Cloître de l'abbaye Saint-Pierre de Moissac
Un commentaire de Sophie K. sur un texte récent m'a ramené, par un effet de ricochets amusant, à une réflexion sur le rapport singulier (et la beauté -ou la laideur- tout aussi singulière) du mot. Elle utilisait la belle expression « sonnant matines ». Belle expression, en effet, parce qu'elle activait un découpage du jour désormais archaïque (1) et que l'absence de l'article défini accroissait encore la distance où pouvait se réfugier l'évocation, ce que ne nous offre pas la ritournelle Frère Jacques, quand on demande au religieux de « sonne(r) les matines ». Ce presque-rien manquant, ce signe médiéval de la langue était délicieux.
L'ironie du hasard a fait que le lendemain je me suis retrouvé au rayon frais d'une moyenne surface, devant des œufs et, notamment, des œufs bio, marque Matines. J'ai tout de suite pensé que pour certains, alors, ce mot si doux à mon oreille, ancré dans un imaginaire de cellules monastiques, de cloître silencieux, aux sculptures apocalyptiques (comme à Moissac), dans la froidure d'un novembre forestier, alors que des pas glissent sur la pierre divine, ce mot pouvait n'être que l'assurance d'un produit de qualité, une idée soudaine de gâteau ou de tortilla.
Si j'essaie de comprendre pourquoi le mot matines à une coloration si différente, alors qu'il est le même, en apparences, j'avancerai que dans l'expression médiévale le /t/ acquiert du mot qui le précède l'éclat tintinnabulant d'une cloche, pourtant discrète (à l'inverse de la dérisoire sonnette moderne) comme un paysage flamand de Huysmans, ou ésotérique, à la manière d'une esquisse de Bertrand. Dans sa récupération commerciale, il est plombé de la rondeur indigeste du /œ/ mis en boîte par six ou par douze. Au premier horizon, une poésie de l'instant furtif, de la musique intérieure d'une conscience qui s'incarne dans le lointain ; au second, la lourdeur prévisible de l'estomac.
Il n'y a rien de mal à sentir cette différence : elle ne condamne pas le prosaïsme de la marque mais de cette étrangeté cocasse (du moins pour moi) j'ai vu resurgir un souvenir estudiantin. Le très spirituel Jean Rohou, qui nous éclairait avec délice sur la littérature classique et ses enjeux esthétiques et politiques, se gaussa un jour (à quelle occasion ? Mystère) des extases mallarméennes, et notamment du dernier vers de L'Azur :
Je suis hanté ! L'azur ! L'azur ! L'azur !
Ce que d'aucuns envisageaient, à travers la répétition, comme le signe de l'indicible, à travers le sémantisme, comme un infini où se perdre jusqu'à l'aphasie, lui le ramenait, sourire malicieux aux lèvres, au premier azur de sa jeunesse, soit une marque (là aussi...) d'essence et des bidons de carburant. L'image n'avait bien sûr rien qui puisse éveiller la rêverie. Il reprit son cours, convaincu que nous n'en penserions pas moins, vu que nous suivions par ailleurs les cours de Jean-Luc Steinmetz, grand mallarméen devant l'Éternel.
Les mots ont ainsi un sens commun qui déploie un univers circonscrit, lequel nous utilisons selon l'usage. Ils ont aussi un territoire poétique que nous pouvons pourtant, au-delà de tout, récuser. Car il nous arrive de les habiter autrement (pas tous mais certains, et selon des configurations hétérogènes et aléatoires -pour l'esprit- ), de les habiller d'apparat ou de dégoût. La raison en est parfois claire, parfois obscure. Peut-être n'est-ce pas le cas pour tout le monde... Ils sont là, en nous, comme des quasi objets qui agrègent autour d'eux une part de notre vie. Ils ont une histoire, et leur histoire croise la nôtre. Ils sont sans doute un trémail de notre passé, au même titre que les souvenirs physiques dont le corps n'a pas voulu se débarrasser.
Ils ne sont pas loin, parfois, de ces êtres que nous aimons ou détestons, sans pouvoir mettre sur ces sentiments des mots, des mots justement...
(1)Tout emploi du temps obéit aujourd'hui à l'ordre strict et directif du minutage. C'est un horaire insensible, à la mathématique implacable. C'est un engrenage de montres et de pointeuses.
Photo : X