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baudelaire

  • Poésie du pire

    Le Chien et le Flacon

     

    « — Mon beau chien, mon bon chien, mon cher toutou, approchez et venez respirer un excellent parfum acheté chez le meilleur parfumeur de la ville. »
    Et le chien, en frétillant de la queue, ce qui est, je crois, chez ces pauvres êtres, le signe correspondant du rire et du sourire, s’approche et pose curieusement son nez humide sur le flacon débouché ; puis, reculant soudainement avec effroi, il aboie contre moi en manière de reproche.
    « — Ah ! misérable chien, si je vous avais offert un paquet d’excréments, vous l’auriez flairé avec délices et peut-être dévoré. Ainsi, vous-même, indigne compagnon de ma triste vie, vous ressemblez au public, à qui il ne faut jamais présenter des parfums délicats qui l’exaspèrent, mais des ordures soigneusement choisies. »

    Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869



  • Toute une vie à se voir....

    "Il voyagea.
    Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues.
    Il revint."


    On aura reconnu le début de l'avant-dernier chapître de L'Education sentimentale, avec son ellipse narrative qui pouvait ravir Proust et sa disposition typographique frappante. Certes, Frédéric Moreau va bientôt revoir Madame Arnoux mais cela ne change rien à l'affaire. Car au delà des effets stylistiques, cette mise en page est aussi une mise en scène, celle d'une perte, et d'un combat pour que celle-ci ne fût pas trop douloureuse. Et Frédéric fait, au moins temporairement, le choix du lointain. Ce n'est peut-être pas briser ses chaînes mais pour le moins les alléger. Flaubert parle d'«étourdissement». Il y a bien, nul n'en doute, une part d'illusion et si l'on considère cette aventure à la lumière d'une autre expérience littéraire, celle de Proust, la mémoire involontaire aura toujours le moyen de surprendre l'être qui a cru pouvoir se préserver de tout. Car la madeleine ou le pavé inégal sont aussi les pièges tendus par la réalité pour nous rappeler à ses bons souvenirs. Le point le plus éloigné de la douleur est toujours, quelque part, un leurre. La mélancolie de Frédéric survient, qui sait ?, de ces moments d'absence qui portent si mal leur nom.

    Mais il appartenait encore un monde où la photographie ne donnait pas l'inquiétant pouvoir de se dupliquer et s'il lui avait fallu emmener dans ses bagages l'objet de son désir il aurait dû, pareil à monsieur de Nemours avec la Princesse de Clèves, lui dérober un quelconque portrait (quoiqu'il ne fût plus quelconque...). Il aurait alors tenu une image figée dans le temps, un simulacre contemporain de sa douleur naissante. Il s'en tint à sa seule mémoire, ce qui n'était pas d'ailleurs une moindre torture.

    Un peu plus d'un siècle après, à l'ère de l'argentique généralisé, l'individu trouvait le moyen de se multiplier : sépia de pose étudiée ou Polaroïd d'une vie prise, croyait-il, sur le vif. Il pouvait alors essaimer son avenir de repères temporels graduant le déroulé de l'amour ou de l'amitié, du temps où ceux-ci étaient une réalité. Il pouvait ensuite recomposer, à ses heures d'infortune (à moins que ce fût le fruit d'une capacité nouvellement acquise de lucidité sur son passé), les multiples avatars d'une histoire désormais achevée. Il lui restait la possibilité, si la souffrance tenue par devers lui ne pouvait être jugulée, de les déchirer et de faire comme si plus rien de ce qui avait été ne subsistait. L'autre était alors dans un ailleurs insondable, seulement altéré par les tensions du hasard. Proust encore.

    Dans une époque à la technologie outrancière, qui voit désormais les individus se mettre en scène par écrans interposés, à l'heure de la convivialité informatique et de l'actualisation de soi sur Facebook et consorts, s'offre aux générations qui arrivent le malheur de voir l'autre ne jamais s'effacer de son paysage, de le contempler, même disparu de son quotidien, dans la régularité de ses évolutions numériques, de voir le regard naguère aimé, le visage jadis adoré, changer, se mouvoir dans un monde dont on n'est plus mais qui ouvre sa petite fenêtre pour accompagner celui/celle qui reste, jusqu'à ce que mort s'ensuive.

    Plus possible alors de s'émerveiller, après tant d'absence, comme le fait Frédéric, devant les cheveux blancs de Marie Arnoux ; plus possible de s'interroger lors d'une rencontre fortuite sur la silhouette qui vient, comme le narrateur de La Recherche retrouvant Gilberte. Fini, tout cela, pour eux : ils ne se seront jamais quittés, seront restés en contact, dupes de n'avoir pas su «garde(r) la forme et l'essence divine/De (leurs) amours décomposés».

     

  • L'encombrement du virtuel

    Dernièrement, une mienne connaissance s'alarme. Son portable a rendu l'âme (en fait, il n'en sera rien. Il ressuscite le lendemain (1)) : elle n'avait pas sauvegardé des photos. Elle ne les avait pas exportées sur son cloud. Tel est l'indispensable de la communication actuelle : avoir son nuage (à défaut d'être sur un nuage, ou dans les nuages), où tout le précieux informatif de l'existence sera préservé. 

    Ainsi sommes-nous environnés sans le savoir d'une nébuleuse atmosphérique codée en je ne sais quel langage, une sorte de banque de données invisibles où je puis aller chercher ce que je ne veux pas perdre...

    Un nuage, donc. Un cloud. La métaphore ne manque pas de sel, si l'on veut représenter l'impalpable, mais c'est justement dans la facilité de la comparaison que naît la mélancolie. Triste nuage contemporain, en effet, que celui-ci, par quoi je deviens banquier d'une mémoire, la mienne, sans épaisseur, sans matière. Sinistre représentation que d'imaginer l'individu suivi comme son ombre par son nuage fourre-tout, dont il peut saisir à chaque instant une donnée, un élément, une information.

    L'étranger de Baudelaire, dans Les Petits Poèmes en prose, tirait sa singularité et son mystère de ce qu'il parcourait le monde en regardant les nuages, les vrais, avec leurs formes changeantes et rêveuses. Ce n'était pas un bagage que ces métamorphoses perpétuelles qui le faisaient lever les yeux mais une destination (pour ne pas dire : un destin). Ils étaient dans le monde et leur existence transitoire n'était pas vaine mais une manière de pénétrer dans ce monde. On y mélangeait l'improbable des correspondances et le libre vagabondage des coïncidences. Les nuages n'étaient pas rien : ils furent une des raisons d'être de la peinture, des Flamands tourmentés aux impressionnistes évanescents. Le nuage court devant les yeux ravis, comme un des rares plaisirs enfantins qui ait pu survivre à notre rigueur d'adulte. Il suffit de ne rien faire, d'être là, les bras croisés ou derrière la tête, à la proue d'un navire ou sur la grève, et de passer des heures à contempler la solitude d'une ouate dans un ciel très bleu, ou le vertige d'un ciel qui se noircit. Ce n'est pas rien faire que d'engranger une beauté furtive, parfois légère, parfois soucieuse. Ce sont les nuages qui articulent mieux que tout notre ébriété amoureuse et notre soif d'aventure. Le nuage est beau de la perte qu'il préfigure et de la liberté qu'il nous laisse. 

    Le cloud informatique et contemporain est la négation de tout cela. Il est une prothèse de notre assujettissement à l'immédiat. C'est une décharge, une poubelle. Une poubelle pour têtes cumulatives. C'est le capital du vide.

     

    (1)Il faut être moderne et mélanger les références et, en l'espèce, le portable est une transcendance du contemporain. 

  • Politique de la teuf

     

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    Parmi les plus belles escroqueries intellectuelles du XXe siècle, laquelle escroquerie continue joyeusement en son suivant, il y a cette idée magique que la féminisation du monde politique humaniserait, adoucirait, et a fortiori, valoriserait l'exercice du pouvoir. Les exemples de Golda Meir, de Margaret Thatcher, d'Indira Gandhi devraient suffire, d'un point de vue rationnel, à mettre fin au mythe (1). Il  n'en est rien cependant. La loi sur la parité et les discours émus sur les ascensions des femmes au pouvoir entretiennent l'illusion.

    Il fallait voir les couillons parisiens exulter à l'élection de l'égérie socialo-bobo, Anne Hidalgo, pour désespérer de la lucidité politique de l'électeur moyen (vraiment très moyen). Il est vrai que, pour sa défense, l'alternative était consternante. Hidalgo ou NKM ? La démocratie du vide (ou par le vide, je ne sais).

    Donc : une femme à l'Hôtel de Ville. Une révolution, une bouffée d'air frais. Paris sera toujours Paris, à la fois rebelle et enjouée. On peut y mettre tout ce qu'on veut, selon votre bon plaisir.

    La nouvelle reine a su s'entourer, mieux que quiconque puisque c'est une femme politique. En atteste le choix de son premier adjoint, Bruno Julliard. Bruno Julliard, pour qui ne connaît pas, est le énième leader syndical étudiant, n'ayant pas décroché son master 2 au bout de sept ans de fac assidus, le énième apparatchik (après Désir, Dray, Assouline, Isabelle Thomas) à faire de l'agitation universitaire un tremplin pour se gaver ensuite dans les ors municipaux, voire ministériels. Petit roquet frondeur de trente-et-un ans, il traîne son air mélancolique et décalé sur les plateaux télé. On le croirait sorti d'un film de Despléchin, ce qui n'est pas peu dire. 

    Bref, il est premier adjoint (un peu comme le Prudhomme de Verlaine est juste milieu) et ce sont ses attributions qui font sourire. Vu la situation économique, et pire encore à Paris : le logement et un certain déséquilibre social (doux euphémisme), l'électeur parisien aurait pu croire que ce serait là le domaine de compétence de celui qui, potentiellement, et en cas de malheur, pourrait succéder à la Reine Mère. Mais le logement, le social, l'économique, voire l'écologique, c'est chiant ! Et le chiant, ce n'est pas Paris. Ainsi notre olibrius est-il

    Premier Adjoint à la Maire de Paris, chargé de toutes les questions relatives à la culture, au patrimoine, aux métiers d’art, aux entreprises culturelles, à la "nuit" et aux relations avec les arrondissements

    En clair, c'est d'abord le clinquant, le festif (si cher à Philippe Muray), le poudre-aux-yeux, la visibilité extérieure, la satisfaction bobo, le csp+, voire ++, qui sont visés. Vous pensiez qu'elle était là pour les pauvres et qu'elle ferait du social. Gros Jean comme devant. Paris n'est pas faite pour les misérables et la populace ; la vitrine française est destinée à nos amis du monde entier. Son identité œuvre au bonheur des riches Chinois, Américains et autres Russes ou Japonais. C'est, pour adapter l'image immonde d'Attali, un hôtel de luxe. C'est d'ailleurs à cet effet que la maréchaussée s'active dans les beaux quartiers et aux alentours des rues les significatives du prestige parisien (mode et bijouterie). Le sieur Julliard, gauchiste universitaire, fait désormais dans le toc, le chic, le glamour et l'international...

    Ajoutons que le glissement de la "culture" aux "entreprises culturelles" signe le passage du savoir et de la conservation du passé à sa dynamisation économique par les sons et lumières, le spectacle vivant et autres balivernes modernistes qui font des lieux contemporains des sortes de Puy du Fou perpétuels...

    Mais la cerise sur le gâteau est évidemment cette "nuit" qui, même avec des guillemets, nous fait sourire. La "nuit"... Quelle nuit ? La nuit des Folies Bergères, du Crazy Horse ? quelle nuit ? celle des backrooms du Marais, des teufeurs avec le nez plein de coke ? Quelle nuit ? celle des apéros minables le long du canal Saint Martin, celle de la rue Saint-Denis, celle du Panic Room  ?

    Nuit fort éloignée de celle vécue par ceux qui mériteraient d'être les premiers soucis d'une politique de gauche (mais disons : d'une politique tout court). Nuit bien peu baudelairienne, quand le poète évoque la souffrance dans son Crépuscule du soir.

    Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,
    Et ferme ton oreille à ce rugissement.
    C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent !
    La sombre Nuit les prend à la gorge ; ils finissent
    Leur destinée et vont vers le gouffre commun ;
    L'hôpital se remplit de leurs soupirs. - Plus d'un
    Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,
    Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée.

    Mais n'est-ce pas là trop de sensiblerie, trop de féminité, quand il faut, pour mater la capitale, une poigne de fer et une ambition qui, elle, n'a pas de sexe ?

     

    (1)Mais l'histoire plus ancienne n'est pas en reste, si l'on pense à Mary 1re (pour laquelle on créa plus tard le bloody Mary, pas moins), à Isabelle de Castille, à la grande Catherine de Russie,  ou à Élisabeth 1re. 

     

    Photo : Brassaï

  • Baudelaire : la Passante et l'Interdit

    On connaît, pour le poème qui suit, les pages remarquables de Walter Benjamin quand il écrit Sur quelques thèmes baudelairiens. La foule, la modernité, un certain prosaïsme sous-jacent. Ce n'est pourtant pas sur ce plan que ce sonnet est une épreuve de vérité. Il y a la rapidité, la saisie immédiate du drame (au sens grec), de la scène circonscrite où tout se joue. Peut-être sommes-nous là devant un des poèmes des Fleurs du Mal les plus beaux, parce qu'au plus près des joyaux du Spleen de Paris. Cela tient à l'extrême contraste entre l'effervescence de la rencontre et le sentiment, non pas insoutenable, mais impensable, de la disparition. Il n'y a chez Baudelaire ni pathos, ni sentiment mielleux. Prime la fulgurance d'une extase. Rien de religieux ou de mystique, contrairement à ce qu'on pourrait croire. C'est l'extase dans toute sa physicité : ce qu'on accroche à soi, au corps, pour toujours, à tout prix.

    À UNE PASSANTE

    La rue assourdissante autour de moi hurlait.
    Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
    Une femme passa, d'une main fastueuse
    Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

    Agile et noble, avec sa jambe de statue.
    Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
    Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
    La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

    Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
    Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
    Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

    Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
    Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
    Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

  • Une photographie de Proust

    Proust avait une manie. Lorsqu'il rencontrait une personne avec laquelle il voulait se lier durablement, ou dont il sentait qu'elle aurait une place nécessaire dans son existence, il lui demandait une photographie. Cette habitude lui permettait aussi d'utiliser, de croiser, de déformer des détails réels dans l'œuvre romanesque qui a fait de lui le plus grand écrivain de notre langue.

    Ce cliché est pour l'heure le dernier connu de Proust vivant. Il n'a pas encore le visage creusé et la barbe noire des photographies prises sur son lit de mort. Il n'a plus ce visage délicat, un peu efféminé qu'aura immortalisé le tableau de Jacques-Émile Blanche. Il a l'allure d'un bourgeois satisfaisait début-de-siècle. Rien que de très banal. Il pose. Petite raideur, accentuée par la légère contre-plongée. Ce n'est pas une photo pour la gloire. Elle n'aurait qu'un intérêt relatif, si elle n'était la dernière d'un Proust contemplant le monde. Mais le regard nous échappe : le trois-quart face nous prive de l'acuité des pupilles. Il est lointain, comme dans une échappée où nous n'aurons droit qu'à la trace du sillage. Quoiqu'écrire ainsi revient à donner à la photographie un supplément de sens induit par ce que nous savons du modèle. Privé que nous sommes (du moins le suis-je...) de motivations du photographe et de Proust lui-même, nous brodons, et nous pourrons ainsi penser chaque détail de la matière argentique pour nous raconter une histoire : pasticher l'auteur, en quelque sorte, et ce serait d'un grand ridicule.

    Disons plutôt que ce cliché ne nous émeut pas, tant il rappelle le caractère insondable du corps, du visage si nous les mettons en regard à la page blanche. Y a-t-il un air artiste, une gueule d'écrivain, une silhouette créatrice, comme l'époque contemporaine essaie tellement de nous le faire croire ? Que désormais les écrivains, entre autres, soient des visages est peut-être un des signes les plus marquants de la faillite de la littérature, sa compromission avec les lois du marché. Après avoir, selon la précieuse définition bourdieusienne du champ, déterminé son créneau, pour faire son trou, l'écrivain a concédé que son corps (non pas son cerveau ou sa main, qui tenait la plume) pouvait être un argument de vente. J'ai déjà écrit, à propos de Baudelaire, ce que je pensais de la posture comme forme d'apparition inaugurée par le plus ténébreux (dit-on) des poètes (1). Au moins, quand je regarde les photos de Proust, et jusqu'à cette ultime (encore impensée comme telle et qui, peut-être, un jour, sera remplacée par une autre), je n'y trouve pas cette même dérive (peut-être parce que sa gloire est, quoi qu'on en dise, posthume).

    Il pourra sembler singulier, voire inutile, de souligner que l'objet de ce billet vaut d'abord pour son insignifiance, pour le silence qu'il impose devant la puissance de la littérature. Encore une fois, regarder Proust, l'homme, celui qui, dans une certaine mesure, nous est indifférent ; et  il est plutôt curieux de se demander, en vain, ce que lui-même aurait pu retirer (et le verbe est très mal choisi) de ce cliché, de cette recherche d'une dignité un peu froide, comme d'une protection ou d'un regret de ne jamais être un homme à particule. Proust serait alors, ce que n'est pas le narrateur, aussi caustique puisse être parfois son esprit quand il examine le monde, un masque, un avatar ultime de ses infinies (quoique...) transformations. Regarder cette photographie et penser à la peinture de Blanche fait ressurgir, dans la différence amère que signe le temps passé, un épisode de La Recherche et  ramène le lecteur à la si fameuse soirée pendant laquelle Marcel (en admettant que le narrateur...) reconnaît à grand peine ceux qui firent et traversèrent son existence. Ce ne sont pas des photographies par quoi il accède à la grande loi du temps, à des signes extérieurs, des indices, mais une expérience immédiate de la disparition du passé paradoxalement encore présent. Devant un tel désastre lui reste l'écriture. Cela doit nous inciter à la défiance face au déluge d'images de l'époque contemporaine : il y avait dans l'esprit de Proust une lucidité surprenante à vouloir subvertir la photographie, les traces qu'elle laisse, pour en tirer une quintessence qui s'achevait dans les mots.  

    (1)Laquelle posture a été érigée en principe majeur par l'universitaire Jérôme Meizoz sans que ses propos ne soient très décisifs au regard de la pensée bourdieusienne.

  • L'être au miroir (II) : Baudelaire

     

    LE MIROIR

    Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace.
       "- Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu'avec déplaisir?" L'homme épouvantable me répond: "- Monsieur, d'après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droits; donc je possède le droit de me mirer; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience."
       Au nom du bon sens, j'avais sans doute raison ; mais, au point de vue de la loi, il n'avait pas tort.

     

    Ce poème en prose de Baudelaire, qu'on trouvera ensuite dans Le Spleen de Paris, est publié le 25 décembre 1864 dans La Revue de Paris. On essaiera d'imaginer le bourgeois impérial, encore en digestion de sa volaille, lisant cette provocation du dandy. Bourgeois impérial qui n'en a pas moins l'aspiration démocratique (même avec sa réserve concernant le peuple) d'une reconnaissance à être, dans une logique égalitaire (on n'avait pas liquidé l'Ancien Régime pour rien. Quoique liquidé soit un mot bien fort. L'aristocratie avait plus de ressources qu'on croyait). Il a dû se demander selon quelle audace un bohème qui avait déjà fait scandale sept ans plus tôt se permettait ainsi de rabattre la légitimité politique sur des impératifs esthétiques. Il s'est même peut-être dit que la présomption à ce point (qui est d'ailleurs un point de vue, radical, chez Baudelaire, mais comment s'en étonner ?) supposait que celui qui écrivait ainsi se plaçait comme un homme au-dessus des autres. Or, il devait bien se faire une idée de lui-même suffisamment éloquente pour ainsi fustiger la laideur se contemplant elle-même avec une certaine complaisance. Était-il si beau, le sieur Baudelaire, qu'il se fît contempteur de l'épouvantable au miroir ?

    Pas vraiment si on veut bien considérer les multiples photographies dont celle que nous avons choisie. Elle est de Nadar, prise aux alentours de 1860.

     

     

     

    Si la beauté de Charles Baudelaire nous importe peu, son goût pour la pose en revanche nous intéresse. Le poète n'avait guère d'indulgence pour la photographie, ou pour plus d'exactitude, il en détestait l'usage démocratique et les valeurs esthétiques que le tout venant lui associait, ainsi qu'en témoignent les lignes suivantes tirées d'un texte paru en 1859, «Le public moderne et la photographie» :

    «Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d’elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : «Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu.» Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : «Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie.» A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s’empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil.»

    Certes il y est question de l'opposition entre la photographie et la peinture, à travers la problématique de la mimesis. On peut de fait prendre cette analyse comme un pur exercice intellectuel dont l'enjeu est de taille quant à l'avenir de l'art pictural, et on sait combien le poète fut sur ce point un brillant critique. Mais il est aussi assez amusant de voir encore une fois Baudelaire s'ingénier à distinguer in fine la technique, non seulement de son usage, mais de son appréhension intellectuelle, ce qui revient peu ou prou à signifier que tout le monde n'a pas la même dignité devant l'art et la philosophie des moyens qu'il engage. Ce en quoi Baudelaire a totalement raison, n'en déplaise à l'air du temps qui voudrait que non seulement tous les goûts soient dans la nature (je reviendrai un jour sur la niaiserie de cette formule), mais que tout soit naturellement accessible (1). Néanmoins, lui qui voit avec horreur une «société immonde» se transformer en «Narcisse», que fait-il de mieux lorsqu'il cultive son œil ténébreux, son front pensif (où flotte, comme chacun le sait, «le drapeau noir de la mélancolie»), que fait-il, sinon d'être son propre contemplateur ? Ne se pense-t-il pas dans l'éternité d'un poète enfin arrivé à sa place dans un monde qui fait de lui un élément de ce nouvel espace, bourgeois, concurrentiel, où la littérature prend la place des Belles-Lettres, ce qui signifie, entre autres, qu'elle est un produit ? Cette machoire rude, cette lèvre pincée, ce regard à distance : rien qui ne sente pas l'étude de soi, la pensée de l'œil qui prend. Baudelaire ne parut pas sur les bandeaux des livres qu'aujourd'hui on place dans les devantures : ce n'était pas alors l'usage. Mais il y a dans ses manières de modèle, dans ses minauderies faussement sataniques, un ridicule qui m'a toujours fait rire, une arrogance en baudruche (arrogance que des admirateurs fervents et inconditionnels mettront sur le compte d'une existence difficile et d'une exigence esthétique rigoureuse). C'est, au fond, toute l'ambiguïté du dandysme, et donc de Baudelaire. Il peut se gausser de l'homme affreux devant son miroir, et mettre cette posture sur le compte d'une opposition radicale entre politique et esthétique, mais jusqu'à quel point ne concède-t-il pas lui-même en tant qu'artiste à la dépréciation du monde qu'il dénonce ?

    Il serait absurde de projeter une actualité baudelairienne, d'élaborer une figure présente du poète, mais à chaque fois que je regarde des photos de ce pourfendeur de la vulgarité satisfait de son immortalisation argentique, je me dis qu'il vaut mieux s'en tenir aux livres, aux œuvres, que les artistes retranchés sont les plus conscients du danger (à la manière de Thomas Pynchon), et qu'ils sont rares (et il n'est pas certain que Baudelaire, de nos jours, en ferait partie)...

     

    (1)La force contemporaine de la naturalité est un des signes les plus sensibles de la décadence. Quand la pensée comme acte de civilisation se replie sur la naturalité, c'est que l'homme ne se comprend pas lui-même, ne mesure pas ce qu'il fait. L'écologisme intellectuel est un contresens.

  • Aloysius Bertrand, le précurseur

    http://www.romantisme.wikibis.com/illustrations/250px-aloysius_bertrand_-po_c3_a8te_fr._281807-1841_29.jpg

    En 1842, un an après la mort de son auteur, Aloysius Bertrand, est publié un recueil de poèmes en prose, Gaspard de la Nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et Callot. Créateur discret d'un genre auquel Baudelaire donnera une envergure plus grande avec Le Spleen de Paris. Poésie de Bertrand où mélangent la rêverie romantique, la réhabilitation d'une littérature galante du XVIIIe, les échos du gothique (tel qu'il faut l'entendre à travers les romans anglais d'Ann Radcliffe ou d'Horace Walpole), le goût du clair obscur, la rapidité d'une esquisse faite sur le vif. Mélange autour d'une langue tournée vers le passé, dans ses références, dans sa préciosité, et d'une forme promise aux éclats les plus subtils de la poésie française. (a)

    UN RÊVE


    J'ai rêvé tant et plus, mais je n'y entends note. Pantagruel, livre III.

    Il était nuit. Ce furent d'abord, — ainsi j'ai vu, ainsi je raconte, — une abbaye aux murailles lézardées par la lune, — une forêt percée de sentiers tortueux, — et le Morimont (1) grouillant de capes et de chapeaux.


    Ce furent ensuite, — ainsi j'ai entendu, ainsi je raconte, — le glas funèbre d'une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d'une cellule, — des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque fleur le long d'une ramée, — et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnent un criminel au supplice.


    Ce furent enfin, — ainsi s'acheva le rêve, ainsi je raconte, — un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants, — une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d'un chêne, — et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue.


    Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier, les honneurs de la chapelle ardente; et Marguerite, que son amant a tuée, sera ensevelie dans sa blanche robe d'innocence, entre quatre cierges de cire.


    Mais moi, la barre du bourreau s'était, au premier coup, brisée comme un verre, les torches des pénitents noirs s'étaient éteintes sous des torrents de pluie, la foule s'était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides, — et je poursuivais d'autres songes vers le réveil.

    (1)C'est à Dijon, de temps immémorial, la place aux exécutions.

    (a)Signalons que Ravel composera, en 1908, de magnifiques pièces pour piano à partir de quelques poèmes de ce recueil : Ondine, Gibet et Scarbo

  • Pauvre Belgique

    Ainsi les Belges se résolvent-ils lentement à voir disparaître leur pays... Cela ne nous concernerait guère en l'espèce, sinon que devant autant de bêtise, on n'a moins de scrupules à relire le Baudelaire de La Belgique déshabillée où l'on trouve de tant de méchancetés. Méchancetés qui, à un siècle et demi de distance, sonnent joliment comme des vérités contemporaines. «Il n'y a pas de peuple Belge [sic] proprement dit. Il y a des races ennemies et des villes ennemies. Voyez Anvers. La Belgique, arlequin diplomatique». C'est peut-être dur mais ces observations reflètent d'une certaine manière l'artificialité constitutive du pays.

    Ceci étant, il reste que le temps n'aura donc pas fait son office et que ce pays n'aura jamais su trouver sa place à l'intérieur même du territoire qui lui fut dévolu. Il n'aura servi, depuis quelques décennies, qu'à symboliser, à travers une métonymique capitale (Bruxelles pour désigner l'Union Européenne, la politique de Bruxelles -ce qui est fort drôle quand l'autorité belge elle-même se délitait), un pouvoir européen, une technocratie liberticide qui a justement comme objectif secret de décomposer les États, d'abolir les frontières, parce qu'ils sont des freins aux lois du marché.

    Le plus singulier est de voir que cette lente déréliction politique trouve aujourd'hui son arme efficace dans un nationalisme flamand qui n'est pas sans rappeler les velléités séparatistes de la Ligue du Nord italienne. Du côté flamand, on agite les revendications identitaires et les prérogatives linguistiques pour demander son émancipation. Il est vrai que cette partie du territoire belge brille particulièrement par son aura culturel ! Il ne faut pas s'y tromper. Ce sont des impératifs économiques, des refus de mise en commun, qui motivent une telle aspiration. La richesse flamande ne veut plus payer pour la pauvreté wallonne, de même que les Milanais ou les Florentins (du moins certains d'entre eux) ne veulent plus des prétendus fainéants Siciliens ou Calabrais... Cela ressemble fort à du séparatisme fiscal.

    Il y a donc une inflexion sensible d'une certaine orientation nationaliste vers des intérêts qui font le jeu des doctrines ultra-libérales. Loin de se penser en pays, en territoire, en communauté sur lesquels ils pourraient vouloir imprimer leur marque, une frange nationalo-économique aspire à l'indépendance selon le principe étriqué et en soi peu politique d'une évaluation des coûts et des profits. On se doutait bien de cette évolution, lorsqu'on examinait les choix fort libéraux du Front National en France. Le paradoxe est là : des nationalistes qui n'aiment pas leur pays, l'histoire de leur pays, mais eux-mêmes, rien qu'eux-mêmes, dans une sorte de projection narcissique délirante.

    Le plus inquiétant est évidemment que ce phénomène prenne de l'ampleur, qu'il ne soit pas facilité par l'idéologie différentialiste. Il n'y a peut-être pas si loin d'un slogan comme La Flandre aux Flamands (mais vous pouvez remplacer ces deux mots par quantité d'autres) à celui-ci : La richesse aux plus riches.




     

  • A l'horizon de Nicolas de Stael

    Nicolas de Stael, Les Toits

    «Il y a toute sorte de gris. Il y a le gris plein de rose qui est un reflet des deux Trianons. Il y a le gris bleu qui est un regret du ciel. Le gris beige couleur de la terre après la herse. Le gris du noir au blanc dont se patinent les marbres. Mais il y a le gris sale, un gris terrible, un gris jaune tirant sur le vert, un gris pareil à la poix, un enduit sans transparence, étouffant, même s'il est clair, un gris destin, un gris sans pardon, le gris qui fait le ciel terre à terre, ce gris qui est la palissade de l'hiver, la boue des nuages avant la neige, ce gris à douter des beaux jours, jamais et nulle part si désespérant qu'à Paris au-desssus de ce paysage de luxe, qu'il aplatit de ses pieds, petit, petit, lui le mur vaste et vide d'un firmament implacable, un dimanche matin de décembre au-dessus de l'avenue du Bois... »

    Louis Aragon, Aurélien.


    Et, lisant cette page, le gris de Stael, tout à coup, revient. Ce gris de la peinture-glaise. Feu éteint pourtant pas encore éteint. Ouvert de sa luminosité vers le monde comme une vitre. Le gris vitre-de-glaise dans ses nuances de plaines verticales, collées au mur, mais en partance pour l'au-delà du mur. Ce gris si épais, si lourd de ses rudesses ombrées, si grêle, si aigu dans ses clartés majeures. Il nous fragilise d'être démuni face à l'inattendu chromatique. Ce gris, ces gris, ne prennent pas (comme on dirait qu'un plâtre prend). On y trouve au contraire une respiration qui tolère l'étrangeté du rouge (simples touches en grignotage de l'univers faussement plombé), l'entame verte ou le pavage presque noir (mais n'est-ce pas, peut-être, une désoxygénation de bleu ?) du territoire, et le blanc, aussi, comme une ponctuation de la toile, dessous, vierge... Le gris, avant de Stael, n'est pas une couleur, mais un entre-deux, un compromis, une allégeance quasi mécanique au retrait de la lumière (1). Avec lui, qui par ailleurs sait user des couleurs les plus franches, il sort de sa nudité de cendres, de sa neutralité ferrugineuse. De Stael le sort de sa réduction terrestre. Ainsi nous percutent l'élévation, pour ne pas dire la sublimation (dans son acception chimique : passage du solide au gazeux) de cette force si souvent inerte, cette musicalité inouïe dont on ne trouve un possible précédent que dans les tourments atmosphériques de Van Goyen ou Van Ruysdael. Mais, là, il ne s'agit pas de représentation, de mimesis (ou si peu : le titre compte-t-il vraiment ? Les Toits... ). Il s'agit bien plus d'explorer les potentielles existences du référencé neutre. On sait quelle importance prend chez le peintre l'expérience quasi tactile de la couleur, la prise au corps du pigment déposé en couches, presque traces sédimentaires. Les bleus, les rouges, les jaunes : expériences de plus grande facilité. Mais le gris... De Stael gratifie soudain le firmament implacable d'une insécurité propre à la vie. Ce ne sont plus les nuages qui seront sauvés de leur nullité par la contrepartie bleutée du ciel (éclatant ou discret, qu'importe), ce n'est plus la tristesse induite d'une pluie invisible mais ô combien présente. Il gratte les Cieux (en admettant que ce soient les Cieux) pour que nous soyons soulagés des inadvertances qui souvent lestent notre journée à venir et de cette inégalité il fait un regard de soleil sans astre, ce que nul recoin de la terre, et moins encore les topoï météorologiques de notre quotidien, ne peuvent témoigner. Il gratte les Cieux, en retire le lisse oppressant et les aspérités, semblables à celles d'un mur dont on aurait retiré le crépi mystificateur et qui, loin d'être rendu à sa rudesse inquiétante, en gagnerait une sensibilité impensable. Le peintre déchire la certitude de notre regard : son œuvre nous astreint à considérer la beauté d'un poids jusqu'alors majestueux et donc inhumain. Son expérience à la fois chromatique et tactile (car on a envie de toucher la toile, comme souvent chez lui) nous assurent d'un possible accès à ce qui nous était interdit. Un vent d'optimisme souffle soudain. Moins par ce qu'il propose que par ce qu'il défait. Au-dessus des toits gris, le souffle gris d'une voûte sans direction. De quoi se sentir étonnamment libres.

    Et si l'Histoire ne retient pas le gris de Stael comme il y a un vert Véronèse, c'est que celui-là n'est pas un : il n'est pas un ton, une tonalité, clef de la partition figurative et chromatique d'un monde que l'on peut, tant bien que mal, rapporter au nôtre. Il est le témoignage d'un œil sans désir assertif, comme une phrase sans verbe, un simple mot, un substantif (ou un adjectif, qui sait...) dont nous ne connaissons pas l'origine mais dont nous reconnaissons la justesse, trace infiniment rebelle à la langue commune. Le gris (les gris) de Nicolas de Stael est une expérience comparable, à un siècle de distance, à ce que fut la recherche baudelairienne : une incursion bouleversante, dérangeante dans le sordide jusqu'au retournement final de ce dernier pour nous tirer un cri de bonheur.


    (1) Ce que fera plus tard Pierre Soulages pour le noir.