tradition des tableaux solennels d'une aristocratie en représentation (car l'œuvre est d'une dimension conséquente, plus de deux mètres sur trois). À contempler cette œuvre, on se rappelle la raideur d'un Gainsborough et on comprend alors que Renoir a revisité un cliché de la peinture. Et en même temps qu'il se débarrasse du fond, d'une sorte d'antiquaille futile, il concentre notre regard sur une princesse dont la beauté fragile tient en partie à l'étonnement d'être ainsi contemplée, princesse populaire (même s'il faut donner à cet adjectif une valeur relative) dont quelques mèches flottent, dans le cou, comme une facétie...





  • Temps glacé

    Repensant ces derniers jours à la si improbable et magnifique rencontre entre Leo Castelli et Jasper Johns, je me suis replongé dans certaines œuvres et notamment celles composées autour du drapeau national américain dont un exemple est accroché sur les murs du MoMA.


    Flag, 1954-1955

     

    Forme assez simple d'une prise de distance et détournement, par la dégradation de la netteté chromatique, d'une symbolique nationale au profit d'une réflexion sur l'ordre de l'histoire. Le respect strict de l'ordonnancement (1) est abîmé par la peinture, par l'ordre de la représentation. Mais ce n'est au fond qu'une confrontation entre deux orientations de ce concept. D'un côté, il y a le symbolique patriotique ; de l'autre cette même symbolique indexée par la matière picturale à la mesure du temps.  Le drapeau de Johns est en quelque sorte usé, lavé. L'artiste le reproduit dans la durée et la mythologie est comme passée. Faut-il encore y croire ? Les étoiles ont des branches qui ne sont pas toutes égales, et les lignes blanches semblent marquées par la saleté: une saleté collante, presque des traces de boue. La surface, dans l'original lisse et nette, est subvertie, sans même le recours de la dérision, et à peine d'ironie. Le choix de Johns n'est pas une posture contestataire, une agit-prop de gauchiste en rébellion devant l'État, mais un témoignage, soit : une trace et une rétrospection.

    Sur un certain plan, c'est assez simple, voire simpliste. On cherche en le contemplant un parfum du passé, les traces d'un univers que l'on n'a pas connu, et c'est sans doute ce qui manque à ce tableau de Johns : son caractère d'évidence en amoindrit la portée. Cela devient un monument, dans le pire sens du terme, comme quelque chose que l'on visite (ici on regarde) avec un indéniable détachement. On a envie de dire à l'artiste : j'ai compris et il ne valait pas la peine de mettre autant d'acharnement à la banalité. Peut-être faut-il y voir la lassitude qu'inspire désormais l'anti-américanisme (primaire, secondaire, etc.), parce qu'une partie de ceux qui l'ont promu, et le promeuve encore, ne méritent pas plus de respect que le déchaînement amerloque, économique, culturel et militaire sur le monde. Les anciens staliniens, les trotskos, les mao-spontex, les compagnons du vietcong, les célébrants de la révolution iranienne, les  exaltés du jihad pourraient aussi passer au tribunal de l'Histoire et ils n'en sortiraient pas blanchis. Alors on s'arrête devant ce tableau avec un air légèrement compassé...


    Et l'on se dit que celui ci-dessous a une autre envergure, un autre avenir, une présence qui nous affecte dans une ampleur bien plus radicale. L'effacement du Stars and Stripes est énigmatique. 


    White Flag, 1955
     
    Faut-il y voir une disparition du pays, le désir qu'une  catastrophe soudaine fasse des États-Unis d'Amérique un no man's land terrifiant ? Faut-il imaginer la glaciation post-atomique et voir surgir, dans le souvenir d'un premier tableau peint, le reste pas même pulvérisé : comme vitrifié, d'un moment qui ne suspend plus rien ? Johns a barbouillé le sol, dirait-on, et le blanc n'est plus la boue mais la poussière morbide (avec le souvenir du sens italien de la morbidezza) d'un devenir absent. Le tableau n'est plus un étendard, l'oriflamme ardent d'une pensée politique impéraliste, à la verticale, mais un champ de ruines, un dust bowl sans lendemain, et le tableau se contemple comme une trace au sol, à l'horizontale. Cette œuvre de Johns peint (est-ce de la peinture ? plutôt de la bouillie, de la suie blanche (si l'on ose cette image)) un temps d'après, la banquise d'une radiation humaine. Le peintre ne cherche ni le marmoréen, ni le monumental, mais le vernis glacé, et glaçant. On est désarmé : c'est un nettoyage à sec de la pensée. Seules les lignes sont encore visibles, comme les traces énigmatiques de Nazca vues d'avion : les frontières du passé, le dénombrement de l'Histoire et puis plus rien. Plus rien pour personne. Dans ce tableau, le mystère est là : plus rien pour personne...

    Ceux qui aiment attaquer l'art moderne (pas contemporain) diront que Johns ne s'est pas fatigué. Du blanc (pas même uniforme) sur un drapeau, pas de quoi fouetter un chat... D'un point de vue technique, l'argument est imparable. Mais l'essentiel est ailleurs : dans le sortilège qui nous fait penser qu'en allant plus loin dans l'effacement d'un emblème politique, le peintre ouvre son propos et que devant ce tableau de la guerre froide, même cinquante plus tard, nous nous mettons à penser que, Américain(e) ou pas, il est notre miroir impossible à contempler, parce que trop vrai, trop réel, trop sensible, actuel, encore et toujours.


    (1)Apparence qui pourrait d'ailleurs surprendre le contemporain mais qui s'éclaire par l'époque où Johns peint la bannière étoilée : l'Alaska et Hawaï  ne sont pas encore "étoilés".

     
  • Proust, les effluves de la peinture

     

    Le narrateur, encore enfant, dans la cuisine de Françoise, est venu apprendre le menu. Quelques lignes de pure beauté où se mêlent les évocations d'une banalité impressionniste (c'est l'asperge de Manet) et celles d'une profondeur religieuse et giottesque incarnée par une simple servante ; où se tiennent en vis-à-vis la malice sensuelle des fées et la grâce d'une Vertu du XIIIe ; où la saveur onctueuse et sacrificielle d'un poulet en offrande familiale rejoint celle de l'urine dans un pot de chambre, comme s'il ne pouvait y avoir le goût de l'autre (et de soi) sans  ce supplément fatal du corps qu'en sont les odeurs (sachant d'ailleurs que la mémoire olfactive est la plus tenace...). Cinglant démenti pour ceux qui croiraient encore que Proust n'est que bavardages de salon.

     

    Je m'arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d'outre-mer et de rose et dont l'épi, finement pignoché de mauve et d'azur, se dégrade insensiblement jusqu'au pied – encore souillé pourtant du sol de leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s'étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d'aurore, en ces ébauches d'arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum.

    La pauvre Charité de Giotto, comme l'appelait Swann, chargée par Françoise de les « plumer », les avait près d'elle dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre ; et les légères couronnes d'azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l'arôme de cette chair qu'elle savait rendre si onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum d'une de ses vertus.

     

                                      Du côté de chez Swann, I, II

  • Jusqu'à la corde

    File:Caravaggio-Crucifixion of Peter.jpg

    Caravage, Le Crucifiement de Saint Pierre, Santa Maria del Popolo, 1600

     

    Si Caravage est venu pour détruire la peinture, selon la formule attribuée à Poussin, et que maints tableaux révèlent l'étonnante trajectoire d'un artiste ramenant à sa manière le verbe à la chair, il est, dans son œuvre, des audaces plus frappantes que d'autres. Ainsi Le Crucifiement de Saint Pierre. Peinte en 1600, cette toile se trouve dans la Chapelle Cerasi, à Santa Maria del Popolo, église sans beauté extérieure, placée dans un coin, presqu'en retrait, de la piazza del Popolo, aux perspectives et ouvertures si gracieuses.

    Le sujet est biblique certes mais tiré des Actes de Saint Pierre, texte  apocryphe. Il n'a pas trouvé une place prépondérante dans l'art pictural. Il n'obtient, pourrait-on dire, qu'un succès d'estime. Jésus avait placé la barre trop haut dans la force symbolique, le pathétique et la mise en scène. Le patron ne laissait que des miettes à son bras droit. D'autant que celui-ci avait trahi -trois fois- et son repentir ne changeait rien sur le fond. Se trouvant indigne du Fils de Dieu, il demanda à ce qu'on le crucifiât à l'envers. Tel est le premier élément essentiel (pour ne pas dire crucial) qui fonde la relation du sujet à son exploitation caravagesque. Il s'agit d'un retournement. Et d'abord du retournement d'un retournement, en somme. Au trop humain qui avait précipité Pierre dans le reniement (temporaire) répond un très humain de la matière/manière, par lequel la chair pécheresse serait, comme presque toujours chez cet artiste, visible, sensible, palpable. Pierre, crucifié, ne serait plus qu'un drame figé, un signe de l'accompli, comme en témoignent les versions de Masaccio à la Brancacci. Tout ce contre quoi Caravage se bat. Il faut que l'œuvre palpite et que la chair soit vivante. Dès lors, le sacrifice se doit d'une plénitude de mouvement.

    Pierre est allongé, toujours dans l'humanité, pas encore dans le martyre. Son corps est tout occupé de la violence qui s'exerce contre lui. Il est en train de choir. Néanmoins on ne trouve rien des excès édifiants d'une chair meurtrie, moins encore la révélation d'un corps magnifié. Pierre est d'abord un vieil homme parmi d'autres : un front ridé de souci, un tronc au flasque suggéré, des bras à peine dessinés. Il est commun et sa posture a quelque chose de ridicule : un peu à la renverse, prêt à la culbute, comme dans un jeu où le plus faible serait l'objet d'une plaisanterie un peu facile. Le thème du bouc émissaire à la limite du sérieux, un vague souvenir carnavalesque, puisque durant le carnaval il y a retournement. À la limite du sérieux ne signifie nullement qu'il y ait dérision, au contraire. Le tableau, en plaçant Pierre dans cette posture à mi-chemin de la peine exécutée, en devenir du sacrifice, est l'occasion de voir le monde à l'œuvre.

    Des hommes s'affairent. Trois hommes, qui peinent. Chacun à sa tâche. Le premier soutient, le deuxième soulève, le troisième tire. Ils n'ont pas de visage : ils sont de dos ou dans la pénombre. Bras anonymes de la sentence, si l'on veut s'en tenir à la métonymie, ils essaient de coordonner leurs efforts. Il faut faire levier, jouer les Archimède. Pierre est d'abord un poids, une question de physique et son crucifiement (1) une épreuve pour ceux qui s'en chargent (en somme, une charge). Le spectateur cherchera en vain la noblesse des attitudes ou l'excès de la cruauté. Caravage privilégie la vérité des corps. Ces pieds sales sont connus. L'homme ainsi fléchi, les muscles des mollets tendus, rappelle le pèlerin en admiration devant la Vierge. Similitude étrange des postures pour suggérer que la ferveur religieuse peut aussi se confondre avec le désir morbide ? Les contraires ne sont jamais très éloignés, dans le fanatisme qui pourrait les structurer. Ce mollet tendu est en correspondance avec l'avant-bras de celui qui tient la croix (et les jambes de Pierre à l'occasion). Ces deux-là ne forment qu'un seul corps. Ils sont la continuité l'un de l'autre. Comme le dos de celui qui est accroupi est prolongé par ce troisième qui debout tire la corde.

      Mais n'est-ce pas d'ailleurs l'une des singularités du tableau, qui ferait, singulière trinité, de ces trois corps assassins un seul et même être, une sorte de montage quasi cubiste pour figurer l'ennemi de Pierre sous tous les angles possibles, un ennemi jamais identifiable, imparable pourtant... Et s'ils ne sont pas reconnaissables, il faudrait admettre que le crime serait impuni. Ce serait là la suprême catastrophe de l'histoire. À moins que. la corde... Cette corde, tendue, est, plus que le bois de la croix, l'instrument essentiel de la violence. Sans elle, rien ne se passerait vraiment ; nul bouleversement ne serait possible. Cette corde cristallise l'effort. Elle est le moment présent : l'objet de l'histoire qui se déroule. Elle est aussi, dans l'écho qu'on lui trouvera aux fils antiques de la vie, le signe de la rupture, le déjà-passé d'une vie qui va s'éteindre. Est-ce tout ? Peut-être pas. Ainsi raide et inflexible, elle taille en deux le dos de l'assassin.  Elle en devient la colonne vertébrale. Elle entre dans ses chairs ; elle est, faut-il en douter ?, la marque, la cicatrice à venir, le souvenir de la culpabilité. Elle est le devenir, le reste, et le souvenir. Les bras levés, la tête baissée, comme dans un mouvement d'humilité, l'homme qui hisse Pierre dans son supplice inversé est quasiment dans la position du pécheur en repentance. Tout se paie, rien ne s'efface. Pierre peut mourir tranquille ; nul ne l'oubliera, dans son humilité même, à commencer par ceux qui crurent en finir avec lui.


    (1)Notons au passage que les clous sont mal placés, comme toujours...


     

  • Jackson Pollock, de bruit et de fureur...

    Jackson Pollock, Number 1, 1950

    Ce que Rothko vous donne, d'ouverture, angoissée peut-être, parce que ses tableaux ont à voir avec la question de la porte, du possible mystère des grandes étendues, chez lui peintes, mais qui sait, ailleurs, promesses d'air libre, Pollock, lui, vous en prive. Ce n'est pas la prison, le labyrinthe, quoique cela y ressemble. La peinture, le dripping, a bien une parentèle avec le désir d'interdire le cheminement. Nous ne sommes pas au pied du mur, lequel pourrait toujours se franchir (et nous affranchir de notre incertitude à vaincre les obstacles : le mur sert aussi à cela, à ce qu'on en vienne à bout...) ; nous ne sommes pas exactement dans le buisson ardent d'où sortirait une certaine vérité, mais au grillage, au barbelé. Au barbelé, comme on dit : au front, dans l'épineuse proximité du désordre qui vous empêche et d'avancer, c'est clair (!), et de reculer.

    Parce qu'il y a bien plus qu'un fouillis agressif qui se dresse devant l'œil du spectateur, ne lui laissant pas la possibilité de trouver le bout par où commencer, ni la sortie, ni la fin. La terreur de Pollock vient d'un surgissement, du geste magistral qu'il accomplissait lorsqu'au-dessus de sa toile il faisait tomber les arabesques de peinture et les fils de ce qui existaient d'abord dans l'espace, dans le sien, dans le réel ( et nous avons quelques photos qui le montrent à l'œuvre). Malgré la planéité de la surface (et sur ce point, Greenberg avait raison), Pollock se débat à redonner de la dimension à la peinture et il le fait à rebours de tout ce que nous avait donner à voir cet art depuis le règne de la perspective. C'est un peu le retournement de Brunelleschi, cette histoire. Alors que nous tombons sous le charme du point de fuite, que nous nous ouvrons vers l'infini, dans un mélange d'appréhension et d'enthousiasme, le peintre américain sature son œuvre de directions chevauchantes, contradictoires, incertaines. Ce sont là ses barbelés. Des barbelés si denses, si ancrés dans la profondeur indicible de leur origine  qu'ils forment un mouvement à peine sensible vers nous. Regarder une toile filante de Pollock, c'est sentir un élémentaire arachnéen en progression vers notre œil immobile.

    On pourrait penser à une mer s'il n'y avait ces interstices infimes de la toile que la peinture n'a pas saturée. Celle-ci a laissé vivre le support. Ou, plutôt, le laisse encore apparaître, comme le résidu digéré en grande partie, dans une opération corrosive (les fils de Pollock ont à voir avec les effets des sucs gastriques...), comme le reste d'une désagrégation du territoire. Et ce qui a été gagné n'est qu'un avant-goût de ce que le tableau projette, par la technique même de l'artiste. Nous sommes face à la toile qui poursuit sa marche, sa conquête de l'espace. Nous sommes face à elle et habité d'une remarquable envie de faire un pas en arrière, de trouver un peu d'air, parce que le monstre peint, sans tête, sans corps identifiable est semblable à la forêt en marche contre Macbeth. Nous la voyons, nous aussi, mais sidéré, nous restons coi et prêt à nous faire avaler, et détruire. 

    L'expérience de la peinture pollockienne est moins celle de la matière que celle de l'espace emprisonné dans l'illusion d'une liberté possible. Dans le monde de réseaux qui est désormais le nôtre, elle acquiert une autre dimension. Nous nous y voyons. L'artiste ne l'a pas pensée ainsi mais elle devient la métaphore troublante d'un univers sans équilibre et dévorant. Moins tragique que Rothko, peut-être, mais autrement plus visionnaire...

  • Noir, je me souviens, noir...



    Pierre Soulages, Peinture, 2009

     

    Tu es devant, devant la fenêtre, la fenêtre pleine de pluie mêlée de cendres, un mur oblique de pluie et de cendres. Et tu vas d'un montant à l'autre de cette fenêtre, moins pour comprendre que pour espérer.  Trouver l'angle. La pluie n'est jamais tout à fait la même. Elle est plus ou moins chargée de mort, de particules élémentaires et volcaniques dont la brûlante danse vaporise en partie les nuages, qui se précipitent en nappes noires, au sol. Il y a l'éclat de cette effervescence charbonneuse à la rencontre de tes yeux, tes yeux qui voudraient rencontrer d'autres yeux, surgis d'un point de fuite naguère possible, et ne pas avoir à reconnaître que tu es le dernier. Toujours le même balancement du corps devant la fenêtre, comme un insecte bitumineux. Mais tu es sans illusions : la pluie est désormais une toile plaquée contre ta fenêtre et ses légères variations font comme des scarifications. Rideaux..

  • Caravage, arrière-plan

     

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    Caravage, Le souper à Emmaüs, 1601, National Gallery

    Tout est là : dans ce retour inattendu, cette réapparition qui, vu les tournures de l'histoire, ne peut être qu'une résurrection. Une vraie, réelle, tangible. C'est la suspension de la métaphore. Tout est là : le mot est dans sa plénitude, et quand ils le reconnaissent, les disciples d'Emmaüs, ils sont étonnés, étymologiquement. Ils n'en croient pas leurs yeux.  L'un agite le bras, un deuxième s'accroche à son siège, comme s'il avait besoin de sentir le monde entre ses mains, le troisième, debout, écoute. Lui reste calme. La main tendue du Christ (toute une histoire, en somme) signifie qu'il ne pouvait en être autrement.  Il a continué son chemin ; il les a rencontrés. L'évidence est là, dans la simplicité d'un repas. Et l'on pourrait croire à la magie (mot maladroit, sans doute, puisque Dieu, en son incarnation, ne peut être magie, ou sortilège) de l'événement (à moins qu'il ne s'agisse, au fond, d'un avènement, d'une nouvelle ère). Il est venu et il partage. En toute simplicité.

    Pourtant, s'immisce dans l'œuvre du Caravage un doute, un décalage subreptice qui brise en quelque sorte l'unité de la peinture, un impossible pictural capable de mettre à mal la légende (en clair : ce qu'il faudrait lire). Le Christ est là, au centre, ou quasi, dans sa magnanimité d'homme qui a enduré la douleur du monde. Il n'a pas la figure marquée, le corps exsangue qu'il eut à la descente de la croix. Sa douceur et des joues un peu pleines sans doute laissent planer l'idée d'un au-delà, d'un outre-tombe, qui en fit un autre homme. La main est tendue : elle n'indique pas un chemin mais peut-être la simple fermeture d'une histoire tragique. Caravage ramène le spectateur, apparemment, à la quiétude. Revenu parmi les hommes, Jésus se fait douceur, lenteur et bienveillance. Illusion...

    Tableau relativement tardif, Le Souper à Emmaüs manque, d'une certaine manière, à une règle classique du Caravage, règle que l'on retrouve avec une force magistrale dans un tableau dont nous avions déjà parlé : le fond. Ce peintre soustrait généralement son sujet à une mise en scène qui amènerait vers un arrière-plan susceptible de détourner l'œil du sujet central. Une nuée noire (ou quasi) oblige à considérer la scène dans toute sa dramatique exposition. Il y a pourtant dans cette œuvre une ombre troublante derrière le Christ, celle que projette le corps de l'homme calme, debout, à la fois dans le cadre et, semble-t-il, un peu à l'écart, comme un spectateur. Son ombre fait tache sur le mur ; elle encadre le Verbe fait chair ressuscitée. S'agit-il alors de signifier la corporalité de celui qui est revenu parmi les hommes, comme une suppression, symbolique, de son auréole ? Loin du Christ en gloire, de l'aura de la mandorle, le peintre aurait choisi l'humilité de la divinité redescendu sur terre pour, d'une certaine manière, objectiver, authentifier son message ? Ou bien ne serait-ce pas la forme esthétique du scepticisme, auquel cas il faudrait envisager cette aura obscure comme la forme, tout aussi symbolique que celle que nous venions d'évoquer, d'une distance devant le texte lui-même apocryphe ? En somme, l'ombre d'un doute...

    À ce jeu, c'est la mécréance qui devient le sujet du tableau, en un jeu subversif de distance où, sublime paradoxe, c'est le décor qui devient le point central de la signification, signification qui ne peut être dite ouvertement, et que l'artiste place à l'endroit de ce qui serait, là encore symbolique, le point de fuite. Mais de point de fuite, il n'y a pas vraiment puisque le corps christique fait obstacle. Présence incantatoire vaine, déniée par l'ombre qui n'est pas la sienne, corps sans indice de sa corporalité. Peinture factice de la réincarnation, pour une peinture qui n'a jamais autant (pour l'époque) prétendu à la pesanteur de la chair.

    Cette dérision fracassante, et masquée, n'est pas le moindre charme de ce tableau qui, par ailleurs, n'est pas le plus réussi du magique Michelangelo. La scène marque trop l'ambiguïté, l'intentionnalité, pour que le spectateur n'ait pas envie de passer outre. L'ombre est trop visible, l'intention trop sensible (ne disons pas visible) dans son ambivalence même. N'en demeure pas moins qu'on s'étonne d'une telle audace. Et ce n'est déjà pas rien. (1)

     

    (1) Et comme la contemplation n'est jamais, malgré sa lenteur, qu'un processus dynamique, à la fin de ce billet nous retournons à l'œuvre et la blancheur de la nappe, son immaculé tranchant frappe notre œil et nous restons coi... Ce qui incite à y revenir une autre fois. Après le noir, le blanc, après l'obscur, la clarté incandescente...

     

  • Florence, boutiquière...

     

               Giotto, Enterrement de Saint-François, Chapelle Bardi, Santa Croce, Florence, 1320-1325.

     

     

    Il fut un temps où, aux étudiants à peine argentés, plus d'un quart de siècle déjà, Florence offrait sa part de désintéressement qui présiderait, dit-on, au bonheur de l'art. La déambulation improvisée menant de palais en palais, de places en places, kaléidoscopie de façades majestueuses en témoignage d'un passé politique fastueux, cette déambulation dans la rigueur d'un pouvoir conscient de lui-même comme il y en eut peu, tirait sa puissance du bonheur qui attendait les rêveurs des merveilles cachées derrière les portes des édifices. L'éclat de la place Santa Croce, accompli dans le marbre tricolore de l'église et le salut respectueux au visage sévère du Dante, était une première joie que l'entrée dans le petit Panthéon florentin (Michel-Ange, Machiavel, Rossini, Galilée ou Vasari y reposent) multipliait d'un mystérieux besoin de se taire, et d'écouter les œuvres, le prestige de la ville. L'envers de l'histoire. Non pas l'envers, sa continuation.

    Le bonheur pouvait ainsi se répéter au Duomo, à Santa Maria Novella, à San Lorenzo, aux Ognissanti, à San Miniato, à Santa Maria del Carmine... : multiples stations de l'histoire florentin accédant à l'universalité, que nous pouvions faire nôtre sans autre devoir que la décence et la mesure de la solennité spirituelle qu'avaient pour certains ces lieux de culte. La moindre église italienne est à la fois une offrande à Dieu, à la peinture et à la sculpture. Florence le savait plus que quiconque.

    Mais les temps ont changé et ceux qui, toujours modestes, sont venus jusque là, découvrent une ville convertie comme nulle autre, plus encore qu'au tourisme, lequel sévit depuis des décennies, à ce qu'il faut bien appeler l'économie artistique. On sait combien l'art a cédé à la logique du marché et aux considérations spéculatives. La gestion fort libérale du patrimoine, la place accrue des structures commerciales (1) ne sont pas des nouveautés. Ce qui l'est davantage réside dans le progressif glissement du monde religieux dans les techniques du mercantilisme le plus éhonté. On me rétorquera que l'affaire n'est pas nouvelle là encore : les pèlerinages en sont un flagrant exemple, et passer une fois à Lourdes vous guérit, si j'ose dire, de la tentation d'y remettre un jour les pieds. Soit, c'est là affaire de foi et cette question, dans ma position d'athée, ne m'intéresse guère. En revanche, ce que je vois à Florence m'irrite au plus haut point. Ainsi les églises de cette ville se sont-elles dotées de véritables péages, dont sont exempts les autochtones, et auxquels l'étranger doit se soumettre s'il veut admirer Giotto, Cimabue ou della Robbia. Encore pourrait-on admettre le procédé (2) si la somme exigée était symbolique, mais il n'en est rien. La catholicité (3) florentine voit le monde de haut. Elle a la condescendance des bien nourris. Elle a, en période estivale, car en hiver la libre circulation de l'intrus et de l'esthète reprend ses droits, des allures de maquerelle ou de mafieux : c'est le pizzo ecclésiastique (4).

    Une telle pratique heurte à plus d'un titre. Celui qui eut le droit au temps béni d'une contemplation sereine (parce que plus que la gratuité, il se souvient de n'être pas entré dans une église comme client) peut toujours vivre avec ses souvenirs, aussi imprécis soient-ils, et refuser le diktat. Sans doute n'est-ce pas d'ailleurs le choix dont il se sentira le moins heureux : il accepte les défauts de sa mémoire en compensation des impressions vives qui lui restent. Mais pour le néophyte désargenté, ayant rêvé d'une longue promenade en Renaissance et Baroque, le goût sera amer. Renouvelée à Pise et à Sienne, à San Gimignano, la confrontation avec les boutiquiers finira par lasser. L'injustice et le mépris dans l'endroit de la miséricorde ! Un comble. N'est-ce pas, d'ailleurs, évoquer une aberration plus magistrale encore, que de ne pouvoir prier son dieu parce que des marchands du temple en soutanes et cornettes y ont établi leur quartier d'été...

    Si mon athéisme m'épargne ce désarroi, mon sens du sacré, fruit d'un long chemin entre les piliers romans, gothiques, classiques ou baroques exaltant une indéniable spiritualité, s'indigne que soit de fait trahi le droit à la Présence, que soit bafouée l'originalité d'une culture ayant à ce point exalté la puissance des images. L'exemple florentin est non seulement crapuleux ; il est funeste. Il marque, de la part des autorités de l'Église, une allégeance à l'ordre libéral, un renoncement à l'Histoire, une capitulation matérialiste. Dès lors, qu'elles ne s'étonnent pas du vide pendant les offices, des appréciations sévères à leur encontre. Et ce ne sont pas les happenings papaux aux JMJ qui peuvent sauver du déclin...

    Florence est boutiquière et prétentieuse, jusque dans sa religiosité. Nefs et chapelles ne sont que des enseignes de plus. Les églises ont leurs saisons, basse, haute, c'est selon, et leur temps de soldes. Il n'y a rien à acheter. Tout est vendu, l'âme comprise. Inutile d'y revenir...

     

     

    (1)Puisque l'on est à Florence, remarquons qu'au sortir de la Galerie des Offices, les nouveaux aménagements permettent de repartir avec des livres (normal), des posters (soit), mais aussi des friandises ou du vin toscans. Petit bonheur sans doute, mais d'une grand imbécillité, que de passer en quelques pas de Raphaël à l'épicerie, dans un même endroit.

    (2)Évidemment, il n'en est rien. C'est ici affaire de principe

    (3)Rappelons au passage que catholique signifie universel. On en est loin.

    (4)Le pizzo est l'impôt mafieux. Sa pratique s'est d'abord développée en Sicile.

     

     

     

     

     

  • Filippo Lippi, lever le voile...

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    Madone à l'enfant, avec deux anges, Musée des Offices, c. 1465.

     

    Il y a dans le style, étymologiquement, une incision (1), une pression exercée, visible, faite pour capturer l'attention du spectateur (ou du lecteur). Une différence que l'on pourrait assimiler à une inégalité topographique ravissante. Les territoires vallonnés séduisent plus que les platitudes. Ainsi pensé, le style est une intempérance, une (im)pulsion. La peinture en témoigne largement. Mais nous sommes tout à coup aux Offices et c'est Filippo Lippi qui apporte la contradiction. Majestueusement, magistralement. Certes le paysage est délicat, le bras du siège de riche étoffe, le visage de la Vierge d'une beauté fraîche et paisible, avec  ce supplément d'émotion contenue qui rend Boticelli, en comparaison, si ennuyeux. Certes, l'unité chromatique et l'enchaînement des plans... Certes...

    Mais que serait notre bonheur contemporain si nous n'étions pas, imparable méandre de tissu aussi léger qu'une brume, éblouis par la coiffe. Cette coiffe affole la chevelure de Marie plus que ne le fera jamais la mise élaborée d'une courtisane. Sa blondeur italienne se nourrit de ce qui échoue à la cacher. Le voile le désigne ; il nous indique où regarder, et la complexité du chignon (?), ornée d'une gaze (mousseline, tulle...) ressemble à l'agitation paisible d'une mer. L'œil s'y perd ; l'œil s'y noie. Et comme il n'est, en peinture, qu'un ordre factice du monde, une vague plus ardente et plus aventureuse a glissé sur son cou de sable. Le voile est une écume, le corps maritime, que nous aurions envie d'alle rejoindre pour nous y rouler encore et encore. Érotique voilure de la beauté qui perdrait tant à nous contenter de sa seule nudité. Filippo Lippi s'en tient à la parade élémentaire d'un à peine invisible (2).  Telle est la bonté de son art, au delà de la maîtrise technique. Nous ne sommes plus devant le drapé qui cache et, parfois, suggère avec lourdeur, mais devant la fragile palpitation de la peau, de la courbe d'un corps, la désirable triangulation d'un cou, d'une mâchoire et d'une oreille. Fragile figure d'un désir. Sa dissimulation réhaussée par l'objet même de la dissimulation.

    Aussi discret l'artiste l'a-t-il voulu, ce voile, épanchement de la coiffure, lie la chevelure, attribut sensuel s'il en est, à cette chair, et plutôt que d'en rester à la seule contemplation des traits de la Vierge, le regard glisse en arrière. Les traits, disons-le : il y a en eux quelque chose de trop dessiné, de trop précis, qui ne résiste pas à la cartographie vaporeuse de cette zone, devenue désormais le sujet de notre fantasme. Le trait reflue, se perd ; le visage perd de sa netteté maintenant. L'œil n'en veut nullement d'être tenu à distance ; l'esprit se réjouit, d'être ainsi guidé, de s'en venir là où il n'aurait pas pensé s'aventurer. Contemplation gracieuse du cou avant de remonter sur la coiffe et les cheveux, ondulant comme les fleurs-filaments d'un monde heureusement inconnu. Un monde de plénitude où l'on oublie l'auréole de la Madone...

     

     

    (1)C'est d'ailleurs ainsi qu'en italien on désigne la gravure : incisione

    (2)Plutôt que le si facile "à peine visible".