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renaissance

  • Mort de Montaigne

     

     

    À la suite d'un extrait des Essais, publié dans un manuel scolaire destiné à des lycéens, on trouve la très belle mention suivante : Mise en français moderne par... Peu importe le nom de celui qui s'y est attelé, à cette histoire de modernisation. Retenons néanmoins ceci : il ne s'agit nullement de s'en tenir à une simple correction orthographique permettant d'unifier/uniformiser un texte écrit dans une époque de plus grande liberté en la matière, ou de gommer des lettres étymologiques qui masqueraient le mot venu jusqu'à nous avec un visage un peu différent. Il s'agit bien plutôt d'un exercice de dénaturation de Montaigne au nom d'une lisibilité affadissante et traitresse (car ce serait réduire la difficulté de Montaigne à une question de pure forme. Où l'on voit le ridicule de la chose). Exercice de traficotage qui touche à la fois le vocabulaire et la syntaxe. Ainsi, Montaigne écrit, dans le Livre II, chapitre X :

    Quant à mon autre leçon, qui mesle un peu plus de fruit au plaisir, par où j'apprens à renger mes humeurs et mes conditions, les livres qui m'y servent, c'est Plutarque, dépuis qu'il est François, et Sénèque. (collection Quadrige chez PUF)

    La version du manuel donne ceci :

    Quant à mes autres lectures qui ajoutent au plaisir davantage de profit, et où j'apprends à plier mon caractère et mes états d'âme, les auteurs qui m'enseignent et m'enrichissent sont Plutarque, depuis qu'il est traduit en français, et Sénèque.

    Substitution de mots, ajouts, bouleversement de la syntaxe (et donc du phrasé de Montaigne) : la mise en français moderne est peu ou prou une traduction ! Cela signifie que Montaigne est un auteur traduit, et admis comme tel par l'institution censée défendre l'histoire de la langue et de la littérature de ce pays. Il est ni plus ni moins qu'un auteur étranger ! Il n'est pas le seul à qui l'on fasse subir le même châtiment. Rabelais y a droit. Le XVIe siècle français est donc tout à coup rejeté dans un temps si lointain qu'il devient un pays lointain, une contrée exotique. En procédant ainsi, c'est la pensée même de l'auteur que l'on trahit. Tous les arguments pédagogiques du monde ne peuvent suffire à justifier un tel traitement, à commencer par celui de l'accès facilité au texte. C'est d'abord un acte de renoncement. Un renoncement parmi d'autres sans doute. La simplification bienveillante (mais il faut toujours se méfier de la bienveillance) entérine soit la bêtise de la jeunesse, soit le refus d'un pays de maintenir, quel qu'en soit le prix, le lien avec une partie d'elle-même. Plutôt que Montaigne vivant, on choisit Montaigne empaillé, momifié. Plutôt que le souffle perpétué, le tombeau.

    Cette situation va bien au delà de la question du niveau intellectuel des individus (qui monte ou descend ?). Elle trace l'avenir sombre de la littérature, son effacement comme style, c'est-à-dire comme marque, différence, singularité. Elle nous alerte sur notre rapport à l'Histoire. Alors, on imagine subitement ce que deviendrait un Racine modernisé (tâche compliquée car il a écrit des monuments avec un vocabulaire fort restreint. Des mots simples, qui reviennent, qu'il manie infiniment jusqu'à les épuiser. Pour le coup, je crois qu'il est voué à disparaître). On se prend à rêver d'un Proust, dont on reverrait la ponctuation, parce que ses phrases sont décidément trop longues (un peu comme on corrige une copie d'élève à qui l'on dirait : très bien, jeune homme, mais faites plus simple parce que, parfois, on s'y perd.)

    Tout cela sent le mépris, et pour les écrivains, et pour les potentiels lecteurs. Et lorsque la France institutionnelle en vient à renier Montaigne, que d'aucuns doivent juger aussi ennuyeux que La Princesse de Clèves, une certaine mélancolie vous gagne. Alors, on décide de se taire et de lui laisser la parole, parole pleine et entière, telle qu'on la trouve dans le Livre III, chapitre XIII, pour méditer sur la vanité des vacations farcesques de certains :

    Esope ce grand homme vid son maistre qui pissoit en se promenant : «Quoy donq, fit-il, nous faudra-il chier en courant ?» Mesnageons le temps; encore nous en reste-il beaucoup d'oisif et mal employé. Nostre esprit n'a volontiers pas assez d'autres heures à faire ses besongnes, sans se desassocier du corps en ce peu d'espace qu'il luy faut pour sa necessité. Ils veulent se mettre hors d'eux et eschapper à l'homme. C'est folie; au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes; au lieu de se hausser, ils s'abbattent. Ces humeurs transcendantes m'effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles; et rien ne m'est à digerer fascheux en la vie de Socrates que ses ecstases et ses demoneries, rien si humain en Platon que ce pourquoy ils disent qu'on l'appelle divin. Et de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses qui sont les plus haut montees. Et je ne trouve rien si humble et si mortel en la vie d'Alexandre que ses fantasies autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa responce; il s'estoit conjouy avec luy par lettre de l'oracle de Jupiter Hammon, qui l'avoit logé entre les Dieux : «Pour ta consideration, j'en suis bien ayse, mais il y a de quoy plaindre les hommes qui auront à vivre avec un homme et luy obeyr, lequel outrepasse et ne se contente de la mesure d'un homme.» Diis te minorem quod geris, imperas.(1)

    La gentille inscription dequoy les Atheniens honnorerent la venue de Pompeius en leur ville, se conforme à mon sens :

    D'autant es tu Dieu, comme
    Tu te recognois homme.

    C'est une absolue perfection, et comme divine, de sçavoir jouyr loiallement de son estre. Nous cherchons d'autres conditions, pour n'entendre l'usage des nostres, et sortons hors de nous, pour ne sçavoir quel il y fait. Si, avons nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encores faut-il marcher de nos jambes. Et au plus eslevé throne du monde, si ne sommes nous assis que sus nostre cul.

     

    (1)"C'est en te soumettant aux dieux que tu règnes sur le monde." (Horace, Odes, III, VI, V)

     

    PUF, collection Quadrige

     

  • Femme en bleu (XII) : Piero della Francesca

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    Piero della Francesca, La Madonna del parto, Monterchi, ca 1460

    Que se passe-t-il ici qu'à la contempler on en reste muet et comme désemparé ? Il y a sans nul doute la charge symbolique du religieux et la singularité de l'événement  sur lesquels Hubert Damisch a si bien écrit (1)...

    Mais ce n'est pas seulement cette épaisseur du sens qui repousse sans cesse la question d'écrire sur elle, qu'elle soit la dernière femme en bleu. Plutôt : la rigueur, pour ne pas dire davantage, l'austérité, de Piero della Francesca... La barrière vient de plus loin. Ni sensuelle (cela pourra advenir chez d'autres peintres, plus tard) ni  doucement maternelle, elle semble habitée de sa fonction d'abord et la rondeur de son ventre est comme un accident de l'histoire, de son histoire, parce que la vérité est ailleurs.

    À la regarder, on se demande si elle fut jamais une mère, une mère telle que vous l'entendons. Et pour entendre, comprenons que la voix de qui parle est essentielle. Elle paraît d'un autre temps : le travail se déroule hors d'elle, déjà. Le rideau que tirent les anges, le pli de la robe qui s'écarte en une fente immanquable : tout est spectacle, ou démonstration, pour après. C'est l'annonce de la Vierge, en pendant de l'Annonciation qui lui a été faite, sans pathos, sans tremblement.

    La Madone de Piero n'est pas désincarnée ; elle est seulement dans le transitoire de sa maternité. L'œuvre s'accomplit et elle y tient sa place, au début, avant de revenir, à la fin, pour la mort. On la voudrait merveilleuse, picturale et irradiante. Piero la peint sévère et consciente.

    La beauté... La question esthétique est déplacée. Le devoir ne s'orne pas : il est une force.

    Cette peinture, une fresque : combat contre le temps, cherche cela : la force du corps qui abrite et dont le premier acte d'amour est de sauver/préserver l'encore absent. Tâche à la fois humble et redoutable, pour ce qui sera, en l'espèce, une divine apparition. 

    (1)Hubert Damisch, Un souvenir d'enfance par Piero della Francesca, 1997

  • Lapidaires

    Avant que de voir Rome pour la énième fois, penser à ses propres souvenirs et les heures passées, au tournant des années 80, à lire la Renaissance, sans comprendre vraiment ce que Du Bellay trafiquait de ses gémissements d'exilé. Tu découvrais Les Antiquités de Rome et sa misère devant le passé glorieux devenu poussière, tu la trouvais un peu facile, un peu sotte, même. Elle ne trouva sa place dans ton esprit qu'au jour où tu compris qu'il essayait de conjurer et l'inanité du monde, et l'angoisse de son propre anéantissement.

    Et ce poème est magnifique, parce qu'au panorama abîmé du Palatin, au désastre du Circo Massimo, au ridicule encastré de Torre Argentina, tels que tu les connais, toi, désormais, il répond sèchement, comme une prémonition, de seize vers élégamment lapidaires, qui, pas plus que la pierre, sans doute, ne survivront à l'indifférence d'un monde happé par la technologie et la préoccupation de sa seule finitude...


    XVIII

    Ces grands monceaux pierreux, ces vieux murs que tu vois
    Furent premièrement le clos d'un lieu champêtre :
    Et ces braves palais, dont le temps s'est fait maître,
    Cassines de pasteurs ont été quelquefois.

    Lors prirent les bergers les ornements des rois,
    Et le dur laboureur de fer arma sa dextre :
    Puis l'annuel pouvoir le plus grand se vit être,
    Et fut encor plus grand le pouvoir de six mois :

    Qui, fait perpétuel, crut en telle puissance,
    Que l'aigle impérial de lui prit sa naissance :
    Mais le Ciel, s'opposant à tel accroissement,

    Mit ce pouvoir ès mains du successeur de Pierre,
    Qui sous nom de pasteur, fatal à cette terre,
    Montre que tout retourne à son commencement.



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  • Filippo Lippi, lever le voile...

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    Madone à l'enfant, avec deux anges, Musée des Offices, c. 1465.

     

    Il y a dans le style, étymologiquement, une incision (1), une pression exercée, visible, faite pour capturer l'attention du spectateur (ou du lecteur). Une différence que l'on pourrait assimiler à une inégalité topographique ravissante. Les territoires vallonnés séduisent plus que les platitudes. Ainsi pensé, le style est une intempérance, une (im)pulsion. La peinture en témoigne largement. Mais nous sommes tout à coup aux Offices et c'est Filippo Lippi qui apporte la contradiction. Majestueusement, magistralement. Certes le paysage est délicat, le bras du siège de riche étoffe, le visage de la Vierge d'une beauté fraîche et paisible, avec  ce supplément d'émotion contenue qui rend Boticelli, en comparaison, si ennuyeux. Certes, l'unité chromatique et l'enchaînement des plans... Certes...

    Mais que serait notre bonheur contemporain si nous n'étions pas, imparable méandre de tissu aussi léger qu'une brume, éblouis par la coiffe. Cette coiffe affole la chevelure de Marie plus que ne le fera jamais la mise élaborée d'une courtisane. Sa blondeur italienne se nourrit de ce qui échoue à la cacher. Le voile le désigne ; il nous indique où regarder, et la complexité du chignon (?), ornée d'une gaze (mousseline, tulle...) ressemble à l'agitation paisible d'une mer. L'œil s'y perd ; l'œil s'y noie. Et comme il n'est, en peinture, qu'un ordre factice du monde, une vague plus ardente et plus aventureuse a glissé sur son cou de sable. Le voile est une écume, le corps maritime, que nous aurions envie d'alle rejoindre pour nous y rouler encore et encore. Érotique voilure de la beauté qui perdrait tant à nous contenter de sa seule nudité. Filippo Lippi s'en tient à la parade élémentaire d'un à peine invisible (2).  Telle est la bonté de son art, au delà de la maîtrise technique. Nous ne sommes plus devant le drapé qui cache et, parfois, suggère avec lourdeur, mais devant la fragile palpitation de la peau, de la courbe d'un corps, la désirable triangulation d'un cou, d'une mâchoire et d'une oreille. Fragile figure d'un désir. Sa dissimulation réhaussée par l'objet même de la dissimulation.

    Aussi discret l'artiste l'a-t-il voulu, ce voile, épanchement de la coiffure, lie la chevelure, attribut sensuel s'il en est, à cette chair, et plutôt que d'en rester à la seule contemplation des traits de la Vierge, le regard glisse en arrière. Les traits, disons-le : il y a en eux quelque chose de trop dessiné, de trop précis, qui ne résiste pas à la cartographie vaporeuse de cette zone, devenue désormais le sujet de notre fantasme. Le trait reflue, se perd ; le visage perd de sa netteté maintenant. L'œil n'en veut nullement d'être tenu à distance ; l'esprit se réjouit, d'être ainsi guidé, de s'en venir là où il n'aurait pas pensé s'aventurer. Contemplation gracieuse du cou avant de remonter sur la coiffe et les cheveux, ondulant comme les fleurs-filaments d'un monde heureusement inconnu. Un monde de plénitude où l'on oublie l'auréole de la Madone...

     

     

    (1)C'est d'ailleurs ainsi qu'en italien on désigne la gravure : incisione

    (2)Plutôt que le si facile "à peine visible". 

     

  • Mantegna, corps à corps

     

    Andrea Mantegna, Christ mort (1480), Pinacothèque de la Brera, Milan.

     

    Voici une œuvre dont on ne se défait pas. Le jour où elle n'est plus la simple reproduction sur une page glacée mais un fait, une présence, une réelle présence, et ce malgré la modestie des dimensions (66x81), il est impossible d'en détourner le regard. C'est en propre une expérience de fascination (dans tous les sens du terme, et notamment quand on pense aux commentaires de Pascal Quignard dans Le Sexe et l'effroi). Combattre la puissance captatrice de cette apparition (et les apparitions les plus bouleversantes ne sont pas, je crois, celles qui nous montrent une chose nouvelle mais plutôt celles qui, sur ce que nous croyions connaître, nous en révèlent une face inconnue, une histoire cachée. Dans la certitude nous sommes les plus vulnérables : rien de très neuf.), la combattre est une prétention frôlant la bêtise.

    Mantegna a peint cette toile en 1480, dans une époque déjà marquée, en Italie, par le retournement humaniste et la redéfinition de l'homme qu'il implique. Il connaît les ouvrages d'Alberti et comprend très vite que la peinture moderne (c'est-à-dire le «mouvement» auquel il participe) attaque, outre les liens du fond et de la forme, une nouvelle ère dans laquelle le recentrage de la philosophie sur l'individu sera primordial. Et l'individu a un corps... Alors le Christ a un corps... Et Mantegna nous en impose la vue, la contemplation intégrale, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes puisque le tableau est d'abord remarquable par le raccourci spectaculaire qui en structure l'invraisemblable profondeur. Invraisemblable en effet parce qu'il est clair que Mantegna prend des libertés avec la perspective. Là n'est pas l'essentiel, du moins de mon point de vue (si j'ose dire). La question mathématique n'est pas sans intérêt ; elle est significative mais pas vraiment signifiante, sinon pour des raisons de possible représentation. C'est un problème de peintre, pas de sens.

    Le raccourci. Il rejette au loin la figure du Christ qui semble quiet, et comme absent. La tête, si l'on se fixait sur elle seule, pourrait faire penser au sommeil, à une soustraction temporaire au monde. Il n'en est rien, car, de là où nous sommes, surgissent les quatre blessures de la croix. Sans effet excessif, sans violence sanguinolente, Mantegna les impose et la position des mains est très remarquable, repliées qu'elles sont pour que les stigmates soient visibles. Et la plante des pieds, au plus près, comme pour nous rappeler qu'il est question de sol foulé, de chair plus que terrestre. Mais cela n'est rien à côté de l'objet stupéfiant que l'on devine par le renflement du drap, renflement qui, à peu près, est le point de croisement des diagonales. C'est le fascinus et la fascination seconde du tableau (après son apparition globale), celle qui laisse pantois car on se demande alors comment une telle audace a pu passer... Il nous désigne la commune masculinité et dans la nécessité même de devoir la soustraire à la vue il la sur-expose. Pas la peine de se poser la question, de chercher dans quelque argutie théologique un détournement du verbe fait chair. La chair est là. Et plus de cinq siècles plus tard, l'étonnement devant cette composition est bien plus grand et fort que devant toutes les provocations faciles et explicites de l'art contemporain. Ce raccourci est, dans son organisation, une surprise de taille et nous restions à quia.

    Le raccourci, donc, mais pas seulement. Les proportions et la position. Le corps christique occupe toute la place. Il envahit l'espace et les deux figures (à peine visible pour l'une d'entre elles), dans leur situation périphérique, ne font que renforcer cette impression. Plan si rapproché que l'histoire annexe (les larmes, les lamentations) a la partie congrue. Et de se demander alors si Mantegna n'aura pas mis entre parenthèses le récit pour que nous nous concentriions sur autre chose. L'anatomie comme histoire, peut-être. L'époque, et la médecine en particulier, s'y intéresse, quand bien même l'Église met son veto. Les artistes s'y intéresseront : Vinci, Michel-Ange, Raphael pratiqueront les dissections. Il n'en est pas question ici mais l'anatomie du personnage est au cœur du dispositif, au centre, pour mieux le dire : le tableau est équilibré par la rectitude sévère de la composition, jusque dans la légère déviation qui en assure alors la beauté. Ainsi, quand nous le regardons, sommes-nous en face, de lui, face à face,  corps à corps, inéluctablement. Il est mort, froid. Aussi froid, se dit-on, que la dalle de marbre sur laquelle il repose (et qui prend, tout à coup, les allures anachroniques d'une table d'autopsie).

    Cette raideur structurelle est l'écho de la rigidité cadavérique. Ce n'est pas la torsion parfois maladroite de la descente de croix. L'affolement autour de la Passion est déjà passé. Il n' y a plus d'agitation d'aucune sorte et les sanglots sont bien le seul signe de vie que l'on supposera dans cette œuvre. Cette raideur est renforcée par les choix chromatiques de l'artiste, choix limités : ocre, bistre, gris, desquels se dégage une double impression : un temps crépusculaire et infini. Infini vers quoi ? Vers la résurrection. Si l'on s'en tient à la lettre biblique, sans aucun doute. Mais il s'agit ici d'un autre possible. Autant de tenue dans la composition, autant de dureté dans l'expression (ou l'inexpression, d'ailleurs) suspendent la lecture pour nous laisser face à la seule réalité d'un corps momentanément figé. Il n'est interdit à quiconque de croire. N'empêche : plus je le regarde, plus j'y pense, plus je poursuis de mon côté l'histoire, l'histoire du corps de chacun, et derrière cette chair livide et marmoréenne, j'imagine le ramollissement à venir, la putréfaction en marche (sourde encore), le glissement vers la décomposition.

    Il est évidemment assez surprenant que ce soit un tableau religieux qui me fasse le plus penser à cette réalité, et plus encore : qu'il m'y fasse penser sans peur, avec la légèreté et le bonheur que l'on trouve dans la contemplation d'une œuvre unique. Le mystère de l'art, sans doute.