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veronèse

  • De Veronese à Klein, la confiscation...

    veronese - The National Museum of Western Art The Mystic Marriage Of St. Catherine C. 1547Details Paolo Veronese (Paolo Caliari).jpg

    Veronese, Le Mariage mystique de Sainte Catherine, 1547 Yale University Art Gallery, New Haven

    Véronèse est un peintre sublime dont certaines œuvres laissent le contemplateur sans voix. Le Repas chez Levi est d'une démesure magique. En plus de ses tableaux, l'artiste a laissé dans l'histoire de l'art une trace rare : une couleur. Le vert Véronèse, lequel vert se retrouve dans le vêtement supérieur de Sainte Catherine.

    Un autre peintre a ce privilège : Yves Klein.

     

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    Le bleu de Klein. L'IKB (International Klein Blue). Marque déposée. Propriété industrielle. 

    Le génitif n'a plus la même valeur. La possession est devenue de plein droit. C'est une arrogance sonnante et trébuchante. Un autre monde. L'expression, le sentiment et l'art n'ont plus cours. La touche est secondaire ; c'est la couche qui compte. Le badigeon uniforme contre la nuance de la couleur dans le dess(e)in. 

    D'un côté une forme d'éternité, de l'autre une assurance bancaire à 70 ans après la mort de l'inventeur...

  • A l'horizon de Nicolas de Stael

    Nicolas de Stael, Les Toits

    «Il y a toute sorte de gris. Il y a le gris plein de rose qui est un reflet des deux Trianons. Il y a le gris bleu qui est un regret du ciel. Le gris beige couleur de la terre après la herse. Le gris du noir au blanc dont se patinent les marbres. Mais il y a le gris sale, un gris terrible, un gris jaune tirant sur le vert, un gris pareil à la poix, un enduit sans transparence, étouffant, même s'il est clair, un gris destin, un gris sans pardon, le gris qui fait le ciel terre à terre, ce gris qui est la palissade de l'hiver, la boue des nuages avant la neige, ce gris à douter des beaux jours, jamais et nulle part si désespérant qu'à Paris au-desssus de ce paysage de luxe, qu'il aplatit de ses pieds, petit, petit, lui le mur vaste et vide d'un firmament implacable, un dimanche matin de décembre au-dessus de l'avenue du Bois... »

    Louis Aragon, Aurélien.


    Et, lisant cette page, le gris de Stael, tout à coup, revient. Ce gris de la peinture-glaise. Feu éteint pourtant pas encore éteint. Ouvert de sa luminosité vers le monde comme une vitre. Le gris vitre-de-glaise dans ses nuances de plaines verticales, collées au mur, mais en partance pour l'au-delà du mur. Ce gris si épais, si lourd de ses rudesses ombrées, si grêle, si aigu dans ses clartés majeures. Il nous fragilise d'être démuni face à l'inattendu chromatique. Ce gris, ces gris, ne prennent pas (comme on dirait qu'un plâtre prend). On y trouve au contraire une respiration qui tolère l'étrangeté du rouge (simples touches en grignotage de l'univers faussement plombé), l'entame verte ou le pavage presque noir (mais n'est-ce pas, peut-être, une désoxygénation de bleu ?) du territoire, et le blanc, aussi, comme une ponctuation de la toile, dessous, vierge... Le gris, avant de Stael, n'est pas une couleur, mais un entre-deux, un compromis, une allégeance quasi mécanique au retrait de la lumière (1). Avec lui, qui par ailleurs sait user des couleurs les plus franches, il sort de sa nudité de cendres, de sa neutralité ferrugineuse. De Stael le sort de sa réduction terrestre. Ainsi nous percutent l'élévation, pour ne pas dire la sublimation (dans son acception chimique : passage du solide au gazeux) de cette force si souvent inerte, cette musicalité inouïe dont on ne trouve un possible précédent que dans les tourments atmosphériques de Van Goyen ou Van Ruysdael. Mais, là, il ne s'agit pas de représentation, de mimesis (ou si peu : le titre compte-t-il vraiment ? Les Toits... ). Il s'agit bien plus d'explorer les potentielles existences du référencé neutre. On sait quelle importance prend chez le peintre l'expérience quasi tactile de la couleur, la prise au corps du pigment déposé en couches, presque traces sédimentaires. Les bleus, les rouges, les jaunes : expériences de plus grande facilité. Mais le gris... De Stael gratifie soudain le firmament implacable d'une insécurité propre à la vie. Ce ne sont plus les nuages qui seront sauvés de leur nullité par la contrepartie bleutée du ciel (éclatant ou discret, qu'importe), ce n'est plus la tristesse induite d'une pluie invisible mais ô combien présente. Il gratte les Cieux (en admettant que ce soient les Cieux) pour que nous soyons soulagés des inadvertances qui souvent lestent notre journée à venir et de cette inégalité il fait un regard de soleil sans astre, ce que nul recoin de la terre, et moins encore les topoï météorologiques de notre quotidien, ne peuvent témoigner. Il gratte les Cieux, en retire le lisse oppressant et les aspérités, semblables à celles d'un mur dont on aurait retiré le crépi mystificateur et qui, loin d'être rendu à sa rudesse inquiétante, en gagnerait une sensibilité impensable. Le peintre déchire la certitude de notre regard : son œuvre nous astreint à considérer la beauté d'un poids jusqu'alors majestueux et donc inhumain. Son expérience à la fois chromatique et tactile (car on a envie de toucher la toile, comme souvent chez lui) nous assurent d'un possible accès à ce qui nous était interdit. Un vent d'optimisme souffle soudain. Moins par ce qu'il propose que par ce qu'il défait. Au-dessus des toits gris, le souffle gris d'une voûte sans direction. De quoi se sentir étonnamment libres.

    Et si l'Histoire ne retient pas le gris de Stael comme il y a un vert Véronèse, c'est que celui-là n'est pas un : il n'est pas un ton, une tonalité, clef de la partition figurative et chromatique d'un monde que l'on peut, tant bien que mal, rapporter au nôtre. Il est le témoignage d'un œil sans désir assertif, comme une phrase sans verbe, un simple mot, un substantif (ou un adjectif, qui sait...) dont nous ne connaissons pas l'origine mais dont nous reconnaissons la justesse, trace infiniment rebelle à la langue commune. Le gris (les gris) de Nicolas de Stael est une expérience comparable, à un siècle de distance, à ce que fut la recherche baudelairienne : une incursion bouleversante, dérangeante dans le sordide jusqu'au retournement final de ce dernier pour nous tirer un cri de bonheur.


    (1) Ce que fera plus tard Pierre Soulages pour le noir.

     

  • Véronèse : le triomphe de la peinture

     

    http://www.cineclubdecaen.com/peinture/peintres/veronese/repaschezlevy.jpg

    Véronèse, Le Repas chez Lévi, Académie de Venise, 1573

    Contempler la reproduction d'un tableau est, je le reconnais aisément, une aberration. Quand il a la démesure de l'œuvre de Véronèse (550x1280 !), cela relève de l'imbécillité. Je plaide coupable. Mais par un paradoxe que l'on pourra prendre pour exemple de sophisme, le flou, ici, me convient. Le désordre des hommes, contrastant avec la rigueur des arcades et l'envolée de la perspective, n'en ressort que mieux. Il n'est pas possible de s'attacher à tel ou tel (comme quand nous sommes à l'Académie de Venise et que nous avons tout le temps), de remarquer la finesse du trait, l'élégance des couleurs. Nous ne voyons que le mouvement, avec une rare ampleur : les hommes, les fous, les chiens. Et c'est merveille dans cet art de l'immobilité qu'est la peinture. Notre œil va à gauche, à droite. Le centre s'impose d'abord comme une trouée bleue qui nous absorbe. Nous allons donc aussi d'avant en arrière : des cieux agités au carrelage. Lorsqu'enfin nous disciplinons notre œil, nous lui faisons une place, à celui qui est le Fils. Nous nous y arrêtons, sans plus, d'ailleurs, car, aussitôt, le reste nous distrait.

    Il fallait avoir du génie pour penser une telle scénographie, du génie et de l'audace parce que Le Repas chez Lévi n'est pas le titre initial de l'œuvre. Comme on s'en doute, c'était une commande et l'artiste était censé représenter la Cène. Cela lui valut les foudres de l'Inquisition, tribunal de sinistre mémoire. Mais les autorités furent clémentes et le changement de titre leur suffit.

    On dira, avec à propos, que dans cette histoire, se contenter d'une modification aussi légère cache une hypocrisie regrettable, si l'on s'en tient au dogme. Car, en l'espèce, Paolo Cagliari, ayant peint ce tableau en pensant à la Cène, a péché, et il méritait au moins que l'œuvre fût détruite, et lui châtié. Alors ? Éblouissement devant le chef d'œuvre (mais le saint Office l'avait-il vu ?), éclat oratoire du peintre, faiblesse de l'institution ? Peu importe. En ces temps de régression moraliste, contemplons, allons contempler Véronèse, avant que n'arrivent de prochains procès en sorcellerie.