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peinture - Page 6

  • Après la Passion...

            ascension_garofalo

    Garofalo, Ascension du Christ (Galleria Nazionale d'Arte Antica -Rome)

    On se souviendra comment Jarry avait conté avec maestria et ferveur le passé cycliste de Jésus. Il avait évoqué, mais sans en dire plus, l'épisode aéronautique qui prolongeait l'épopée vélocipédique. Nous n'en savons guère davantage aujourd'hui. Mais  il est utile de rappeler en ce jour sacré que dans un monde avide d'exploit notre homme détient toujours un record en matière de parachute ascensionnel. C'est là notre seule certitude.

     

     

  • Femme en bleu (III) : Yves Klein

     

     

    http://4.bp.blogspot.com/_avnVZgwbuUU/TLgYV_3eBSI/AAAAAAAAAiQ/APMF3XhY2Uw/s1600/klein_anthropometrie.jpg

     

    Les premières tentatives d'Yves Klein sur les empreintes corporelles datent de 1958 mais c'est en 1960 que se développent ce que son ami Pierre Restany définit comme les anthropométries de l'époque bleue. La performance inaugurale de ce qui est du Body Art avant la lettre se déroule dans un cadre très singulier. Le 9 mars de cette année-là, à la Galerie Internationale d'Art Contemporain du Comte d'Arquiau, l'artiste (le peintre ?) élabore une scénographie assez ridicule pour un public trié sur le volet. Il a d'abord convié un orchestre de chambre qui, à son ordre, entame sa symphonie monoton soit vingt minutes d'un son unique et ininterrompu, suivies de vingt minutes de silence. Ce magnifique morceau entamé, Klein, habillé d'un smoking impeccable, ordonne à trois modèles nus d'apparaître, lesquels sont enduits du fameux et si lucratif (il est en droit une propriété de l'artiste) bleu des monochromes qui feront sa célébrité. Puis les modèles, toujours selon ses désirs, vont appuyer leurs formes contre des toiles disposées verticalement, avant de se retirer. Le tableau est fait.

    Les justifications d'une telle démarche sont multiples et l'artiste peut invoquer sa vision pour le moins ésotérique du monde, des réflexions plus radicales sur la question de la trace, sur celle du rituel, sur celle aussi de l'art comme fracas à même de choquer le bourgeois. Lorsque la peinture a abandonné les seules ressources de la technique pour le concept et doublé son immédiateté d'une logorrhée philosophique sur les intentions de l'artiste, elle a beaucoup perdu de sa crédibilité et, très vite, s'est congelée autour de gimmicks, de maniérismes qu'on assimilera à une sorte d'escroquerie intellectuelle (1).

    1960. Klein scénarise ses anthropométries pour public chic, celui qui aime se donner l'illusion de la contre-culture propre. Il choisit des nus et ce sont des corps de femmes. Cette option manque un peu d'audace. Elle est dans la continuité civilisationnelle qui a vu, progressivement, le nu masculin s'effacer au seul bénéfice du nu féminin (2). Des femmes à poil... Rien de très original. Des seins, des cuisses, des pubis, des bassins un peu large, une certaine corporalité pulpeuse capable de provoquer une excitation. Surtout pour les témoins directs de la performance qui les avaient devant eux, en chair et en os (3). Peut-être aurait-il été plus troublant, plus inquiétant que ce fût des corps masculins : des verges et des testicules. Dommage...

    Ce peintre-chef d'orchestre, qui ne se bat pas avec la couleur mais envoie d'une certaine manière les autres au front, agace. On a envie de balayer d'un revers de main ces anthropométries, de les prendre définitivement pour des foutaises mais rien n'est simple car à les regarder, et en oubliant (comme on peut) le cirque qui précéda/engendra leur apparition, naît un trouble qu'il faut approfondir. La toile était à la verticale et les corps sont venus les imprégner, témoigner de leur passage, avant de s'éclipser. Réalités sans visage, sans épaules (ou presque), sans bras, sans mains, sans pieds, ces êtres sont réduits à une continuité massive qui ne pouvait pas s'effacer, comme si des femmes nous ne savions nous passer d'une matrice (seins, ventre, sexe, cuisses) qui n'est pas tant celle de la mère que de cet autre que nous aimons fouiller, caresser, lécher, baiser, en femme qu'elle est. Il y a dans ce tableau de Klein une crudité/cruauté du désir née de la concentration soudaine de la pupille sur un corps débarrassé de ce qui atténue la pulsion au profit du sentiment : le visage par exemple (4).

    L'obscénité latente (ceci écrit sans aucun jugement moral) de la toile surgit dans ce que nous impose cette densité brûlante tournant au fétichisme, à un bonheur de répétition (et les cinq corps alignés n'y sont pas pour rien) à même de combler notre penchant voyeur. L'élan quasi libidinal de ces anthropométries se nourrit du paradoxe de leur anonymat qui les désigne comme des êtres fétichisés, des métonymies adorables. Car ces zones de contact dont témoigne le support sont justement celles qui échappent à l'ordre strict des conventions sociales : elles sont les indices vérifiables de l'intimité quand à la désirée nous nous collons, toile de l'une à l'autre, de l'un et de l'autre. Cette vérité de la chair est le point nodal de chacune des empreintes, à la fois discontinue et composante. Le spectateur peut combler le creux mais il n'en a sans doute pas besoin. L'impulsion dernière du modèle venu faire corps avec le support est la parole silencieuse grâce à quoi il (le modèle) lui (le spectateur) dit : ceci n'est pas mon corps-ceci en est le plein ; ceci n'est pas mon identité-ceci en est la première frontière.  Sur ce point, circule en ce tableau de Kelin une vitalité irradiante qu'on n'imaginait pas au premier abord.

    Tout pourrait en rester là : une aventure autour du désir/dans le désir, où les sèmes de nudités entêtantes (parce qu'étêtées) font écho à notre sexualité. Il traîne néanmoins dans cette histoire une zone d'ombre, zone d'autant plus rebelle à la vision qu'elle a l'apparence de la clarté. Le fond. Ce fond blanchâtre sur lequel se sont greffés les corps mais aussi des souvenirs lointains de ces corps, des pigments erratiques, un ensemble indiscipliné de signes introduisant dans le cadre une profondeur floue, comme la vision d'un objet derrière l'écran mouvant d'une flaque laiteuse. Et c'est là que l'on peut retourner la lecture du tableau, non plus en traces/impressions d'un sujet-corps venu à la rencontre de la surface solide de l'objet-tableau, mai en apparition délétère d'un être mutilé remontant à la surface, à cette autre surface que pourrait constituer le rêve ou le cauchemar, avec ses passions sans identité peuplant des trames à jamais perdues. De fait, il circule au dessous de ces épiphanies inachevées une morbidité oppressante semblable à celle éprouvée par le promeneur arrêté sur un pont et voyant remonter un cadavre (que serait alors la toile non plus accrochée au mur mais posée au sol ?). Avatar du lien entre le désir et la mort, l'amour et la (dé)composition de l'autre, le jeu anthropométrique de Klein superpose les paradoxes de l'apparition et de la disparition. Piégé par ce qui reste malgré tout un procédé, il se prive d'en explorer la matière (et répétons que la peinture est aussi une question de matière) à la manière d'un Bacon par exemple (5) . Mais ce sont pourtant ces tableaux qui nous émeuvent, nous parcourent l'échine, quand tout le reste, à commencer par ses monochromes, est mort depuis longtemps...

     


     

    (1)Le terme d'escroquerie méritant d'ailleurs bien sa place alors tant l'art se commettait jusqu'à ne plus être qu'un investissement, un marché, une perspective de plus-value. Yves Klein, dont la roublardise est spectaculaire, avait déjà préparé son coup quand, en 1958, à la Galleria Apollinaire de Milan, il avait exposé onze monochromes identiques, vendus à des prix différents. C'était une façon de fustiger l'arbitraire des estimations picturales tout en empochant le total de la vente. Ou comment rentabiliser la subversion (ou ce que l'on vend comme telle).

    (2)Lire sur ce point le très éclairant livre de Kenneth Clark Le Nu.

    (3)Des fesses et des seins chez Klein sont somme toute plus nobles que les mêmes attributs au Moulin Rouge...

    (4)On fera bien sûr un parallèle avec le modèle tronqué de L'Origine du monde de Courbet.

    (5)Et ce désagréable sentiment de procédé-procédure n'est pas que le seul fait de Klein, il faut être honnête. Il est aussi lié à l'association inéluctable de ces tableaux à une autre mise en scène, celle d'Alain Robbe-Grillet, lorsque, entre autres fantaisies sexuelles, il reproduit le schéma kleinien avec le corps d'Anicée Alvina. C'est dans Glissements progressifs du désir, tourné en 1974. Film d'un érotisme assez lénifiant qui ne vaut pas grand chose (ni le film, ni l'érotisme de son réalisateur...)Il faut toujours se méfier de ce qui est si facilement récupérable...

  • Addendum à "Barrès à Venise"

    Voici le tableau de Bœcklin, dont parle Barrès dans l'extrait d'Amori et Dolori Sacrum, peint en 1880 et exposé au Kunstmuseum de Bâle. L'écrivain est imprécis quant à son titre puisque cette œuvre s'intitule L'Île des Morts. 


     

     

    C'est d'ailleurs ce titre que retient Rachmaninov lorsqu'il compose en 1909 un poème symphonique inspiré du tableau de l'artiste allemand. Faute de ne pouvoir en programmer l'intégralité, voici les neuf premières minutes, par le Philadelphia Orchestra, sous la baguette du compositeur lui-même.


     

     

  • Femme en bleu (II) : Winterhalter

     

     Portrait de Madame Rimsky-Korsakov (1833-78) née Varvara Dmitrievna Mergassov

       

    Franz Xaver Winterhalter, Madame Rimsky-Korsakov, (1864), musée d'Orsay

     

    Elle vient de rentrer d'une soirée. Elle y était tout en beauté, comme à son habitude, parce qu'elle est naturellement belle et les hommes le lui font savoir avec respect. Un respect mêlé de désir. Elle est dans ses appartements, enfin seule, et songeuse des visages croisés, des allures aristocratiques, des rigueurs militaires. Elle a dansé, élégante et légère. Elle a fait rêver et sans doute, dans quelque chambre à la lumière amoindrie, ou dans un fiacre qui le ramène, nuit tombée, chez lui, plus d'un homme donnerait tout ce qu'il a pour être face à elle, qui a libéré sa chevelure, et s'en amuse d'une main délicate. L'épaule dénudée, un peu lointaine, et la mousseline quasi transparente suggèrent seules l'éclat du corps, cependant que la gorge, déjà invisible sous le vêtement, est défendue par cette main qui justement souligne la sensualité de la brune cascade des cheveux. Ce n'est pas l'heure du déshabillage, pas encore. Winterhalter est un académique. Il n'est pas de ces impressionnistes qui aimeront tant les femmes au bain. N'empêche : tout le vêtement nous parle d'un corps qui lentement émerge des flots. Le blanc et le bleu dans lesquels elle est doucement corsetée semblent se retirer, comme une mer bouillonnante qui reconnaîtrait une déesse. On pense à Vénus, et ce bleu si tendre, si papillonnant, dont la magie contenue imprègne le blanc, discrètement, est d'un érotisme singulier. C'est ce bleu qui trouble, comme un précipité de vie, la blancheur conjointe de la robe et de la peau, ce bleu qui donne des palpitations à l'admirateur...

    Et l'on se trouve tout à coup à fantasmer sur une femme peinte par un académique ! Peut-être parce qu'il ne l'est pas tant que cela, pas à la mesure de ce que seront Cabanel, Jérôme et consorts. Certes, le modèle lui-même avait réputation d'une beauté extraordinaire, mais toute l'histoire est ailleurs : dans la tresse abandonnée, dans la fureur jouissive qui agite l'habit, comme une mer qui s'achève sur la grève, en écume parsemée de bleu, et qui donc se retirera bientôt, alors même que le sujet semble, par son regard un peu lointain, vouloir oublier qu'il puisse être désiré, ou plutôt feint de l'ignorer. Et cette contradiction, ce jeu pourrait-on dire, accroît le bonheur de la contemplation. Le démenti, volontaire ou non, du corps face à la bienséance, le paradoxe des couleurs dont la sagesse apparente (pas de jaune, pas de rouge, pas de feu...) est détournée par l'emballement des formes, ces deux singularités donnent à cette œuvre une dimension fantasmatique désarmante.



     

  • femme en bleu (I) : Cézanne

     

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    Cézanne, La Femme à la cafetière, 1895 (musée d'Orsay)

     

    Il est communément admis que ce tableau représente une employée du Jas de Bouffan, la demeure de la famille du peintre. C'est le portrait d'une femme du peuple. Œuvre de la simplification stylistique, comme une préfiguration du cubisme, cette toile laisse la géométrie prendre le pas sur la stricte logique de la ressemblance. Tout y est, en quelque sorte, réductible à des formes simples et le souci de la perspective, avec cette table improbable et cette femme à la fois assise (on le devine par le genou qui pointe sous le vêtement) et debout, n'est plus l'essentiel. La peinture se détâche du modèle.

    Les formes simples : celles du fond, avec ses rectangles ; celles des objets sur la table ; celles de l'habit dont les plis ont une raideur soutenue. Il n'y a guère que les fleurs à gauche qui semblent démentir cette incroyable rigidité de l'ensemble. Mais l'intérêt, me semble-t-il, n'est pas vraiment dans cette lente métamorphose de l'art pictural vers sa décomposition. Tenons-en au modèle, parce que c'est lui qui nous intéresse le plus.

    Femme modeste, disions-nous : femme née dans le monde du travail et destinée à y demeurer. Ses mains larges n'ont pas la douceur et la délicatesse de l'aristocratie ou de la bourgeoisie. Son visage lui-même, comme effacé par le souci des plans, a quelque chose d'hommasse. Nulle trace réelle d'une féminité intrinsèque. Cézanne peint une absence, à moins que ce ne soit une disparition, presque un objet, et le caractère un peu improbable de la pause est bien loin de ce que l'histoire de la peinture nous avait habitués à contempler quand il s'agissait d'une femme. L'habit lui-même a une verticalité quasi religieuse. Pensons à une cornette : la  femme s'efface, et nous comprenons que ce modèle n'est plus rien qu'un exercice technique, un modèle figé, une nature morte. Elle est une domestique. L'un de ces êtres qui peuplaient des lieux sans que l'on fît jamais attention à eux. Elle fait partie des meubles... Les couleurs que choisit le peintre pour la représenter (gamme de marrons et de bleus) ont leur correspondant dans ce qui l'environne. Elle se fond dans un espace qu'elle ne peut s'approprier. C'est alors qu'un détail attire l'attention.

    La ceinture à la taille, cette bande horizontale qui contrebalance toute la verticalité du sujet. Elle a sa correspondance dans le rétrécissement médian de la cafetière... À partir de cette observation, on contemple le tableau d'une autre manière, comme un jeu entre deux réalités qui seraient, logiquement, dissemblables : un être et un objet. Or, nous trouvons dans leur géométrie respective une troublante similitude, un air de famille qui les assimile tout à coup l'un à l'autre. Des jumelles structurelles, à une échelle différente.

    Dès lors, revenons au titre : La Femme à la cafetière. Une telle dénomination pourrait d'abord être considérée sur le seul plan de la désignation. En ce cas, le rapprochement des deux termes servirait simplement de valeur indicative, une définition propre à un catalogue, afin de différencier ce tableau d'autres représentant des femmes que l'on aurait peintes dans un autre environnement. Ce titre serait descriptif et rien de plus. Soit. Mais si l'on s'attache sur la similitude formelle des deux éléments du titre, on peut en faire une autre lecture. Il ne s'agit plus seulement de désigner une œuvre mais d'établir un lien entre l'être et l'objet, de faire du second le signe représentatif du premier. Et, du coup, cela nous renvoie à une structuration très ancienne de la peinture autour de la métonymie, quand, à des fins de lisibilité, on associait à un personnage un élément symbolique (la peinture religieuse fonctionne essentiellement sur ce principe : Saint Pierre et ses clefs, Sainte Catherine et une roue brisée, Sainte Barbe et la tour, ...). Mais, dans ce tableau, la figure de style ne raconte pas d'histoire, n'ouvre pas sur une épopée ou un récit. Elle ferme plutôt le monde du sujet selon un principe réducteur. En induisant un rapport formel, Cézanne ne peint pas tant une femme à la cafetière qu'une femme-cafetière. Un objet que l'on pose (sur une table) redoublant un modèle qui pose (à moitié assis), selon un protocole stylistique tendant à le faire disparaître dans sa singularité.

    Que faut-il en déduire des intentions de Cézanne ? Je ne sais... Faut-il y voir le présage d'une défiguration du sujet dans le cadre d'une nouvelle société industrielle capable de choséifier le monde ? Je ne sais...  Faut-il imaginer une lecture politique, voire polémique de la toile ? je ne sais... Mais s'il est bien des tableaux de Cézanne qui me charment instantanément, celui-ci est de ceux qui me troublent le plus...



     

  • 15x15

    On mettra cela sur le compte d'un clin d'œil à Perec. 225ème note, puisque c'est ainsi répertorié sur le très sérieux mur de l'administrateur que je suis devenu (eh oui, tout arrive... mais on n'y gagne rien. Je ne suis pas encore une multinationale...) par le biais de ce blog. 225, soit le carré de 15. Dès lors, on pourrait composer une mosaïque qui, dans une figure parfaite, contiendrait ces 225 petites pièces. Que s'en dégagerait-il ? Pas un visage, ou un paysage, à la manière des effets obtenus pour certaines affiches. Rien d'autres que des morceaux disparates et incertains.

    225, c'est beaucoup. Trop sans doute.  La figure se visite dans le désordre et par les hasards des allées virtuelles on retrouve des coins oubliés et de mauvais terreaux, des choses concédées à l'immédiateté, à l'instant, à l'humeur (dans ce que celle-ci a de plus rageuse et inféconde). 225 notes pour se rendre compte que la futilité de l'actualité est bien souvent une réalité, a handful of dust, ainsi qu'Evelyn Waugh intitula un beau roman. Aussi pourrait-on en réduire singulièrement l'épaisseur, de ce « journal » virtuel et en jeter les scories bavardes. Il est par exemple fort déplaisant de voir que dans les tags populaires (quelle horrible dénomination) on trouve Sarkozy. C'est avoir accordé une bien grande place à un si médiocre personnage. Comme quoi la liberté que je crois prendre d'écrire ce que je veux n'est peut-être qu'un leurre, ou bien que certaines choses s'imposent à moi à mesure que j'essaie sinon de les ignorer, du moins d'en minimiser l'importance. À moins qu'il ne faille y voir un symptôme : celui révélant le désagréable effet que je n'arrive pas, comme un certain nombre de gens de ma génération, à balayer de mon horizon le politique aujourd'hui néantisé par son ultime avatar médiatique, parce qu'à une époque nous avions encore quelques illusions. Alors nous nous indignons, ce qui est une bien dérisoire posture.

    100, soit 10x10 (1). Que garderais-je alors ? Ainsi envisagée cette mosaïque simplifiée se concentrerait sur l'essentiel : ce serait sans aucun doute quelques lignes sur la mélancolie et, surtout, des musiques, des photographies (celles de Georges a. Bertrand), des tableaux, des fragments de textes devant lesquels mon esprit s'abîme réellement, qui sont les traces actives de ce qui me compose dans le  quotidien, en croisant ce que je ne sais pas encore avant de l'avoir écrit, ce qui chemine doucement, ce qui me lie aux autres, ce qui m'en éloigne, ces intemporalités précieuses qui donnent parfois l'impression de ne pas être, dans le présent où l'on ne cesse de vouloir que nous soyons, en  direct-live, alors même qu'elles sont le signe absolu de la présence, les réelles présences dont parle Georges Steiner, et dont on ne mesure pas toujours à quel point elles sont en vous, parce qu'il faut rappeler une évidence contre laquelle lutte l'ironie mortifère du postmodernisme : l'homme est un animal historique. C'est peut-être ce qui compte : non pas de se donner à voir, mais donner l'envie d'aller voir ailleurs. Non de dire que l'on aime Proust ou Le Caravage, mais de donner l'envie de visiter (ou de retourner vers) les pages de Combray, de faire le voyage jusqu'à San Agostino pour la Madone des Pèlerins.

    Et d'aller voir ailleurs, l'ouverture de ce blog m'y a incité, et des rencontres, il y en aura eu. D'avoir croisé d'autres mondes, lié d'amicales complicités par le seul fondement des mots, sans être jamais sûrs de se voir un jour, voilà qui n'est pas rien. Peu importe le nombre et les noms (ils et elles se reconnaîtront) : d'où qu'ils soient, de France, de Pologne ou parcourant le monde, ils m'accroissent. On rétorquera aisément que cela est dérisoire, perdu dans la marée de l'information qui court, du temps qui passe, que l'immense majorité de ceux qui parcourent off-shore demeure inconnus. Et pourquoi pas, justement ? Pourquoi devoir donner son identité, justifier son apparition ? Nous avons suffisamment à le faire dans la société de contrôle qui s'installe à une vitesse vertigineuse. Le droit au silence (comme celui de s'éloigner, de partir, de revenir) ne doit pas être vain. Parfois, tout ne tient qu'à un fil. Tant mieux si ce fil tient...

     

    (1)Je sais toute la bêtise de ce réductionnisme. C'est la logique grotesque du : « et si vous n'aviez que dix livres à emporter... ». Ici le chiffre est fortuit. Il est purement symbolique et je ne vais pas passer au 5x5, 2x2, jusqu'à la désignation de l'unique à garder. Nous ne sommes pas dans un concours.

     

     

     

  • 11-À la rue

    "À aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Ouais non mais ce que je il n'est bien sûr que la hé Jérôme pas mal le concert de il n'est tu me diras non si à quelle heure Marine et Nico qui passent il n'est là alors je reprends le métro dans l'autre sens et ça sentait le chacal non moi le concert j'ai trouvé le batteur oh Bart et Melbourne il n'est là pour moi je connaissais le groupe mais dans l'ancienne formation avec un bordel dans le wagon c'est quand qu'on décolle j'ai soif bordel les mecs qui s'engueulent une odeur de chacal et une fille avec un maquillage d'enfer une bière il n'est là pour personne j'ai fait écouter à ma sœur tu sais Clara sa sœur j'ai envie d'une bière pas rester après une heure le métro il n'est là pour personne ça caille non tu trouves pas qu'on se pèle mais et quand tu penses De la Tour à la basse et Rethenberg à la batterie dommage on aurait moins la mort cette nana il me disait il n'est là pour personne tu le connais non tu le connais pas il est bourré ou il pleure sais pas moi j'aimerais bien qu'elle vienne Marine dis Mathieu tu le trouves pas bizarre le gars il n'est là pour personne tu veux aller voir vas-y et alors je peux pas finir mon histoire de métro si allô Samuel il a peut-être envie d'être seul je téléphone à Samuel il n'est là pour personne dix minutes que je le regarde bizarre il a juste tendu sa jambe on est déjà arrivés Sam non mais un mec a eu le nez cassé ils ont bloqué la rame et il n'est là pour personne il attend peut-être quelqu'un et puis moi ils me gavent grouille si jamais on loupe la séance Samuel nous rejoint là-bas justement si Franck avait pas envie de faire dans le social va le voir ton type et nous emmerde plus oui me gavent  on se casse ou on accouche moi de toute manière c'est clair quand je sors je ne suis là pour personne


    Je ne suis là pour personne, exactement comme toi et tes amis, et je suis bien heureux que vous vous en alliez, que l'autre ait cessé de se pencher pour essayer de scruter mon visage, comme si je ne pouvais pas voir ses hésitations. Sûr que je ne suis là pour personne... J'ai marché tout l'après-midi, j'ai traîné dans la ville. J'en ai pour trois jours. Exclu pour trois jours, et j'étais trop énervé pour rester... J'ai marché, les cafés sont chers et s'asseoir sur un banc, tout seul, ça fait paumé, cloche, et tu trouveras toujours quelqu'un pour venir te parler. Mais je ne suis pas un paumé, même si je ne suis là pour personne, parce c'est très simple de se retrouver seul et il faut beaucoup de force pour masquer que tu es seul.  C'est plus fort que tout, je ne savais pas. Comment il disait l'autre ? Ah, oui... La puissance, rester debout au coin d'une rue et n'attendre personne. Alors, je dois être sur la voie, même le cul sur le trottoir, encore à faire. Le cul sur le trottoir, sans même un verre d'alcool, dans le nez. La misère. Portable éteint. Sans doute des messages en absence. Messages en absence pour ne pas dire absence aux messages. J'ai soif.  Les messages, je verrai plus tard. Il y en avait une de jolie. S'il m'avait causé, peut-être que je me serais levé... Trop tard.

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    Non, sa tête ne me dit rien. Pourquoi ? Il a disparu ? J'ai fermé le kiosque à vingt heures. Peut-être le quart, disons. Il n'y avait plus grand monde sur la place. Rien de spécial.

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    Esplanade aux réverbères. Fragmentation de l'obscurité et du halo. Quand l'esprit s'enfonce-t-il dans la première, déjà absorbé par ce qui le devance, à son insu ? Il regarde le décor vide. Un peu de vent pour faire courir deux ou trois papiers. Il était là hier, quelqu'un dit l'avoir vu, mais c'est peut-être un mirage...

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    Un souvenir. Un pendentif de l'âme, à suivre, dans les rues et venelles. Artères, et cœur battant.

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    Achilles

    Barnett Newman, Achilles, 1952, National Gallery of Art, Washington D.C.

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    Trouver les négatifs. L'impression du corps rematérialisé. Trouver le corps, ce qu'il en reste, argentique, numérique, et vite

  • Masaccio, la chair

     

    Masaccio, Adam et Ève chassés du Paradis, (1427), Chapelle Brancacci

     

    Il y aura toujours un plaisir particulier devant une fresque, un surplus de majesté dans l'œuvre, parce qu'il a fallu que nous venions à elle. Un tableau, aussi grand soit-il, voyagera peut-être un jour et nous en jouirons comme d'un dû temporaire. Les peintures, en général, d'ailleurs, posent des problèmes de lisibilité. Elles n'ont pas été faites pour des musées (du moins, pas avant la fin du XIXe siècle et l'on voit bien où cela nous a menés : barbouillages incertains pour achats étatiques ou mises aux enchères chez Christie's ou Sotheby) et souvent elles ne sont pas dans l'église à laquelle elles étaient destinées. Ce sont des étrangères auxquelles on essaie de (re)donner un semblant d'histoire (mais l'édifice religieux a-t-il au moins une portée qui garantit un peu la profondeur du sujet). La fresque, elle, porte l'immuable signe de sa spatialité, et, dans l'art rapide et magistral qu'elle suppose (puisque le peintre travaille a fresco), le souvenir de sa temporalité. Nous sommes à l'endroit exact de son apparition, à l'endroit même où l'artiste vint. Il ne s'agit pas de définir une mystique sur l'artiste (dont il ne faut jamais oublier qu'il est un homme, tout un homme, mais un homme seulement) ; tout au plus sommes-nous dans une soudaine hétérotopie, un lieu qui s'est composé comme un en-soi et contre lequel nul ne peut rien, sinon à devoir/vouloir le détruire. L'espace autour de la fresque est donc hors du monde au temps même de sa composition, de son organisation. Il chasse temporairement le monde pour le réintroduire ensuite, mais comme modifié par cette présence intransposable, insécable, totale. Peut-être est-ce pour cette raison que le lieu par excellence de la peinture, et bien au delà du plaisir d'y avoir retrouvé l'épisode proustien des Vertus peintes, est la chapelle des Scrovegni de Padoue, œuvre phénoménale de Giotto, et dont la contemplation annule pour un moment (celui où vous êtes dans l'écrin) l'existence même de la réalité derrière la grande porte d'entrée. C'est là : Somewhere out of the world, pour parodier Baudelaire.

    L'endroit aujourd'hui évoqué n'est pas aussi grandiose mais il porte aussi en lui une belle histoire. Nous sommes à Florence. Il faut aller Oltrarno, passer le Ponte Vecchio et son affairement de touristes. Oltrarno : quartier négligé, calme, où ne traînent que les gens du coin, plus modestes (quoique...), plus mesurés que les florentins du centre. Cette fresque de Masaccio se trouve dans une chapelle d'une église à la façade quelconque : Santa Maria del Carmine. Rien qui vous préparerait à la splendeur picturale des années 1427. Et parmi ces splendeurs : Adam et Ève condamnés par la vindicte divine de n'avoir pas obéi. Les deux personnages sont nus, vraiment nus (d'autant que la restauration des années 80 nous a débarrassé des pudibonderies ultérieures). Derrière eux un paysage de désert. La matité du sol et de la roche, l'uniformité terne du ciel donnent une impression d'enfermement. On pense, sans qu'il y ait évidemment de rapport stylistique ou intellectuel, mais dans un cadre purement sensible, à l'écrasante clôture des tableaux de de Chirico. Rien derrière, donc, ou si peu. Voilà l'endroit auquel les deux coupables sont destinés. On ne pouvait guère mieux signifier que désormais ce serait une vie de misère et de souffrance. Ils sont out of the Eden et la crudité/cruauté du pinceau de Masaccio, avec une modestie de moyens, oblige le spectateur à les contempler sans espoir d'être détourné par quoi que ce soit (ce qui n'est pas la moindre des curiosités de cette partie de la fresque puisqu'il y a la continuité murale pour nous inciter à glisser le regard vers l'ailleurs...).

    Elle et lui. Affligés ; corps en mouvement, avec le pas lourd ; l'équilibre de la marche est incertain, surtout chez elle. Il y a la peur d'un horizon impensable et chancelant. Lui : la main au visage. Plus encore : l'autre main, la gauche, soutenant la première, la droite, comme si le poids de la souffrance rendait la nudité de sa conscience si pesante, sa tête si tentée par la chute qu'il lui faut tout l'effort de deux appuis pour tenir encore. Dès lors, en désolidarisant le haut du corps avec le bas (qui semble se mouvoir malgré lui), l'Adam de Masaccio semble un pantin désarticulé atteignant par là même une vérité qu'on n'est pas près de retrouver (et surtout pas quand la dialectique d'une peinture des formes comme le développera la Renaissance fera de la technique et du respect des règles une vertu...). Il y a sans doute de l'approximation pour une raison mesurante, mais Masaccio, lui, réussit à nous peindre la décomposition d'un visage sans même que nous le voyions. Elle : informe, difforme, presque gonflée... Il serait ridicule de penser cela, avec la brutalité d'un esthète (?) qui viendrait regarder Masaccio en pensant au dernier défilé de Karl Lagerfeld (Or, c'est parfois ce qui ressort des réflexions entendues devant des peintures : l'application servile d'une pensée Photoshop sur un art inscrit dans le temps, dans l'espace et dans des cadres socio-idéologiques qui ne peuvent être jetés aux orties en un claquement de doigts...). Oui, elle est laide, l'Ève de Masaccio, comme le sont sans doute les madones de Memling et certaines femmes de Boticelli (pour des raisons d'ailleurs fort opposées). Son corps semble une bonbonne et son visage, aux sourcils tombants, au front bombé, au menton quasi prognathe, dépitent l'amateur du beau (ou ce qu'il croit tel)... Justement non, parce qu'une fois oubliés ce qui peut nous être désirable, et même ce qui peut être l'objet d'une interprétation toute trouvée (la laideur d'Ève, c'est la laideur ontologique de la femme...), il reste cette présence fulgurante d'un être tout à coup représenté dans l'épaisseur même de sa chair, de sa corporalité. Non pas pour en magnifier ou en avilir la substance, mais pour dire qu'elle est effectivement devenue susbstance. En contemplant cette Ève hideuse, je pense évidemment que lorsqu'il s'agira de venir nous racheter (nous tout rhétorique, bien sûr), le Verbe se fera chair, dans une version évidemment incroyable, mais qu'à l'origine il y avait bien un péché, LE Péché qui s'était fait chair. Cette métamorphose est devant nos yeux, peinte par Masaccio, inscrite dans le mur, dans l'enduit, dans les pigments. Masaccio lui donne une réalité (à distinguer du réalisme) dont on cherchera en vain, je crois, à trouver ailleurs un équivalent. D'ailleurs, elle vit, elle a la bouche ouverte. Elle est un cri, le premier cri, celui, peut-être, qu'on retrouvera dans le célèbre Munch ou chez Bacon. Des sanglots, des imprécations, des lamentations, des paroles, une nécessité d'être. Cette Ève-là est déjà dans le devenir humain, paradoxalement. Elle fait avec Dieu, bien sûr, mais d'abord avec elle, parce qu'elle est elle-même, pleine et entière.

    Ce n'est pas la honte d'être nus qui traversent les deux personnages de Masaccio, mais la soudaine densité corporelle à laquelle ils devront (et nous aussi) donner une existence, qui fait que parfois, effectivement, notre corps nous pèse. S'ils ne se regardent pas, ce n'est pas tant le poids du péché qui les éloigne que la conscience soudaine et isolante d'une enveloppe matérielle avec laquelle il faudra vivre, partager, se toucher, essayer de se connaître. Dans la distance même des deux corps qui vont leur chemin, Masaccio pose comme un point de non retour la conscience de la mortalité, et d'une mortalité qui nous pousse l'un vers l'autre, mais aussi l'un contre l'autre. Un memento mori voilé, pas exactement tragique : la préfiguration d'un autre monde, à vivre, malgré tout.

     

  • Mantegna, corps à corps

     

    Andrea Mantegna, Christ mort (1480), Pinacothèque de la Brera, Milan.

     

    Voici une œuvre dont on ne se défait pas. Le jour où elle n'est plus la simple reproduction sur une page glacée mais un fait, une présence, une réelle présence, et ce malgré la modestie des dimensions (66x81), il est impossible d'en détourner le regard. C'est en propre une expérience de fascination (dans tous les sens du terme, et notamment quand on pense aux commentaires de Pascal Quignard dans Le Sexe et l'effroi). Combattre la puissance captatrice de cette apparition (et les apparitions les plus bouleversantes ne sont pas, je crois, celles qui nous montrent une chose nouvelle mais plutôt celles qui, sur ce que nous croyions connaître, nous en révèlent une face inconnue, une histoire cachée. Dans la certitude nous sommes les plus vulnérables : rien de très neuf.), la combattre est une prétention frôlant la bêtise.

    Mantegna a peint cette toile en 1480, dans une époque déjà marquée, en Italie, par le retournement humaniste et la redéfinition de l'homme qu'il implique. Il connaît les ouvrages d'Alberti et comprend très vite que la peinture moderne (c'est-à-dire le «mouvement» auquel il participe) attaque, outre les liens du fond et de la forme, une nouvelle ère dans laquelle le recentrage de la philosophie sur l'individu sera primordial. Et l'individu a un corps... Alors le Christ a un corps... Et Mantegna nous en impose la vue, la contemplation intégrale, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes puisque le tableau est d'abord remarquable par le raccourci spectaculaire qui en structure l'invraisemblable profondeur. Invraisemblable en effet parce qu'il est clair que Mantegna prend des libertés avec la perspective. Là n'est pas l'essentiel, du moins de mon point de vue (si j'ose dire). La question mathématique n'est pas sans intérêt ; elle est significative mais pas vraiment signifiante, sinon pour des raisons de possible représentation. C'est un problème de peintre, pas de sens.

    Le raccourci. Il rejette au loin la figure du Christ qui semble quiet, et comme absent. La tête, si l'on se fixait sur elle seule, pourrait faire penser au sommeil, à une soustraction temporaire au monde. Il n'en est rien, car, de là où nous sommes, surgissent les quatre blessures de la croix. Sans effet excessif, sans violence sanguinolente, Mantegna les impose et la position des mains est très remarquable, repliées qu'elles sont pour que les stigmates soient visibles. Et la plante des pieds, au plus près, comme pour nous rappeler qu'il est question de sol foulé, de chair plus que terrestre. Mais cela n'est rien à côté de l'objet stupéfiant que l'on devine par le renflement du drap, renflement qui, à peu près, est le point de croisement des diagonales. C'est le fascinus et la fascination seconde du tableau (après son apparition globale), celle qui laisse pantois car on se demande alors comment une telle audace a pu passer... Il nous désigne la commune masculinité et dans la nécessité même de devoir la soustraire à la vue il la sur-expose. Pas la peine de se poser la question, de chercher dans quelque argutie théologique un détournement du verbe fait chair. La chair est là. Et plus de cinq siècles plus tard, l'étonnement devant cette composition est bien plus grand et fort que devant toutes les provocations faciles et explicites de l'art contemporain. Ce raccourci est, dans son organisation, une surprise de taille et nous restions à quia.

    Le raccourci, donc, mais pas seulement. Les proportions et la position. Le corps christique occupe toute la place. Il envahit l'espace et les deux figures (à peine visible pour l'une d'entre elles), dans leur situation périphérique, ne font que renforcer cette impression. Plan si rapproché que l'histoire annexe (les larmes, les lamentations) a la partie congrue. Et de se demander alors si Mantegna n'aura pas mis entre parenthèses le récit pour que nous nous concentriions sur autre chose. L'anatomie comme histoire, peut-être. L'époque, et la médecine en particulier, s'y intéresse, quand bien même l'Église met son veto. Les artistes s'y intéresseront : Vinci, Michel-Ange, Raphael pratiqueront les dissections. Il n'en est pas question ici mais l'anatomie du personnage est au cœur du dispositif, au centre, pour mieux le dire : le tableau est équilibré par la rectitude sévère de la composition, jusque dans la légère déviation qui en assure alors la beauté. Ainsi, quand nous le regardons, sommes-nous en face, de lui, face à face,  corps à corps, inéluctablement. Il est mort, froid. Aussi froid, se dit-on, que la dalle de marbre sur laquelle il repose (et qui prend, tout à coup, les allures anachroniques d'une table d'autopsie).

    Cette raideur structurelle est l'écho de la rigidité cadavérique. Ce n'est pas la torsion parfois maladroite de la descente de croix. L'affolement autour de la Passion est déjà passé. Il n' y a plus d'agitation d'aucune sorte et les sanglots sont bien le seul signe de vie que l'on supposera dans cette œuvre. Cette raideur est renforcée par les choix chromatiques de l'artiste, choix limités : ocre, bistre, gris, desquels se dégage une double impression : un temps crépusculaire et infini. Infini vers quoi ? Vers la résurrection. Si l'on s'en tient à la lettre biblique, sans aucun doute. Mais il s'agit ici d'un autre possible. Autant de tenue dans la composition, autant de dureté dans l'expression (ou l'inexpression, d'ailleurs) suspendent la lecture pour nous laisser face à la seule réalité d'un corps momentanément figé. Il n'est interdit à quiconque de croire. N'empêche : plus je le regarde, plus j'y pense, plus je poursuis de mon côté l'histoire, l'histoire du corps de chacun, et derrière cette chair livide et marmoréenne, j'imagine le ramollissement à venir, la putréfaction en marche (sourde encore), le glissement vers la décomposition.

    Il est évidemment assez surprenant que ce soit un tableau religieux qui me fasse le plus penser à cette réalité, et plus encore : qu'il m'y fasse penser sans peur, avec la légèreté et le bonheur que l'on trouve dans la contemplation d'une œuvre unique. Le mystère de l'art, sans doute.




     

  • Klee, sibyllin...

     


    flechedsunjardin.jpg Paul Klee, Flèche dans un jardin (1929), Centre Georges-Pompidou

     

    Peindre et écrire.

    Peinture-texte. Parcours-textile. Lecture tactile.

    À la fenêtre, devant un jardin d'opacité. Ce qui est dense n'est ni le trait, ni le fond, mais l'ailleurs, toujours recommencé. La flèche à ce point, ce point-là, est invisible.

    Se rendre à soi-même, hiéroglyphique.