À ceux qui se font de la poésie une idée ésotérique, à ceux qui en ont le souvenir d'un chromo romantique, disons-leur d'aller du côté de Gaspard Lorand, dans un pays d'écriture où se mélangent la pleine écoute du monde, dans son élémentaire même, et l'attention aux autres. Cette dernière capacité n'est pas étrangère à ce qui fut le quotidien de cet homme : d'avoir été sa vie durant médecin, chirurgien, d'avoir vu la souffrance de près, la détresse et l'inquiétude. Feuilles d'observation, en 1986, est un ensemble de notes prises au jour le jour. Il est toujours précieux d'y retourner, pour mieux sentir ensuite ce qu'il cherche lorsqu'il compose les recueils Égée, Sol absolu ou Approche de la parole. Mais au delà de la compréhension de l'œuvre, il y a tout simplement à y cerner une commune expérience (que nous avons connue ou que nous aurons à connaître, tôt ou tard).
En voici un extrait magnifique :
Encore et encore ce combat inégal, la solitude du vaincu, la terre brûlée. Ce fil particulier de l'immense tissage, que j'ai eu à tenir entre les mains un instant et auquel je n'ai pas su rendre son juste mouvement. Ma mémoire est un continent de regards, de gestes désancrés. D'où prendre les forces pour transporter les montagnes qui ne pèsent plus rien ?
Je ne peux que frissonner dans la clarté de ces défaites. Me courber dans la lumière crue d'une neige où la chaleur du sang se disperse, où toute qualité des choses est ignorée.
La nuit est de mâchefer, inerte, les vitres sont aveugles. Pourtant de grands arbres bougent dans la pensée, peut-être des eaux. Je me dis qu'il doit y avoir aussi pauvre et dérisoire qu'elle soit, une lueur quelque part pour juger de ce noir, pour que je puisse le percevoir. Une lueur qui cherche les mots, le pain des mots.