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poésie

  • L'époque : de la disparition d'Yves Bonnefoy

    La disparition d'Yves Bonnefoy passera en silence. Les poètes ne sont rien. Déjà, au début de l'année, celle de Pierre Boulez ne valut rien d'autre qu'une annonce sommaire. Nul besoin d'épiloguer. Ainsi va le monde.  Il n'est pas ici question de gloire ou de reconnaissance mais de représentation. Le XIXe siècle bourgeois et ventripotent ne pouvait passer outre le verbe hugolien, jusque dans ses outrances, ses répétitions et ses facilités. Si le verbe n'était plus chair, il était encore dans le temps de l'incarnation. Le théâtre du monde se donnait encore le plaisir de s'émanciper dans des figures. Booz endormi parlait certes une langue lointaine mais que la modestie de chacun révérait, tenait à distance. La littérature est à ce prix : que l'on sache se tenir coi et respectueux devant ce qui n'est pas la voix de la tribu. Mais ce temps est révolu. La grâce démocratique n'a cure d'autrui, et plus encore d'un autrui dont le phrasé nous regarde comme une énigme. Ainsi en était-il de l'écriture de Bonnefoy... Elle mesurait cette infinie licence permise à qui se bat contre la langue, en s'appuyant sur elle. Combat à la fois ombrageux et insoluble, que réprouvent les temps contemporains d'une syntaxe simplifiée et d'un sens évident.

    Yves Bonnefoy meurt dans l'indifférence et ce n'est pas tant la dimension personnelle, la question de la reconnaissance, qui est en jeu, que l'obséquiosité des hommages faux, des métaphores creuses qui essaieront de combler le vide qui entoure de facto la littérature exigeante. L'hermétisme n'est bon désormais que pour les cénacles économiques qui nous chassent de la maison commune. Le poète est relégué au rayon des fantaisies. Yves Bonnefoy et son expérience de langue et de l'art sont des curiosités, au sens où l'on parlait des cabinets de curiosités au XVIIIe siècle : un fatras de singularités que l'on admire sans rien vraiment y comprendre.

    La médiocrité crasse du pays qui reste le mien se vérifiera dans les deux jours prochains, par le silence officielle que cette disparition suscitera. Le vélo et le foot sont bien plus précieux. Inutile d'en parler. Mais souvenons-nous que le Chili, ce pays secondaire qui devrait prendre exemple sur le phare hexagonal censé inspirer la planète entière, le Chili, dis-je, décréta trois jours de deuil national quand Claudio Arrau décéda. Il y a des jours où l'on se sent chilien...

     

  • Ne jamais se départir politiquement d'une grimace de joie...

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    Claude Monet, La rue Montorgueil -Fête du 30 juin 1878, Musée d'Orsay, Paris.


    "Pendant que les fonds publics s'écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages"

                  Arthur Rimbaud, "Phrases", Illuminations.

  • Henri Michaux, pour de vrai


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    Autre lutte, autre chant, pas moins vital que celui de Char, Michaux. À la pointe de ce qui se défait dans la langue, se délie et se délite, pour que ce soit à nous, en lecteur attentif, de rassembler les morceaux, d'établir les correspondances, de refaire du sens. On croit que c'est un jeu, et c'en est un, sérieux, très sérieux, et jubilatoire...


    LE GRAND COMBAT

    Il l'emparouille et l'endosque contre terre ;
    Il le rague et le roupète jusqu'à son drâle ;
    Il le pratèle et le libuque et lui baruffle les ouillais ;
    Il le tocarde et le marmine,
    Le manage rape à ri et ripe à ra.
    Enfin il l'écorcobalisse.
    L'autre hésite, s'espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
    C'en sera bientôt fini de lui ;
    Il se reprise et s'emmargine... mais en vain
    Le cerceau tombe qui a tant roulé.
    Abrah ! Abrah ! Abrah !
    Le pied a failli !
    Le bras a cassé !
    Le sang a coulé !
    Fouille, fouille, fouille
    Dans la marmite de son ventre est un grand secret
    Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ;
    On s'étonne, on s'étonne, on s'étonne
    Et vous regarde,
    On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.

    Qui je fus, 1927

  • René Char, en puissance

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    Même dans la gravité, René Char sonde l'énergie du possible. Il n'y a pas de vain combat, pas d'engagement (et cela s'entend bien au delà du politique) par quoi nous ne pouvons nous mouvoir, nous émouvoir et avancer, encore et encore. En amour, en amitié, en désir de vivre.


    LE MORTEL PARTENAIRE
                             À Maurice Blanchot

        Il la défiait, s'avançait vers son coeur, comme un boxeur ourlé, ailé et puissant, bien au centre de la géométrie attaquante et défensive de ses jambes. Il pesait du regard les qualités de l'adversaire qui se contentait de rompre, cantonné dans une virginité agréable et son expérience. Sur la blanche surface où se tenait le combat, tous deux oubliaient les spectateurs inexorables. Dans l'air de juin voltigeait le prénom des fleurs du premier jour de l'été. Enfin une légère grimace courut sur la joue du second et une raie rose s'y dessina. La riposte jaillit sèche et conséquente. Les jarrets soudain comme du linge étendu, l'homme flotta et tituba. Mais les poings en face ne poursuivirent pas leur avantage, renoncèrent à conclure. A présent les têtes meurties des deux battants dodelinaient l'une contre l'autre. A cet instant le premier dut à dessein prononcer à l'oreille du second des paroles si parfaitement offensantes, ou appropriées, ou énigmatiques, que de celui-ci fila, prompte, totale, précise, une foudre qui coucha net l'incompréhensible combattant.
        Certains êtres ont une signification qui nous manque. Qui sont-ils ? Leur secret tient au plus profond du secret même de la vie. Ils s'en approchent. Elle les tue. Mais l'avenir qu'ils ont ainsi éveillé d'un murmure, les devinant, les crée. Ô dédale de l'extrême amour !
                                             La Parole en archipel (1952-1960)

  • Lapidaires

    Avant que de voir Rome pour la énième fois, penser à ses propres souvenirs et les heures passées, au tournant des années 80, à lire la Renaissance, sans comprendre vraiment ce que Du Bellay trafiquait de ses gémissements d'exilé. Tu découvrais Les Antiquités de Rome et sa misère devant le passé glorieux devenu poussière, tu la trouvais un peu facile, un peu sotte, même. Elle ne trouva sa place dans ton esprit qu'au jour où tu compris qu'il essayait de conjurer et l'inanité du monde, et l'angoisse de son propre anéantissement.

    Et ce poème est magnifique, parce qu'au panorama abîmé du Palatin, au désastre du Circo Massimo, au ridicule encastré de Torre Argentina, tels que tu les connais, toi, désormais, il répond sèchement, comme une prémonition, de seize vers élégamment lapidaires, qui, pas plus que la pierre, sans doute, ne survivront à l'indifférence d'un monde happé par la technologie et la préoccupation de sa seule finitude...


    XVIII

    Ces grands monceaux pierreux, ces vieux murs que tu vois
    Furent premièrement le clos d'un lieu champêtre :
    Et ces braves palais, dont le temps s'est fait maître,
    Cassines de pasteurs ont été quelquefois.

    Lors prirent les bergers les ornements des rois,
    Et le dur laboureur de fer arma sa dextre :
    Puis l'annuel pouvoir le plus grand se vit être,
    Et fut encor plus grand le pouvoir de six mois :

    Qui, fait perpétuel, crut en telle puissance,
    Que l'aigle impérial de lui prit sa naissance :
    Mais le Ciel, s'opposant à tel accroissement,

    Mit ce pouvoir ès mains du successeur de Pierre,
    Qui sous nom de pasteur, fatal à cette terre,
    Montre que tout retourne à son commencement.



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  • Baudelaire : la Passante et l'Interdit

    On connaît, pour le poème qui suit, les pages remarquables de Walter Benjamin quand il écrit Sur quelques thèmes baudelairiens. La foule, la modernité, un certain prosaïsme sous-jacent. Ce n'est pourtant pas sur ce plan que ce sonnet est une épreuve de vérité. Il y a la rapidité, la saisie immédiate du drame (au sens grec), de la scène circonscrite où tout se joue. Peut-être sommes-nous là devant un des poèmes des Fleurs du Mal les plus beaux, parce qu'au plus près des joyaux du Spleen de Paris. Cela tient à l'extrême contraste entre l'effervescence de la rencontre et le sentiment, non pas insoutenable, mais impensable, de la disparition. Il n'y a chez Baudelaire ni pathos, ni sentiment mielleux. Prime la fulgurance d'une extase. Rien de religieux ou de mystique, contrairement à ce qu'on pourrait croire. C'est l'extase dans toute sa physicité : ce qu'on accroche à soi, au corps, pour toujours, à tout prix.

    À UNE PASSANTE

    La rue assourdissante autour de moi hurlait.
    Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
    Une femme passa, d'une main fastueuse
    Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

    Agile et noble, avec sa jambe de statue.
    Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
    Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
    La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

    Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
    Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
    Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

    Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
    Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
    Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

  • Sonner matines

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    Cloître de l'abbaye Saint-Pierre de Moissac

    Un commentaire de Sophie K. sur un texte récent m'a ramené, par un effet de ricochets amusant, à une réflexion sur le rapport singulier (et la beauté -ou la laideur- tout aussi singulière) du mot. Elle utilisait la belle expression « sonnant matines ». Belle expression, en effet, parce qu'elle activait un découpage du jour désormais archaïque (1) et que l'absence de l'article défini accroissait encore la distance où pouvait se réfugier l'évocation, ce que ne nous offre pas la ritournelle Frère Jacques, quand on demande au religieux de « sonne(r) les matines ». Ce presque-rien manquant, ce signe médiéval de la langue était délicieux.

    L'ironie du hasard a fait que le lendemain je me suis retrouvé au rayon frais d'une moyenne surface, devant des œufs et, notamment, des œufs bio, marque Matines. J'ai tout de suite pensé que pour certains, alors, ce mot si doux à mon oreille, ancré dans un imaginaire de cellules monastiques, de cloître silencieux, aux sculptures apocalyptiques (comme à Moissac), dans la froidure d'un novembre forestier, alors que des pas glissent sur la pierre divine, ce mot pouvait n'être que l'assurance d'un produit de qualité, une idée soudaine de gâteau ou de tortilla.

    Si j'essaie de comprendre pourquoi le mot matines à une coloration si différente, alors qu'il est le même, en apparences, j'avancerai que dans l'expression médiévale le /t/ acquiert du mot qui le précède l'éclat tintinnabulant d'une cloche, pourtant discrète (à l'inverse de la dérisoire sonnette moderne) comme un paysage flamand de Huysmans, ou ésotérique, à la manière d'une esquisse de Bertrand. Dans sa récupération commerciale, il est plombé de la rondeur indigeste du /œ/ mis en boîte par six ou par douze. Au premier horizon, une poésie de l'instant furtif, de la musique intérieure d'une conscience qui s'incarne dans le lointain ; au second, la lourdeur prévisible de l'estomac.

    Il n'y a rien de mal à sentir cette différence : elle ne condamne pas le prosaïsme de la marque mais de cette étrangeté cocasse (du moins pour moi) j'ai vu resurgir un souvenir estudiantin. Le très spirituel Jean Rohou, qui nous éclairait avec délice sur la littérature classique et ses enjeux esthétiques et politiques, se gaussa un jour (à quelle occasion ? Mystère) des extases mallarméennes, et notamment du dernier vers de L'Azur :

                                 Je suis hanté ! L'azur ! L'azur ! L'azur !

    Ce que d'aucuns envisageaient, à travers la répétition, comme le signe de l'indicible, à travers le sémantisme, comme un infini où se perdre jusqu'à l'aphasie, lui le ramenait, sourire malicieux aux lèvres, au premier azur de sa jeunesse, soit une marque (là aussi...) d'essence et des bidons de carburant. L'image n'avait bien sûr rien qui puisse éveiller la rêverie. Il reprit son cours, convaincu que nous n'en penserions pas moins, vu que nous suivions par ailleurs les cours de Jean-Luc Steinmetz, grand mallarméen devant l'Éternel.

    Les mots ont ainsi un sens commun qui déploie un univers circonscrit, lequel nous utilisons selon l'usage. Ils ont aussi un territoire poétique que nous pouvons pourtant, au-delà de tout, récuser. Car il nous arrive de les habiter autrement (pas tous mais certains, et selon des configurations hétérogènes et aléatoires -pour l'esprit- ), de les habiller d'apparat ou de dégoût. La raison en est parfois claire, parfois obscure. Peut-être n'est-ce pas le cas pour tout le monde... Ils sont là, en nous, comme des quasi objets qui agrègent autour d'eux une part de notre vie. Ils ont une histoire, et leur histoire croise la nôtre. Ils sont sans doute un trémail de notre passé, au même titre que les souvenirs physiques dont le corps n'a pas voulu se débarrasser.

    Ils ne sont pas loin, parfois, de ces êtres que nous aimons ou détestons, sans pouvoir mettre sur ces sentiments des mots, des mots justement...

    (1)Tout emploi du temps obéit aujourd'hui à l'ordre strict et directif du minutage. C'est un horaire insensible, à la mathématique implacable. C'est un engrenage de montres et de pointeuses.


                                                                                        Photo : X

  • L'abricot

     

    Il n'y a pas de réalité mais des rapports à la réalité. Ce qui ne veut pas dire que la réalité n'existe pas (quant au réel, on sait ce qu'en disait Lacan...). Le monde nous percute mais il flotte aussi dans l'intermédiaire des prismes multiples dont nous nous saisissons (ou qui nous saisissent).

    Prenez l'abricot, le fruit charnu et jovial, comme des fesses orangées (mais nous laisserons de côté le caractère érotique de la question). L'abricot. Une enfant, à peine trois ans, y voit le bonheur sucré de l'été, un rafraîchissant intermède dans une après-midi de jeux sous le soleil : ce sont les vacances et l'on rit à qui mieux mieux, en écorchant au passage le nom du fruit. Il est un délice. À quelques mètres, lui, qui essaie tant bien que mal de rattacher le commun à ses pérégrinations dans les livres, pense à Ponge et croque la palourde du verger. Quand il en saisit la fermeté juteuse, il prend le parti pris des choses et joue la pose poétique dans le jardin. Il se retourne alors vers elle, dans le transat, qui médite,  aussi, juridique en diable, et qui voit dans l'objet qu'il s'apprête à porter à sa bouche un meuble en devenir.

    Le monde n'est pas un. Il y a les mots...

  • la poésie-médecine : Lorand Gaspar

      

    Lorand Gaspar

    À ceux qui se font de la poésie une idée ésotérique,  à ceux qui en ont le souvenir d'un chromo romantique, disons-leur d'aller du côté de Gaspard Lorand, dans un pays d'écriture où se mélangent la pleine écoute du monde, dans son élémentaire même, et l'attention aux autres. Cette dernière capacité n'est pas étrangère à ce qui fut le quotidien de cet homme : d'avoir été sa vie durant médecin, chirurgien, d'avoir vu la souffrance de près, la détresse et l'inquiétude. Feuilles d'observation, en 1986, est un ensemble de notes prises au jour le jour. Il est toujours précieux d'y retourner, pour mieux sentir ensuite ce qu'il cherche lorsqu'il compose les recueils Égée, Sol absolu ou Approche de la parole. Mais au delà de la compréhension de l'œuvre, il y a tout simplement à y cerner une commune expérience (que nous avons connue ou que nous aurons à connaître, tôt ou tard).

    En voici un extrait magnifique :

    Encore et encore ce combat inégal, la solitude du vaincu, la terre brûlée. Ce fil particulier de l'immense tissage, que j'ai eu à tenir entre les mains un instant et auquel je n'ai pas su rendre son juste mouvement. Ma mémoire est un continent de regards, de gestes désancrés. D'où prendre les forces pour transporter les montagnes qui ne pèsent plus rien ?

    Je ne peux que frissonner dans la clarté de ces défaites. Me courber dans la lumière crue d'une neige où la chaleur du sang se disperse, où toute qualité des choses est ignorée.

    La nuit est de mâchefer, inerte, les vitres sont aveugles. Pourtant de grands arbres bougent dans la pensée, peut-être des eaux. Je me dis qu'il doit y avoir aussi pauvre et dérisoire qu'elle soit, une lueur quelque part pour juger de ce noir, pour que je puisse le percevoir. Une lueur qui cherche les mots, le pain des mots.

     

  • Les deux sœurs

    Elles étaient deux sœurs, auxquelles s'adjoignit le mari de l'aînée (du moins me semble-t-il qu'elle fût la plus âgée) Deux sœurs bien particulières : l'une avait une voix un peu éteinte (il faudrait imaginer qu'une conversation avec elle se fît toujours dans le temple ouatée d'une bibliothèque (1) ou dans un lieu conventuel), l'autre était très petite, ne dépassant le mètre quarante-cinq. Elles officiaient (car l'ordre du sacré est de mise pour parler d'elles) dans un espace minuscule où nul que ces deux sibylles ne pouvait retrouver quoi que ce fût. Il ne s'agissait pas de venir y flaner ou fouiner. Nous arrivions avec nos références ; nous les leur indiquions. Soit il fallait passer commande, soit nous assistions à l'expérience miraculeuse de l'aiguille dans la botte de foin. Des livres, elles en avaient empilé jusqu'au plafond, selon une science personnelle qui aurait terrifié les psycho-rigides du binaire. Vous aviez donné le titre. Elles répondaient oui, oui, oui... et, pendant quelques secondes, elles intériorisaient les différents paramètres des pyramides dont elles étaient les architectes, avant de se précipiter, parfois à l'aide d'un escabeau, sur le volume, dont vous auriez pensé que, facétieux, il jouait à cache-cache avec sa libraire. Il arrivait fréquemment qu'elles se fendissent d'un rapide commentaire sur ce que vous alliez découvrir. Elles avaient tout lu.

    Ces magiciennes, Philippe Hamon ou Jean-Luc Steinmetz, lorsqu'ils faisaient un point bibliographique pendant leurs cours, les désignaient sous la généreuse métaphore des nourricières. La boutique, en effet, avec sa devanture d'un vert très sombre et sa vitrine modeste, s'appelait Les Nourritures terrestres. Elles avaient connu des écrivains d'après-guerre. Des photos dédicacées occupaient les rares espaces libres. Les livres étaient leur vie, l'intelligence passionnée leur univers. Elles étaient là depuis une éternité et lorsque j'étais étudiant elles avaient déjà atteint un âge respectable. Mais au delà de ce que nous savons être la réalité, il  est certains êtres (comme de certains lieux ou monuments) dont on imagine qu'ils ont pactisé avec l'éternité. Ainsi le temps des nourricières fut-il celui de l'université.

    Ayant quitté la ville, je suivis leur histoire de loin en loin. Un jour, elles abandonnèrent leur antre. Vint la relève. Celui qui leur succéda ne fut pas à la hauteur. Aurait-il pu en être autrement... Il ne suffit pas d'informatiser la gestion du stock pour faire de vous un libraire...

    La semaine dernière, je me suis engagé rue Hoche. Les boiseries extérieures ont viré à l'orange. La référence gidienne demeure mais juste en dessous, deux fois peints, le mot sandwichs. Ceux qui ont repris l'affaire (comme on dit) ont conservé le nom ancien qui, dans une logique épicurienne de bazar, colle si bien au pain bagnat, au jambon-fromage, au thon-oeuf-mayonnaise... Nathanaël fait dans la baguette désormais. Les gérants de cette nouvelle boutique connaissent-ils l'origine de cette inscription qui a traversé plus d'un demi-siècle ? Dans le fond, le problème n'est pas là, mais dans la suprême ironie qui voit un élan poétique, une promesse aventureuse et lyrique s'effondrer symboliquement dans l'univers de la restauration rapide. C'est à la fois une histoire intellectuelle et l'épaisseur d'un lieu que l'on réduit  à une cession commerciale. L'ironique survivance du nom, le prolongement de l'univers gidien, invisible pour la plupart des passants (ce qui fait que certains penseront que pour un magasin de bouffe, c'est bien trouvé...), se trouvent être le coup de couteau le plus cruel qui soit pour la mémoire des deux sœurs et celle de leurs affidés. Il eût été préférable qu'un vidéo-club, une boutique de lingerie ou une agence bancaire prissent la place, que tout fût effacé, pour que nous gardions, dans la disparition même de toute trace, la beauté pure de nos souvenirs. Mais, devant cette victoire mesquine du bon mot sur la métaphore spirituelle, il y a le sentiment que le mépris ambiant pour la littérature et tout ce qui est intello vient de trouver là son lieu emblématique.

    Ne soyons pas amer, néanmoins, et pensons que l'inscription eût-elle été effacée que le souvenir des deux sœurs s'en fût, peut-être, trouvé altéré, moins vif, moins précieux. Il faut prendre les aléas du monde sous cet angle : la cartographie de notre passé se nourrit aussi, en des endroits délicatement conservés, des détours les plus dérisoires...

     

    (1)J'entends : les vraies bibliothèques, celles où le silence de l'étude est de règle (et où les jeux de séduction se font du regard...), non les dérives en médiathèque et autres lieux socialisés qui voient circuler dans les salles et couloirs des gens n'ayant rien à y faire.