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anatomie

  • Mantegna, corps à corps

     

    Andrea Mantegna, Christ mort (1480), Pinacothèque de la Brera, Milan.

     

    Voici une œuvre dont on ne se défait pas. Le jour où elle n'est plus la simple reproduction sur une page glacée mais un fait, une présence, une réelle présence, et ce malgré la modestie des dimensions (66x81), il est impossible d'en détourner le regard. C'est en propre une expérience de fascination (dans tous les sens du terme, et notamment quand on pense aux commentaires de Pascal Quignard dans Le Sexe et l'effroi). Combattre la puissance captatrice de cette apparition (et les apparitions les plus bouleversantes ne sont pas, je crois, celles qui nous montrent une chose nouvelle mais plutôt celles qui, sur ce que nous croyions connaître, nous en révèlent une face inconnue, une histoire cachée. Dans la certitude nous sommes les plus vulnérables : rien de très neuf.), la combattre est une prétention frôlant la bêtise.

    Mantegna a peint cette toile en 1480, dans une époque déjà marquée, en Italie, par le retournement humaniste et la redéfinition de l'homme qu'il implique. Il connaît les ouvrages d'Alberti et comprend très vite que la peinture moderne (c'est-à-dire le «mouvement» auquel il participe) attaque, outre les liens du fond et de la forme, une nouvelle ère dans laquelle le recentrage de la philosophie sur l'individu sera primordial. Et l'individu a un corps... Alors le Christ a un corps... Et Mantegna nous en impose la vue, la contemplation intégrale, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes puisque le tableau est d'abord remarquable par le raccourci spectaculaire qui en structure l'invraisemblable profondeur. Invraisemblable en effet parce qu'il est clair que Mantegna prend des libertés avec la perspective. Là n'est pas l'essentiel, du moins de mon point de vue (si j'ose dire). La question mathématique n'est pas sans intérêt ; elle est significative mais pas vraiment signifiante, sinon pour des raisons de possible représentation. C'est un problème de peintre, pas de sens.

    Le raccourci. Il rejette au loin la figure du Christ qui semble quiet, et comme absent. La tête, si l'on se fixait sur elle seule, pourrait faire penser au sommeil, à une soustraction temporaire au monde. Il n'en est rien, car, de là où nous sommes, surgissent les quatre blessures de la croix. Sans effet excessif, sans violence sanguinolente, Mantegna les impose et la position des mains est très remarquable, repliées qu'elles sont pour que les stigmates soient visibles. Et la plante des pieds, au plus près, comme pour nous rappeler qu'il est question de sol foulé, de chair plus que terrestre. Mais cela n'est rien à côté de l'objet stupéfiant que l'on devine par le renflement du drap, renflement qui, à peu près, est le point de croisement des diagonales. C'est le fascinus et la fascination seconde du tableau (après son apparition globale), celle qui laisse pantois car on se demande alors comment une telle audace a pu passer... Il nous désigne la commune masculinité et dans la nécessité même de devoir la soustraire à la vue il la sur-expose. Pas la peine de se poser la question, de chercher dans quelque argutie théologique un détournement du verbe fait chair. La chair est là. Et plus de cinq siècles plus tard, l'étonnement devant cette composition est bien plus grand et fort que devant toutes les provocations faciles et explicites de l'art contemporain. Ce raccourci est, dans son organisation, une surprise de taille et nous restions à quia.

    Le raccourci, donc, mais pas seulement. Les proportions et la position. Le corps christique occupe toute la place. Il envahit l'espace et les deux figures (à peine visible pour l'une d'entre elles), dans leur situation périphérique, ne font que renforcer cette impression. Plan si rapproché que l'histoire annexe (les larmes, les lamentations) a la partie congrue. Et de se demander alors si Mantegna n'aura pas mis entre parenthèses le récit pour que nous nous concentriions sur autre chose. L'anatomie comme histoire, peut-être. L'époque, et la médecine en particulier, s'y intéresse, quand bien même l'Église met son veto. Les artistes s'y intéresseront : Vinci, Michel-Ange, Raphael pratiqueront les dissections. Il n'en est pas question ici mais l'anatomie du personnage est au cœur du dispositif, au centre, pour mieux le dire : le tableau est équilibré par la rectitude sévère de la composition, jusque dans la légère déviation qui en assure alors la beauté. Ainsi, quand nous le regardons, sommes-nous en face, de lui, face à face,  corps à corps, inéluctablement. Il est mort, froid. Aussi froid, se dit-on, que la dalle de marbre sur laquelle il repose (et qui prend, tout à coup, les allures anachroniques d'une table d'autopsie).

    Cette raideur structurelle est l'écho de la rigidité cadavérique. Ce n'est pas la torsion parfois maladroite de la descente de croix. L'affolement autour de la Passion est déjà passé. Il n' y a plus d'agitation d'aucune sorte et les sanglots sont bien le seul signe de vie que l'on supposera dans cette œuvre. Cette raideur est renforcée par les choix chromatiques de l'artiste, choix limités : ocre, bistre, gris, desquels se dégage une double impression : un temps crépusculaire et infini. Infini vers quoi ? Vers la résurrection. Si l'on s'en tient à la lettre biblique, sans aucun doute. Mais il s'agit ici d'un autre possible. Autant de tenue dans la composition, autant de dureté dans l'expression (ou l'inexpression, d'ailleurs) suspendent la lecture pour nous laisser face à la seule réalité d'un corps momentanément figé. Il n'est interdit à quiconque de croire. N'empêche : plus je le regarde, plus j'y pense, plus je poursuis de mon côté l'histoire, l'histoire du corps de chacun, et derrière cette chair livide et marmoréenne, j'imagine le ramollissement à venir, la putréfaction en marche (sourde encore), le glissement vers la décomposition.

    Il est évidemment assez surprenant que ce soit un tableau religieux qui me fasse le plus penser à cette réalité, et plus encore : qu'il m'y fasse penser sans peur, avec la légèreté et le bonheur que l'on trouve dans la contemplation d'une œuvre unique. Le mystère de l'art, sans doute.