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peinture - Page 7

  • L'Humanité de Miró

     

     

    "L'espoir d'un condamné à mort"

    Ce tableau, Miró le peint un jour bien particulier, celui où l'Espagne franquiste exécute (mais elle ne le sait pas encore) son dernier condamné à mort, par la voie du garrot, le 2 mars 1974. Il s'appelle Salvador Puig i Antich. Sa peine a été décidée par un tribunal militaire, après l'assassinat d'un garde civil.

    Les motivations politiques de l'artiste, non plus que le bien fondé de la condamnation, ou la répugnance à la peine capitale ne m'intéressent pas ici. Je ne veux pas dire qu'ils n'ont aucun intérêt, qu'ils sont secondaires. Ils participent de tout ce qui a engagé Miró. Mais ce serait, d'une certaine manière, vouloir se mettre du mauvais côté : cerner les raisons reviendrait sans doute à s'interroger sur l'état dans lequel il peignit, à dramatiser le geste sur le plan de la pure émotion et tout cela verserait dans les hypothèses psychologisantes qui présentent une portée fort relative.

    Je préfère me pencher sur la confrontation avec la toile, lorsque, spectateur, on se retrouve devant elle. Ce tryptique imposant (267x351), exposé à la fundacion Pilar i Joan Miró de Barcelone, est d'abord foudroyant par l'écart entre, justement, cette dimension qui vous oblige à un retrait (pour tout considérer) et le dépouillement même de la peinture. Car il y a bien peu sur la toile. Une économie. Essentiellement : trois taches, trois traits, et des fonds plus ou moins obscurcis de noir. La pauvreté des moyens mis en œuvre, le minimalisme formel de Miró jouent comme le signe d'une élimination. La vie ne tient qu'à un fil. C'est aussi l'irrégularité de ces traits (à la fois en épaisseur et dans l'incohérence directionnelle de leur structure, leur aléatoire.) qui forme l'indice de sa vitesse. Cette irrégularité qui s'en va decrescendo doit être interprétée comme le signe de la vie qui s'en va, imparablement. La circularité repérable des deux premiers n'est pas sans évoquer le garrot, ce cercle de fer qui viendra progressivement broyer la gorge du supplicié. Encore pensons-nous moins à la machine effective qu'à la forme plus prosaïque de la strangulation : le lacet. Le dernier trait est bref : l'histoire est finie. Il est mort. C'est donc bien devant l'exécution que nous sommes.

    Ce qui était fait derrière des murs est là, à la vue et au su de tous. Ce devant quoi nous aurions voulu faire un détour, peut-être, s'impose à nous. La triplication est à la fois l'agonie, la durée vécue de celui qui disparaît, et, dans sa fragmentation même, l'impossible, l'indicible. Il faut que la main de l'artiste se détache de la toile, à l'inverse de celle du bourreau qui a vocation à maintenir la sienne, comme on maintient, d'une poigne de fer, l'ordre. Cet indicible, ce sont aussi ces taches de couleur : le rouge, le bleu, le jaune. Pigments primaires qui ne se mélangent pas, frappant de leur isolement une malédiction de la peinture en tant que travail. La brutalité de la narration surgit de cette simplicité/simplification par laquelle Miró, certes coutumier de ce protocole, se refuse à toute construction esthétisante. C'est un peu comme s'il nous disait, par son geste, son impuissance. Celle-ci concentre l'hiatus entre l'intention du témoignage par l'art et la réalité vécue par Antich. Une sorte de parole brisée. La peinture est visible mais elle reste sur le seuil. Si elle nous a amenés au dedans de l'espace fermé de la prison, elle n'est pas pour autant capable de se faire, de mettre en action toute son alchimie pour élaborer une histoire complexe. Miró la contient dans sa simple exposition de matière (mais, ainsi, n'est-ce pas qui sait la figuration de la peinture qui se bat, qui tourne autour du bourreau, en ne le représentant que dans la métonymie de son arme).

    À ce niveau, il faut comprendre que trois temporalités entrent en conflit. La durée de l'exécution ; celle de l'exécution du tableau ; celle de la contemplation du spectateur. La première est la plus brève, la plus définitive, portée vers son extinction sacrificielle et politique. La seconde est plus longue, mais circonscrite par la brieveté du jour qu'elle doit symboliser. Il faut essayer de faire vite, le plus vite possible, tout en sachant que l'œuvre aura un temps de retard, et que ce temps de retard est aussi celui du jour d'après, quand l'homme dont elle évoque le destin ne sera plus. Elle s'éloigne déjà de la vie pour entrer dans la logique de la perpétuation. Sa fin n'est pas une fin, mais un reliquat de la datation, une tension de l'effroi qui dure, l'inversion de cette peur qui a habité Antich, avant. La dernière, la nôtre, peut s'étendre infiniment, pour autant que nous ayons envie de réfléchir à ce que fut la disparition d'un homme. Mais aussi longue soit notre volonté de regarder, c'est-à-dire de comprendre, de partager le choix de Miró, il y a comme un écran, une fragilité initiée par le parti pris même de la non-figuration. Regarde, nous dit Miró, regarde, toute ton attention peut se concentrer sur cet impensable qu'est la mort d'un homme. Nous sommes loin des pendus de Calot, du Tres de mayo de Goya ou de la chaise électrique de Wahrol. Nous n'avons rien à quoi nous raccrocher. Rester face à ce tableau suppose que nous laissions de côté tout échappatoire que permettent les détails du style. Si nous demeurons, c'est pour faire, au-delà même de l'exécution de Salvador Puig i Antich, une expérience du dénuement après la mort. On pense alors aux mots de John Donne dans sa méditation XVII : «any man's death diminishes me, because I am involved in mankind, and therefore never send to know for whom the bells tolls; it tolls for thee.» Toute mort d'un homme me diminue, parce que je fais partie du genre humain ; dès lors n'envoie jamais quelqu'un savoir pour qui sonne le glas. Il sonne pour toi. Le tableau de Miró trace ce chemin où le pathétique et le circonstancié sont relégués au second plan pour des abysses bien plus effrayantes et lorsque nous abandonnons le tableau, ce n'est qu'une maladroite façon de nous exprimer, parce que lui n'est pas près de nous abandonner.

     

     

     

  • De Staël, coda

     

     

    Le 9 mars 1955, Nicolas de Staël redescend dans le Midi. Trois jours auparavant, il a entendu des pièces de Webern et de Schönberg, sous la direction de Herman Scherchen. Il se lance dès son arrivé dans un tableau au format imposant (350x600. Il va jusqu'à la limite de ce qu'il peut peindre et se jette dans le vide le 16 mars. Le Concert est donc la toile ultime.

    Édouard Dor s'approche de l'œuvre, ou plutôt tente une approche (et il est bien question d'un problème de position devant elle), sans prétendre à l'épuisement du sujet. C'est une invitation qui, aussi brève soit-elle, nous étreint. Un partage à la levée d'une partie du mystère, à la reconnaissance du détail.

    Un tableau seul, pour saisir l'effroi déjà là depuis longtemps ; et des mots comptés pour susciter en nous le désir d'aller au musée Picasso d'Antibes.

     

    Edouard Dor, Le Concert, Paris, Sens & Tonka, 2010.

     

  • Theatrum mundi

     

     

    Il suffit d'abandonner le courant multinational qui file de Trevi au Panthéon (venelles à double sens, d'ailleurs), de faire quelques pas de côté pour découvrir sinon la plus belle place de Rome (mais je crois que oui, malgré tout), du moins la plus dramatique. Vous êtes Piazza di San Ignazio. Son espace étroit est délimité par l'église consacré à Loyola en 1626 et, pour les trois autres pans du rectangle, par l'entreprise architecturale ultérieure de Filippo Raguzzini, au XVIIIe.

    Celui-ci a fermé la place par un dispositif sublime d'illusions, soit : cinq bâtiments conçus dans la même unité rythmique, et que l'on ne peut considérer séparément. Les deux latéraux, quoique les moins originaux, sont en quelque sorte les garants du spectacle, les gendarmes du lieu. Leur façade inclut la courbe, mais ils ont la raideur nécessaire pour marquer le passage du commun à l'extraordinaire, côté cour, côté jardin. Les trois autres édifices, face à vous, lorsque, assis sur le parvis de l'église, vous êtes au parterre, sont composés dans un décalage savant qui, plus que le baroquisme des lignes, donne l'impression qu'ils vont coulisser, apparaître, disparaître, alterner, dans un jeu de profondeur capable de signifier qu'ici, rien n'est vrai, que, d'un moment à l'autre, des hommes surgiront pour démonter ces panneaux destinés aux seuls besoins d'une représentation.

    Les passants arrivent d'un côté ou de l'autre (rarement du fond de la scène). Ils filent, souvent, s'arrêtent, parfois. Vous observez longtemps. Spectacle de la piazza étroitement circonscrite, dans lequel vous vous regardez et sentez, plus qu'ailleurs, que leur vérité (c'est-à-dire aussi la vôtre) n'est qu'un étrange accommodement au jeu social : à San Ignazio, on s'étonne, se regarde, se sourit, se dévisage, s'émerveille, avec cette légère ostentation qu'il est nécessaire d'avoir dans un lieu si délicat. Ailleurs pareillement, direz-vous, mais ici vous voyez les artistes sortir de l'ombre (cour ou jardin) avant de s'effacer (jardin ou cour). La question n'est pas celle de la sincérité, mais celle de cette mécanique humaine qui nous rend si aptes au maquillage. Il n'est sans doute pas vrai que tout soit illusoire, mais il est certain que tout est étudié.

    L'éclat de la piazza serait inachevé si, après s'être longuement amusé de la comédie des hommes, vous ne trouviez pas, en entrant dans l'église, comme une correspondance ironique de l'intérieur avec l'extérieur, un autre plaisir du faux : le plafond en trompe-l'œil, majestueux, impensable de virtuosité, que peignit, en 1685, le jésuite Andrea Pozzo (1) pour célébrer l'illustre fondateur de son ordre.

    Puissance, rigueur, élévation, imagination. Vous venez à lui après avoir découvert la piazza, alors qu'il la précède dans la chronologie. Vous pouvez alors considérer que, d'une certaine manière, ce qui est palpable, tangible, dans la tri-dimensionnalité du dehors, n'est qu'un hommage, un supplément (comme on parle d'un supplément d'âme) à ce qui n'est que de la peinture, c'est-à-dire du faux. Il est évident que, dans l'esprit, et par le fait des datations, ce serait un contresens d'imaginer que ces artistes aient envisagé leur œuvre respective sous cet angle, mais vous, qui venez, après, bien après, dans la continuité du désenchantement wéberien, vous faites le lien, vous recomposez le monde ancien à l'aune de cette (post)modernité qui vous abandonne à l'errance et à la solitude. Et de tout ce qu'a bâti Andrea Pozzo sur sa voûte, ce tout spirituel auquel vous ne croyez plus (ou, du moins, avec moins de ferveur...), vous vous attachez à ces petites trouées bleues, pointes sublimes que vous saluerez en retrouvant le ciel, le vrai, sur les marches du parvis, quand vos yeux s'élèveront vers les cieux quotidiens. La boucle est bouclée.

     

     

    (1)Et comme une ironie supplémentaire, Pozzo signifie « puits » en italien. C'est donc un puits en suspension.

     

     

  • Qui tue ?

    Judith et Holopherne (1598), Palais Barberini

    J'ai déjà évoqué sur ce blog des œuvres du Caravage, et d'abord, à mes yeux, le plus beau tableau du monde. Pour l'une d'entre elles il était question d'une décapitation ; pour celle qui m'occupe aujourd'hui, le peintre met en scène le meurtre en cours. Judith est une jeune femme, veuve de Manassé, qui, pour libérer son peuple de la tyrannie d'Holopherne, tue ce dernier. Le sujet sera traité à de nombreuses reprises par les peintres. Ce n'est pas, là encore, le tableau le plus réussi de l'artiste. Le jet de sang est maladroit, le corps tout en torsion de la victime est un peu lourd, les avant-bras de Judith, certes guerriers, ont quelque chose de masculin. On a l'impression que le tableau, dans un découpage vertical et médian, oppose le côté gauche et le côté droit et que plus nous nous déplaçons vers la droite justement plus il est accompli. Que cache ce visage presque de candeur horrifiée de Judith ? Que peuvent signifier ces tétons pointant sous l'habit ? Il y a comme un trouble autour de la meurtrière qui représente déjà une énigme. Mais la puissance de Caravage est ailleurs, dans un troisième personnage qui n'est pourtant, en apparence, que secondaire. Qui est-elle, cette vieille, sur laquelle notre attention se fixe progressivement jusqu'à devenir le centre d'une question tournant autour du sujet peint ?

    Pour éclaircir notre propos, il faut revenir à l'écrit qui sert de point d'appui à cette représentation. Le texte biblique, dans la traduction des éditions du Cerf, dit ceci :

    « Quand il se fit tard, ses officiers se hâtèrent de partir. Bagoas ferma la tente de l'extérieur, après avoir éconduit d'auprès de son maître ceux qui s'y trouvaient encore. Ils allèrent se coucher, fatigués par l'excès de boisson, et Judith fut laissée seule dans la tente avec Holopherne effondré sur son lit, noyé dans le vin. Judith dit alors à sa servante de se tenir dehors, près de la chambre à coucher, et d'attendre sa sortie comme elle le faisait chaque jour. Elle avait d'ailleurs eu soin de dire qu'elle sortirait pour sa prière et avait parlé dans le même sens à Bagoas. (Jdt, 13, 1-3)

    [...] Elle s'avança alors vers la traverse du lit proche de la tête d'Holopherne, en détacha son cimeterre, puis s'approchant de la couche elle saisit la chevelure de l'homme et dit : « Rendez-moi forte en ce jour, Seigneur, Dieu d'Israël ! » Par deux fois elle le frappa au cou, de toute sa force, et détâcha la tête. Elle fit ensuite rouler le corps loin du lit et enleva la draperie des colonnes. Peu après elle sortit et donna la tête d'Holopherne à sa servante, qui la mit dans la besace à vivre, et toutes deux sortirent du camp comme elles avaient coutume de le faire pour aller prier. » (Jdt, 13, 6-10)

    Le fait marquant est que cette vieille est la servante de Judith. Soit. Mais il est entendu que lors de l'accomplissement du meurtre, elle est absente. C'est donc une entorse au respect textuel que de la faire figurer. Cette liberté caravagesque n'est pas anodine parce que ce visage ne nous est pas inconnu. Il a de toute évidence une certaine parenté avec celui d'une autre vieille, bien plus prestigieuse, peinte à côté de la Madone des Palefreniers, œuvre exposée à la Villa Borghese. Il s'agit alors de voir Jésus enfant écrasant, avec l'aide de sa mère, une serpent malin. Dans les deux cas, ces personnages assistent donc à un acte de violence à la fois réel et symbolique. Dans les deux cas, s'ils n'y participent pas directement, ils en sont les spectateurs particuliers, des témoins jugés nécessaires. Pour revenir à Judith, ce qui saisit procède de deux éléments marquant la tension qui habite la vieille. Les traits sont crispés, la mâchoire ferme, l'œil avide. Si elle ne tient pas le cimeterre assassin, c'est tout comme. À l'effarement de la jeune femme répond, dans un processus de susbtitution, la volonté affichée de la servante. À la jeunesse douce de Judith répond le grand âge buriné de la suivante. Il y a en elle une volonté farouche, une détermination stupéfiante qui inquiète. Il faut alors regarder ses mains serrant fort le tissu de son vêtement. Les poings ne sont, semble-t-il, que le premier moment de la jouissance en elle. Ce qu'elle tient, et qui n'est qu'un substitut de l'objet réellement désiré, est encore dans la retenue de la victoire qui va advenir ; mais l'on devine qu'à l'heure de la tête totalement tranchée, les poings s'écarteront et le tissu sera tendu, tendu et raide comme une lame de cimeterre (quoique ce ne soit pas exact puisque celle-ci est courbe). La vieille aura, autant que Judith, obtenu gain de cause.

    C'est à ce titre que ce tableau intrigue (ou, pour être juste, qu'il m'intrigue). L'écart avec le texte biblique explore la question du discours de la vengeance et celui de la responsabilité. Ce désir de peindre un second couteau avec une telle précision, avec le souci de la styliser plus que les deux acteurs annoncés et connus de l'histoire, donne à penser qu'elle est une nécessité du tableau, et pourquoi pas sa finalité. L'histoire n'est donc plus un règlement à deux, un affrontement, qui peut servir dans une perspective d'analyse psychologique ainsi qu'elle est (en partie) réinvestie par un Michel Leiris dans L'âge d'homme, mais un jeu à trois. Une triangulation qui n'est pas exactement de même nature que celles qui ont servi à Freud ou à René Girard mais qui s'en rapproche. Plus je contemple ce tableau et plus je m'interroge : qui sert qui ? Qui est au service de qui ? La vieille récupéra la tête d'Holopherne, soit. Elle n'a rien fait. Simple complice. Mais est-ce vraiment le sens du dess(e)in de Caravage ? Ne suggère-t-il pas que Judith n'est rien moins que l'instrument d'une volonté qui excède sa seule personne (et pas simplement parce que dans le texte biblique, elle est aux ordres de son dieu), et que celle qui veut vraiment, dont l'âme est ardente, est l'inconnue à ses côtés. Dès lors, cette œuvre explore discrètement la question de la responsabilité, le jeu entre suggestion et sujétion. Caravage ne peint pas ce sujet dans la perspective d'une simple illustration biblique. Il introduit une dramatisation en relation avec l'émergence d'une société où la question de la part dévolue au choix de chacun est grandissante. Ce qui est acte -ici, le meurtre- n'est peut-être pas compréhensible sans le regard que l'on porte sur ce qui entoure son effectuation. Il ne s'agit pas de s'en tenir à la seule démarcation stylistique d'un réalisme mis sur le devant de la scène (et la vieille est, en effet, très en avant) mais d'évoquer ce qui se trame aussi avant la scène, hors de la scène. Et la plus forte des deux femmes, du moins la plus importante dans la projection que l'on peut faire de ce tableau sur la détermination des individus à agir ou non, n'est pas celle que l'on croit.

     

  • Du pareil au même (mais pas tout à fait). Sur un thème récurrent de Francis Bacon

    Francis Bacon, Self , Musée de Dublin

    Écrire toujours la même chose, écouter toujours les mêmes musiques, peindre toujours les mêmes choses, toujours les mêmes musiques, écrire sur la même chose, les mêmes, choses et musiques, au fond ne chercher dans les tableaux que le même visage, les mêmes visages, envisager les mêmes mots, écrire les mêmes mots, et si la musique est écriture chercher les mêmes leitmotive, et dans la peinture les mêmes motifs, leitmotive qui sont eux-mêmes les mêmes phrases, les mêmes notes, et les notes que l'on prend pour écrire, toujours les mêmes choses, notes sur n'importe quoi, n'importe quel support, n'importe quel sujet, écrire, noter, dénoter, connoter, et toujours les mêmes musiques qui reviennent, les mêmes, strictement, notées, annotées, et faire des dessins en marge, du même visage, des mêmes visages, dévisager et sans notes, mais avec le leitmotiv de sa propre musique, intérieure, chercher à écrire, écrire comme faire le tableau de ces à même de écrits, vus dans des tableaux, entendus dans une phrase, musicale, la phrase, mais au fond similaire, l'air, à ces phrases écrites, raturées, suturées, couturées de ce qu'on a cherché dans les écrits des autres, les tableaux accrochés à notre mémoire, mémoire plus dure que le mur où étaient accrochés ces tableaux, écrits parfois, écrire toujours, les mêmes choses, écouter les mêmes musiques, à distance, pour le souvenir, contempler les mêmes toiles, les mêmes filets, les mêmes rets, mêmes arrêts du regard sur les tableaux, du cœur sur la musique, la partition des mêmes musiques écrites pour composer les tableaux d'un exposition dont nous ferions les textes, pendant qu'un orchestre inconnu, invisible, joue la même musique, toujours la même musique, celle qu'on n'a pas trouvée, comme on n'a pas trouvé la toile qu'il nous faudrait, ni le texte, ni écrit le texte dont nous aurions besoin, dont nous aurons toujours besoin, comme d'un visage perdu

     

  • A l'horizon de Nicolas de Stael

    Nicolas de Stael, Les Toits

    «Il y a toute sorte de gris. Il y a le gris plein de rose qui est un reflet des deux Trianons. Il y a le gris bleu qui est un regret du ciel. Le gris beige couleur de la terre après la herse. Le gris du noir au blanc dont se patinent les marbres. Mais il y a le gris sale, un gris terrible, un gris jaune tirant sur le vert, un gris pareil à la poix, un enduit sans transparence, étouffant, même s'il est clair, un gris destin, un gris sans pardon, le gris qui fait le ciel terre à terre, ce gris qui est la palissade de l'hiver, la boue des nuages avant la neige, ce gris à douter des beaux jours, jamais et nulle part si désespérant qu'à Paris au-desssus de ce paysage de luxe, qu'il aplatit de ses pieds, petit, petit, lui le mur vaste et vide d'un firmament implacable, un dimanche matin de décembre au-dessus de l'avenue du Bois... »

    Louis Aragon, Aurélien.


    Et, lisant cette page, le gris de Stael, tout à coup, revient. Ce gris de la peinture-glaise. Feu éteint pourtant pas encore éteint. Ouvert de sa luminosité vers le monde comme une vitre. Le gris vitre-de-glaise dans ses nuances de plaines verticales, collées au mur, mais en partance pour l'au-delà du mur. Ce gris si épais, si lourd de ses rudesses ombrées, si grêle, si aigu dans ses clartés majeures. Il nous fragilise d'être démuni face à l'inattendu chromatique. Ce gris, ces gris, ne prennent pas (comme on dirait qu'un plâtre prend). On y trouve au contraire une respiration qui tolère l'étrangeté du rouge (simples touches en grignotage de l'univers faussement plombé), l'entame verte ou le pavage presque noir (mais n'est-ce pas, peut-être, une désoxygénation de bleu ?) du territoire, et le blanc, aussi, comme une ponctuation de la toile, dessous, vierge... Le gris, avant de Stael, n'est pas une couleur, mais un entre-deux, un compromis, une allégeance quasi mécanique au retrait de la lumière (1). Avec lui, qui par ailleurs sait user des couleurs les plus franches, il sort de sa nudité de cendres, de sa neutralité ferrugineuse. De Stael le sort de sa réduction terrestre. Ainsi nous percutent l'élévation, pour ne pas dire la sublimation (dans son acception chimique : passage du solide au gazeux) de cette force si souvent inerte, cette musicalité inouïe dont on ne trouve un possible précédent que dans les tourments atmosphériques de Van Goyen ou Van Ruysdael. Mais, là, il ne s'agit pas de représentation, de mimesis (ou si peu : le titre compte-t-il vraiment ? Les Toits... ). Il s'agit bien plus d'explorer les potentielles existences du référencé neutre. On sait quelle importance prend chez le peintre l'expérience quasi tactile de la couleur, la prise au corps du pigment déposé en couches, presque traces sédimentaires. Les bleus, les rouges, les jaunes : expériences de plus grande facilité. Mais le gris... De Stael gratifie soudain le firmament implacable d'une insécurité propre à la vie. Ce ne sont plus les nuages qui seront sauvés de leur nullité par la contrepartie bleutée du ciel (éclatant ou discret, qu'importe), ce n'est plus la tristesse induite d'une pluie invisible mais ô combien présente. Il gratte les Cieux (en admettant que ce soient les Cieux) pour que nous soyons soulagés des inadvertances qui souvent lestent notre journée à venir et de cette inégalité il fait un regard de soleil sans astre, ce que nul recoin de la terre, et moins encore les topoï météorologiques de notre quotidien, ne peuvent témoigner. Il gratte les Cieux, en retire le lisse oppressant et les aspérités, semblables à celles d'un mur dont on aurait retiré le crépi mystificateur et qui, loin d'être rendu à sa rudesse inquiétante, en gagnerait une sensibilité impensable. Le peintre déchire la certitude de notre regard : son œuvre nous astreint à considérer la beauté d'un poids jusqu'alors majestueux et donc inhumain. Son expérience à la fois chromatique et tactile (car on a envie de toucher la toile, comme souvent chez lui) nous assurent d'un possible accès à ce qui nous était interdit. Un vent d'optimisme souffle soudain. Moins par ce qu'il propose que par ce qu'il défait. Au-dessus des toits gris, le souffle gris d'une voûte sans direction. De quoi se sentir étonnamment libres.

    Et si l'Histoire ne retient pas le gris de Stael comme il y a un vert Véronèse, c'est que celui-là n'est pas un : il n'est pas un ton, une tonalité, clef de la partition figurative et chromatique d'un monde que l'on peut, tant bien que mal, rapporter au nôtre. Il est le témoignage d'un œil sans désir assertif, comme une phrase sans verbe, un simple mot, un substantif (ou un adjectif, qui sait...) dont nous ne connaissons pas l'origine mais dont nous reconnaissons la justesse, trace infiniment rebelle à la langue commune. Le gris (les gris) de Nicolas de Stael est une expérience comparable, à un siècle de distance, à ce que fut la recherche baudelairienne : une incursion bouleversante, dérangeante dans le sordide jusqu'au retournement final de ce dernier pour nous tirer un cri de bonheur.


    (1) Ce que fera plus tard Pierre Soulages pour le noir.

     

  • L'amour de l'art...

     

     

    "Un tableau de Picasso, Nu au plateau de sculpteur (1932), a battu un record mondial aux enchères mardi soir et a été adjugé pour 106,4 millions de dollars chez Christie's à New York, a annoncé le marchand d'art. Ce record est à la fois le prix le plus élevé atteint pour une œuvre du maître espagnol, dont le précédent record avait été atteint en 2004 pour Garçon à la pipe (104,1 millions), et un record mondial pour une vente aux enchères.

    Le sculpteur Alberto Giacometti détenait depuis février dernier le record mondial pour L'homme qui marche, une sculpture adjugée à Londres 104,3 millions de dollars."


    Je reproduis là, sans en changer un mot, une dépêche AFP en date du 5 mai. Elle a été donnée telle quelle sur le site du Monde et du Figaro. Pourquoi récrire ce qui l'est si bien... Ces quelques lignes méritent un petit commentaire, cependant.

    Le premier point renvoie au présent d'une situation de crise (bien au delà des malheurs grecs et du désarroi de l'Union Européenne). Les sommes conséquentes qui sont révélées ne peuvent qu'impressionner et écœurer le quidam et l'on imagine aisément que ceux à qui on demande encore et toujours des efforts n'y trouveront pas leur compte. Moins encore cette partie importante de l'humanité qui vit avec un dollar par jour (on rétorquera cyniquement qu'elle n'en est pas informée, elle). Si la crise des subprimes et les différentes avanies boursières ont touché quelques fortunes, il y en a qui s'en sortent plutôt bien. L'extase journalistique (puisque les journaux sus-nommés s'empressent de nous donner l'info, reproduction de l'œuvre à l'appui, pour qu'on sache bien de quoi on nous parle, je suppose) a proprement un caractère obscène. Nul commentaire critique, nulle mise en perspective. Nos scribouillards ont habituellement la détente beaucoup plus prompte lorsqu'il s'agit de s'indigner des privilèges consentis à de petites gens payés entre 1000 et 1500 euros par mois. On notera donc qu'à l'instar du sport, et de la nébuleuse qui gravite autour de lui, le monde de l'art bénéficie d'une grande indulgence, d'une compréhension admirable, du même passe-droit éditorial.

    Il est vrai que ce sont des amateurs, des êtres pris par une délectation purement kantienne de l'Œuvre. Raymonde Moulin a pourtant écrit un passionnant livre sur le glissement progressif de l'univers pictural dans l'espace des affaires. Le dix-neuvième siècle voit l'apparition institutionnel du galeriste, du marchand de tableaux. Intermédiaire ambigu entre l'artiste et le public. Avant elle, Baxandall avait tracé l'historique de cette évolution. On se souviendra que le sublime Flaubert, dans L'Éducation sentimentale, nous avait offert la figure médiocre du sieur Arnoux. Cette information ne peut donc pas surprendre. Elle n'est que le énième épisode illustrant la mesure donnée à la «valeur d'échange» au détriment de la «valeur d'usage», pour reprendre une distinction marxiste. La mise aux enchères est bien une manière d'intégrer la peinture et les sommes engagées touchent à l'impensable. Comme dans le sport. Car il n'échappe pas au lecteur de l'AFP que la phraséologie employée conviendrait fort bien à cette nouvelle religion de la postmodernité. Le mot record qui apparaît quatre fois, devenant le fil conducteur de l'information. Dans la salle de vente, comme au stade, c'est Citius, Altius, Fortius («plus vite, plus haut, plus fort»).

    La peinture est engagée dans une voie par laquelle le sens même de l'expression artistique se dissout. En effet, si l'on considère le tableau désormais le plus coté de Picasso, il n'offre pas la singularité attendue (il est vrai que les plus grandes toiles sont dans les musées). Là encore, il y a comme une in-signifiance de l'évènement. Ce qui fascine apparemment est moins la main de l'artiste que l'audace (ou le courage ?) de l'acheteur. La peinture est choséifiée au maximum, réifiée dans sa profondeur esthétique.

    Le meilleur est là, d'ailleurs, dans une expression masquée qui omet les tenants et les aboutissants de la transaction. Vendeur inconnu, acheteur inconnu. On se doute bien que la confidentialité est de rigueur dans ce milieu et que la logique même de la dépêche anéantit l'investigation nous privent de ces précisions. Pour l'AFP, soit. Pour Le Monde ou Le Figaro ? Pourquoi alors publier cela ?

    Néanmoins, l'anonyme journaliste a des formules qui recentrent étrangement l'action présente sur un acteur pourtant absent : pas Picasso, mais Giacometti. «Le sculpteur Giacometti (qui) détenait le record». Voilà, en tout cas, qui est fort comique, car le verbe détenir ne convient guère et le sujet est mal choisi. Une attribution inexacte justement quand il est question de propriété, et Giacometti est médaillé de la spéculation artistique ! Digne d'être dans le Guiness, à côté du plus grand mangeur de choucroute. Mais le pauvre Italien est détrôné ! Information capitale. Le sait-il ? le lui a-t-on appris ? Et comme pour un combat de boxe, Picasso lui accordera-t-il une revanche ? Ce serait fair-play.

    Que les artistes contemporains le sachent : leur devenir posthume (voire anthume si l'on suit la veine warholienne) est là : leur potentiel athlétique mesuré dans une salle de marché. Mais confondre, par une faute de rédaction très révélatrice, Giacometti avec un requin d'affaires laisse un goût amer, parce que l'on pense à Van Gogh sur lequel ces mêmes détestables amateurs de la fin du XXe siècle ont misé. Et l'on imagine aisément le même anonyme de l'AFP écrire «Vang Gogh détient le record etc.», ne sachant pas sans doute (on l'espère presque) que Vincent vécut pauvre et quasiment ignoré. Mais le plus misérable des deux n'est pas celui qu'on croit.

     

  • Cézanne, le toucher et le goût

    nature morte avec des pommes et un pot de primevères (détail), Metropolitan Museum

    Il ne faut, je crois, en ce qui touche l'art, quelle qu'en soit la modalité, jamais se réduire à des questions de simple goût, à se complaire dans ce qui serait une affaire personnelle. C'est ainsi que l'histoire même des représentations peut se construire et nous laisser approcher ce qui, en apparence, nous était lointain (dans le temps et dans le regard que cet art impose sur le monde). Néanmoins, il n'est  pas absurde non plus de dire que certaines œuvres font un détour particulier dans notre vie et qu'elles y prennent un sens, ou plutôt : une saveur inhérente à la trajectoire qui est (et fut) la nôtre.

    Cézanne. Depuis longtemps, l'éblouissement existe. Celui des formes simplifiées, bien sûr. Celui des couleurs aussi : le bleu, le vert, le bistre, pour les décors de la montagne Sainte-Victoire ou de l'Estaque. Il y a chez lui en la matière une puissance que je ne trouve chez aucun des impressionnistes, Monet compris. On a envie d'y être, tout en sachant que ce que nous verrons, qui plus est aujourd'hui, sera moins riche que les profondeurs offertes par son œil à lui. Mais ce n'est pas de paysage que je m'occupe dans ce billet.

    Des pommes. Sujet banal, et biblique, d'une certaine manière quand les artistes des siècles antérieurs en faisaient un des éléments signifiants de compositions végétales dont il fallait déchiffrer la symbolique (1). Cézanne en a beaucoup peint et je les avais aimés, ces tableaux de nature morte. Aimés, sans le moindre choc, dans un certain détâchement, comme si j'étais resté dans la contemplation esthétique et, de fait, avec moins de vigueur que les fameux paysages. Il s'est produit il y a deux semaines comme un renversement et je les ai vues autrement, dans une sorte d'empathie stupéfiante venant s'ajouter à l'appréciation précédente. C'est une histoire, un concours de circonstances. Il ne faut pas négliger les circonstances, donc.

    J'étais dans une grande surface à Manhattan et je me retrouve au rayon fruits et légumes, devant ce dont on m'avait prévenu : un étal parfait, de fruits brillants, lisses, calibrés, américains. Des objets quasi plastifiés qu'on n'a pas envie de toucher tant ils semblent étrangers à la nature. Des pommes, peut-être : une idée de la pomme, en tout cas, abstraite à vous en dégoûter. Le lendemain, je me retrouve au Metropolitan Museum et bientôt (!) dans la salle des Cézanne. Des pommes, là encore. Plusieurs toiles, dont je peux apprécier soudain la matérialité, sans doute parce que, la veille, celles du magasin m'ont à ce point consterné qu'elles me reviennent immédiatement en mémoire. Les pommes de Cézanne ne sont pas lisses, bien peintes, à la manière des Hollandais du XVIIe siècle, sans la trace du vers pour nous rappeler le péché originel, la Faute et tout son cortège. Je le savais (Zola, déjà, écrivait : «Les pommes de Cézanne, elles viennent de loin») mais sans jamais en avoir encore estimé la puissance. Je m'approche puis me recule. Elles sont là, posées. Le pinceau de Cézanne leur a épargné la rondeur, la géométrie du produit fini. Il a laissé de côté la patine, le reflet, l'éclat. L'imposition des couleurs n'obéit pas à une progression nette. Il semble que le rouge, le vert, le jaune se disputent de façon presque aléatoire la place. Les fruits sont d'ailleurs disposés dans la simplicité d'une répartition sur la toile qui suggère le caractère imprévu de leur saisie.  Elles n'ont pas pris place. La main de l'homme qui aurait pensé un quelconque agencement est absente, invisible. C'est un hasard de les voir ainsi, en quelque sorte. Un hasard heureux. Il ne s'agit pas de dire qu'il n'y a pas de composition, d'équilibre, mais celui-ci semble intérieur aux objets de sorte que j'ai devant moi une table, un compotier, une assiette, un torchon etc. (selon le tableau que je regarde) dans un certain désordre me ramenant à la vie, à du connu. Je creuse. Je me rapproche. L'épaisseur de la peinture et son irrégularité donnent aux pommes une texture qui me séduit parce que je sens que Cézanne ne souhaite qu'on y croque à pleines dents. Disons-le autrement : il ne veut pas que l'on croie qu'en y croquant nous entendrons le bruit sec de la fermeté. Elles ne sont pas rabougries, loin s'en faut. Elles suggèrent simplement, par la technique qu'il a employée, qu'elles ont, avant d'en venir au cœur plus dur, plus tenace, une couche un peu molle et douce. D'ailleurs, avant de s'y attaquer, on aura passer la main dessus, pour les essuyer rapidement et parfois en retirer une partie talée. Et l'on aura senti qu'elles ont une peau épaisse qu'il faudra mâcher plus longuement et cette peau est du genre à se glisser entre les dents. Ces pommes ont une petite acidité fraîche qui agace d'abord puis éveille. Je les connais. Ce sont les mêmes que celles de mon enfance, du jardin ou de la voisine qui les amenait dans un sac ou dans une bassine et les posait sur la table en disant : «c'est pour vous». Nous en mangions à n'importe quelle heure, sans avoir faim. Quand il y en avait trop, on faisait de la compote. Ce sont les mêmes. Non pas exactement et peu importe à quelle espèce elles appartiennent. Elles sont les mêmes parce que Cézanne a choisi, aussi paradoxal que cela soit, de s'effacer, de refuser le bien peint à la recherche qu'il est de la sensation, du visible anecdotique par lequel l'anodin permet la relation avec la mémoire de chacun. D'une certaine manière, elles sont plus réelles (le mot est employé ici par défaut) que celles du grand magasin, sans que la moindre entreprise d'artifice et de séduction ne vienne entraver ma délectation. L'envie d'en prendre une ? Même pas. Ce n'est pas l'objet qui désormais m'accapare, plus seulement le fruit, mais la résonance d'une matière que je connais (de la peinture) et d'un sens qui lui est associé : la vue, avec deux autres, imprévus : le toucher et le goût.

    Il y a plusieurs tableaux de ce genre au Met et je passe avec eux un temps de vrai bonheur. Je découvre au milieu de cette modernité extra-ordinaire un joyau d'un autre temps, d'un autre siècle. Mais, justement, peut-être est-ce la confrontation des deux qui a rendu possible cette découverte. La percussion des temporalités fracasse le cadre dans lequel j'évoluais et d'avoir regardé avec désolation l'objet avili d'une consommation aseptisée m'a placé dans une disposition inédite. Il fallait le rapprochement de deux univers incongrus pour que s'opère cet éveil. Je suis en éveil, à l'écoute du visible. Je reviens sur moi et il me semble, non que le peintre les aient faites pour moi (quel orgueil !) mais qu'il a compris ce qu'était leur réalité. Alors, cette chose, vue et revue, consommée mais négligée prend une autre dimension et je ne sais pas comment dire la joie, le plaisir que m'offre Cézanne de cette rencontre, parce que l'on croit souvent (du moins cela a-t-il été mon cas) que seuls les grands sujets nous ouvrent les portes les plus précieuses. Il y a longtemps que je suis revenu de mon erreur mais peut-être pas autant que je le croyais. Et cela, d'être une fois de plus détrompé de ses a priori tenaces, n'a pas de prix. Gustave Geoffroy a rapporté que Cézanne répétait : «avec une pomme, je veux étonner Paris». Vrai ou faux, qu'importe, puisqu'un siècle plus tard, c'est le monde qu'il fascine.

    (1)J'y reviendrai un prochain billet, pour parler de l'invisible dans le visible figuratif.

     

     

     

     

     

     

  • Méduse (deuxième partie)

    Deux jours : voilà le temps ultime que je pouvais concéder à mon propre tourment et je me précipitai sur la place. Hélas ! La cruauté avait encore une fois fourbi ses plus belles armes. Elle était là, certes, mais il était impossible qu'elle vînt vers moi. Elle était en effet installée vers l'entrée du bar, à une table, en habits civils pourrais-je dire, et semblait absorbée par les propos discrets d'une autre jeune femme, fort séduisante sans doute, mais banale. J'étais déjà installé lorsque cette vision me frappa au cœur. Le serveur me regardait et je ne me sentis pas la force de partir. Je commandai un Corvo, que je bus distraitement, pas même perdu dans mes pensées, parce qu'une telle douleur ne pouvait avoir d'objet propre, l'esprit ne pouvait fuir : j'étais pétrifié. Les gens traversaient la place, en grand nombre. La chaleur était clémente, la déambulation m'eût paru, en temps ordinaire, plaisante. Mais je n'étais plus en humeur et dans un grand effort je décidai de partir. Je voulais me saouler de monde et la Navona me semblait, avec son animation touristique, ses peintres médiocres, ses statues vivantes, ses cafés surfaits comme un dépaysement au désastre romain des Fiori, mais en route je m'arrêtai pour acheter une de ces petites parts de pizza à la découpe, afin de freiner, je le sentais venir, l'étourdissement de l'alcool. Je m'assis sur la marche d'une porte pour manger et c'est de cet endroit un peu en retrait que je l'aperçus qui venait, seule. Je ne me mis pas en délibéré trop longtemps et saisis ce hasard comme l'opportunité tant attendue d'échanger, enfin, avec ma belle inconnue (encore que le terme fût d'une certaine manière inadéquat). Elle traversa le Corso, la piazza Navona avant de prendre une petite rue, ce qui m'obligea à ralentir le pas pour ne pas me faire repérer. Lorsque je me décidai à m'engager ce fut pour la voir chevaucher une Vespa, garée sur la place. Je me collai contre un mur, je la vis filer à toute allure, l'affaire était perdue.

    Je pris cet échec comme le signe définitif d'une disgrâce que m'infligeait le destin. Elle n'y était pour rien. Les cieux m'étaient contraires. Je retournai au Campo, bus plus que de raison et le lendemain, je prétextai une crise migraineuse pour me soustraire à mes obligations, allongé sur mon lit, à contempler le plafond aux moulures XVIIIe raffinées. Jamais je ne trouverai, me dis-je, le bonheur avec les femmes. Mon histoire était écrite ; il fallait que j'en convinsse, et tout être sensé aurait même depuis longtemps fait son deuil du bonheur, peut-être même de la vie. Marié, pour une folie, à dix-neuf ans, divorcé à vingt, j'avais ensuite été deux fois remarié et chacune de mes deux épouses étaient mortes sans que l'on pût me soupçonner d'une quelconque intention criminelle. J'étais donc à trente-six ans divorcé et deux fois veufs, ce qui, pour un homme banal, au seul talent de restaurer les œuvres d'art, n'était pas un mince exploit. Durant cette journée de méditations moroses, j'envisageai de renoncer à mon contrat avec le comte Mazotto, quitte à me casser un doigt, pour prétendre ne pouvoir mener à bien une tâche aussi délicate. Je balançai mainte et mainte fois, avant de convenir que je n'avais pas envie de fuir Rome. Je préférais y souffrir. Alors, pensai-je, il fallait que le travail fût achevé. Je pris de bonnes résolutions. J'attaquais désormais une partie plus délicate. Au niveau du nombril, l'artisan (on ne pouvait décemment lui donner le titre d'artiste) avait voulu faire bouffer le vêtement, en le resserrant d'abord puis en lui donner une amplitude qui laissait supposer la multiplication des draperies sous le velours vert. La pâte était plus épaisse et le risque d'abîmer l'œuvre originale en était accru d'autant. J'y mis tout mon sérieux, mangeant à peine, venant dans le jardin pour échanger quelques mots avec mon hôte, par souci de paraître courtois et ne pas l'inquiéter de ce que je faisais passer pour quelque souci de santé.

    Deux jours passèrent, puis, comme ces joueurs que nul raisonnement ne peut éloigner de leur vice, je retournai au Campo. Elle y servait et, par instinct puéril de défi contre je ne sais qui, je choisis le carré qui, de toute évidence, était le domaine du garçon (il était lAustralien) que j'aurais voulu, jusqu'alors fuir comme la peste. Je voulais que tous les signes fussent contraires et commandai un verre de Donnafugata. Je faisais face à la place et me promis que cette escapade serait l'ultime concession à ma folie amoureuse. Je lus, pris quelques notes pour un futur travail. Il ne se passa rien et la nuit commençant à ramener la fraîcheur je me décidai à rentrer. A peine avais-je fait quelques pas que j'entendis une voix se précipiter derrière moi mais je n'eus pas le réflexe de croire que cela me concernait en aucune manière. Il fallut que la voix vînt presque se lover contre mon épaule pour que mon corps consentît à légèrement pivoter sur lui-même. Monsieur, vous oubliez votre carnet. Ainsi disait la voix, et cette voix, qui n'avait pas choisi l'italien, mais ma langue maternelle, semblant l'avoir toujours connue, cette voix était celle de la cameriera de' Fiori. Elle avait des yeux violets (comment n'avais-je pas pu en discerner la couleur auparavant, sinon que leur nuance était si semblable à celle de la beauté du tableau, car désormais elle aussi je la trouvais belle ?). Elle me tendit l'objet et l'obscurité naissante fut la complice d'un geste que la pleine journée aurait rendu impossible : je touchai sa main et fixai longuement son visage. Je vis qu'elle se mordait la lèvre. Je la remerciai et cet événement rendit mon sommeil impossible.

    Le lendemain soir, je changeai de stratégie. Ayant vérifié qu'elle travaillait, je louai une Vespa et j'attendis la fermeture du café pour la suivre. Je voulais simplement savoir dans quel quartier romain elle vivait. Je m'étais fixé la règle de ne pas aller au-delà : simplement la voir. Au cœur de la nuit, elle sortit de la place apaisée. Quelques touristes passaient, lents et incertains. Dans un coin, des Italiens faisaient le siège d'un groupe de jeunes femmes blondes, mais avec une discrétion qu'on imagine guère sous ces latitudes. A son apparition, je craignis que quelqu'un ne l'accompagnât, qu'un admirateur l'attendît, pire : qu'un amant me l'enlevât. Il n'en fut rien. Elle alluma une cigarette, échangea deux ou trois mots avec un autre employé et partit vers le sud de la place. Elle y avait garé sa Vespa. Je la suivais à distance. Elle passait vers la Piazza Venezia, se faufilait entre les voitures et prenait les Fori Imperiali avant de remonter la Via Cavour. Je ne me sentais pas très assuré et ce que je craignais arriva : à la hauteur du métro de la grande artère, je n'eus pas l'audace de griller le feu et je la vis disparaître. Le soir suivant, je repris ma surveillance. Achevant son travail tout aussi tardivement, la longue attente qu'elle m'imposait me rendait maussade. Je pestais contre moi-même et ma puérilité maladive. Mais ce dépit lancinant n'était rien à côté de ce qui m'attendait. Cette fois-ci, elle se dirigeait vers le nord, empruntant la Via del Pelligrino, bifurquant, toujours à pied vers le Corso, qu'elle traversa pour des venelles qui nous emmenèrent à l'arrière de la Piazza Navona, dans le coin de Tor Milina : elle y avait garé son engin. Alors commença, à une vitesse qui me permettait de suivre sans difficulté l'amazone, une promenade dans Rome, aussi incompréhensible dans son objet qu'une séquence fellinienne. Il était clair qu'elle m'avait repéré et qu'il lui était plaisant de me le faire savoir, sans rien dire, en faisant simplement de moi le pantin ridicule d'une déambulation nocturne où l'on ne m'épargnait nul lieu commun de la Ville, et bientôt elle revint à l'endroit où je l'avais perdue la veille, remonta la deuxième partie de la Via Cavour, contourna Termini pour se diriger vers le sud et s'arrêter devant chez Fassi.

    Je n'avais plus qu'à attendre qu'elle mangeât sa glace, en espérant que ce ne fût pas l'occasion pour elle de retrouver des amis. Mais, me dis-je, quoi qu'il en soit, que ferai-je si seule elle ressurgissait ? Je n'eus pourtant à m'interroger longtemps car elle réapparut, un cornet dans chaque main, et elle s'avançait vers moi qui croyais avoir gardé suffisamment de distance pour ne pas éveiller l'attention. Elle allait parachever le jeu du chat et de la souris qu'elle avait depuis le Campo entamé avec moi. Elle ne savait pas, dit-elle, si je préférais les sorbets ou les crèmes glacées, vu que je ne buvais que du vin, au Campo. Ainsi me laissait-elle le choix et sa manière de le dire interdisait les simagrées de l'éducation et de la politesse. J'avais un faible pour les sorbets, et nous mangeâmes en silence, alors que petit à petit les clients de Fassi s'en allaient. Elle constata que j'étais arrivé à temps. A peine avions-nous fini que l'on entendit les portes se fermer. Il faisait chaud encore mais la rue était quasiment déserte. L'endroit n'était pas très accueillant. La Piazza Vittorio-Emmanuelle, un peu au-dessus, n'avait pas bonne réputation.

    Elle trouva que mon attitude n'était guère raisonnable. Puérile, peut-être ? Non. Simplement déraisonnable. Il serait bon que le jeu cessât, parce que je n'y gagnerais rien, rien d'autre qu'une profonde désillusion. J'allais répondre mais elle mit sa main sur ma bouche, la main que j'avais effleurée. Nous n'avions jamais été aussi proche. Son regard violet me fixa et sa bouche prononçait des paroles qui semblaient entrer en moi comme à retardement, comme si cette proximité avait été le moment d'un lointain insondable. Elle allait rentrer et nous en resterions là. Je devais promettre de m'en tenir à cet unique entretien. Je devais promettre et fis un signe de tête marquant mon allégeance à la torture du vainqueur. Elle retira sa main, s'approcha plus encore et posa ses lèvres sur les miennes en un baiser chaste de l'omerta proprement compassionnelle. Il valait mieux que la souffrance se concentrât en un point de notre mémoire plutôt que d'essaimer en chaque partie de notre corps, que tout ce que nous sommes fût brûlé du souvenir.

    Je m'enfermai dans mon atelier et, ainsi décidai-je, n'en sortirais qu'à la fin de l'œuvre commandée, lorsque la ragazza in fuga aurait dévoilé tous ses secrets. Il était désormais difficile pour moi de ne pas m'échapper vers son visage et son regard, tant je lui trouvais de ressemblances avec l'inconnue qui m'avait définitivement congédié, à qui je n'avais pu expliquer que l'embrasement en moi combinait jour après jour sa naturelle beauté à l'embarrassante présente d'un être n'ayant jamais vécu et pourtant si présent, comme un texte que notre inconscient récite, comme une musique avec laquelle notre âme joue dans la nuit et nous réveille dans un état désespéré et incompréhensible. Celle-ci, la douce rêverie de Tovagliani, je la déshabillais avec lenteur, ayant, je m'en rendais compte, pris toutes les précautions pour ne pas être déçu. Ses épaules, ses seins, son nombril, sa peau mate, son origine incertaine (quel en avait pu être le modèle ?), j'en apprenais le plaisir progressif et son regard tendu, sa bouche ouverte restaient malgré tout un mystère. J'allais désormais descendre le long de ses cuisses, en retirer le velours vert, plus foncé que jamais. L'usurpation du mystère allait tomber, la vérité poindre. Et elle apparut.

    Ce que mon acharnement solitaire de restaurateur (soit, disaient certains, le destin d'un artiste raté) vit petit à petit était impensable, tellement impensable que j'abandonnai cette partie du corps pour reporter mon attention sur le bas de la robe, désquamer les jambes de la belle. Mais pouvais-je dire encore qu'elle fût belle. Car, revenant à ce que j'avais temporairement repoussé, il s'avéra que la lourde étoffe, dans le plus profond de son obscurité (et je comprenais bien pourquoi l'homme qu'on avait payé pour retoucher Tovagliani n'avait pas essayé de jouer avec l'artifice), ne dissimulait pas la couture discrète et peut-être trop réaliste (voilà à quoi j'avais un temps pensé : à un excès de réalisme, une sorte de Courbet avant l'heure, ce qu'aurait permis la position des jambes de la ragazza in fuga, que je puis ainsi nommer pour la dernière fois.) d'une femme, mais la plénitude sérieuse d'un membre masculin. Non la représentation exacerbée et quasi ironique d'un quelconque Priape, pour faire passer l'œuvre du côté du désordre carnavalesque ; rien de tout cela, mais un pénis certain et flacide, qui rendait l'impression d'un d'après nature imparable. Alors, prenant le recul que j'avais jusqu'alors refusé, je contemplai le tableau et, aussitôt, comme un monde qui serait cartographié selon un angle impensé de son observateur, le visage du modèle prit, dans son expression, une autre inflexion, une autre lecture possible, et dernier rebond de la cascade que faisait mon esprit, une autre identité. Ce n'était plus un être que je pouvais considérer dans sa totalité. Il se métamorphosait selon l'occultation que je pratiquais avec ma main. Ne contemplant que le haut du corps, j'y voyais une jeune femme saisie dans sa pudeur et cherchant du regard une fuite possible à l'horreur de la situation. Cachant le milieu du corps, ne gardant que le visage et le sexe, je pouvais considérer un homme étirant sa nudité, dans un silence peut-être guerrier. L'ambiguïté de la chevelure alors me frappa, mi-longue, sans détermination claire. C'était donc la cosa fuori la natura.

    Je fermai la porte de l'atelier et, croisant le comte, je lui promis, tant il insistait, que dans trois jours, tout au plus, il aurait gain de cause : il pourrait voir le tableau comme nul ne l'avait contemplé depuis son origine, ou presque. Il était aussi enthousiaste que j'étais décomposé mais il ne me posa pas de question. Je retournai, malgré ma promesse et mes résolutions, au Campo mais elle n'y travaillait pas, ni le jour suivant d'ailleurs, que j'avais tué en traînant de place en place, essayant de ne pas trop boire : je demeurai trois heures durant à guetter son apparition et d'inquiétude j'osai interpeller l'habituel Australien pour lui demander si sa consœur était en congé. Il me regarda avec un air mystérieux, et pour ne pas paraître aussi indélicat qu'un quelconque client, je trafiquai le récit de ma rencontre de l'autre nuit pour en faire une discussion très intéressante sur les marches de la Piazza di Spagna. Mais, comme devant tout menteur médiocre qui ne sait pas s'arrêter là où le professionnel a appris que le flou est un des paradoxes de la vérité, il m'écouta m'enliser si bien que je me sentis rougir, incapable de savoir comment cet entretien pourrait finir et soudain je me tus. Il restait droit devant moi, répondit qu'elle n'était pas là et demanda si je voulais un autre verre. Un Barolo, puisqu'il me fallait une tristesse un peu pompeuse.

    Il revint et en même temps qu'il me rendait la monnaie il m'expliqua alors que Nena était partie deux jours auparavant, qu'elle avait fini son contrat et qu'elle filait à Barcelone, avant d'aller ailleurs sans doute. Il ne voulait rien savoir mais imaginait bien que, selon son expression, elle m'avait fait tourner en bourrique. Il m'avait vu, lui l'Australien, m'enferrer. Je le fixai sans rien lui demander de plus. Nena (il m'apprit aussi qu'elle était Croate par son père, Italienne par sa mère) était partie, en me laissant à ma seule tristesse amoureuse qui aurait dû passer sans doute, plutôt que de verser en moi, désormais, le souvenir blessant d'un être pervers.

    De retour à l'atelier, je m'assis face au tableau. Par quelle déraison Tovagliani avait-il pu œuvrer de la sorte ? Etait-ce un jeu, le reste d'un dépit qu'il voulait lui aussi cacher en bafouant ainsi la nature (et dans quel sens d'ailleurs ? S'agissait-il de descendre la beauté féminine de son piédestal ou d'affaiblir la virilité ?), un pari, une audace, une folie, ou rien, rien, rien qu'un tableau impossible ? Je m'approchai. Ce visage auquel j'avais trouvé une parenté contemporaine, qui avait relayé mon désir, dont le cri silencieux avait dû (mais je ne savais plus rien de moi) éveiller en moi une jouissance à venir, croyant que les fantasmes finissent par prendre matière, ce visage ne me disait rien, plus rien. Il n'était plus que le témoin angoissant d'un hasard où la futilité d'une séduction sur le Campo avait pu s'accointer avec le pas rapide d'une œuvre renaissante. Je voulais oublier tout cela : ma méprise, mon emportement, la souffrance qui durerait, je le savais. Il fallait que l'oubli fît son chemin, et pour ce faire que le tableau de Tovagliani disparût, qu'il n'existât plus rien, plus une trace où je pusse la retrouver, car je savais que jamais mon commanditaire ne m'interdirait de revenir devant l'œuvre, et que j'y reviendrais. Dans le silence de l'atelier, alors que le comte Mazotto était à une soirée que j'avais déclinée, je lacérai, découpai et empaquetai le tout pour le jeter aux ordures. Mais cette violence ne m'apaisa pas.

    Croisant le comte au petit matin, je lui affirmai que le lendemain soir il aurait pleine satisfaction. Je passai la journée dans les jardins Borghese, à regarder les joggers, le cortège des touristes se dirigeant vers le musée de la Villa, l'étendue de Rome du côté du Pincio. J'avais sur moi un couteau et je ne donnai pas cher de l'Australien dont la perversité méritait, ainsi en avais-je décidé, une décisive leçon : c'était lui que je devais lacérer de toute ma colère. J'arrivai au Campo à l'heure où j'étais sûr de le trouver. Il n'était pas là et plutôt que d'attendre, parce que ma nervosité me faisait trembler, sans être capable de savoir où elle pourrait m'entraîner, je voulus parler au tenancier et lui demandai si l'Australien était de service. Il ne comprit pas tout de suite, avant de balancer un grand signe de tête et me dire que Murray avait fini la veille, et il ne reviendrait pas. Nena aussi est partie, dis-je presque mécaniquement. Il fronça les sourcils. Bien sûr, dit-il, ils sont ensemble. Il dut comprendre et refusa de m'indiquer où ils logeaient.

    Ils avaient dû bien rire.

    Je bus plus que de raison. En me voyant dans une telle ivresse, le comte Mazotto s'inquiéta pour son chef-d'œuvre, découvrit la catastrophe. Il ne me fit pas trop d'ennui ; il n'en eut pas le temps, mourant au début de septembre. Me tenant pour responsable indirect de cette soudaine disparition, sa fille, elle, engagea des poursuites qui m'ont valu cette condamnation dérisoire. Il me faudrait travailler tant et tant pour entamer la dette que constituent les dommages à verser au nom des préjudices économique et moral, sans parler de la perte d'une œuvre que nul n'avait jamais vraiment regardée avant le comte... Tout le monde, dans le cercle étroit où je vivais, a discouru sur mon aventure, sans en connaître le vrai ressort. On me prend pour un fou. On m'a fait passer devant des experts. Je suis sain de corps et d'esprit. Je garde en moi le baiser de Nena. J'espère seulement que j'aurai le temps de retrouver Murray (dont j'ai fini par connaître le patronyme. Et le monde est petit.) pour lui offrir le goût de l'artifice : l'imaginaire, et lui crever les yeux.










     

  • Méduse (première partie)

    Le comte Mazzoto, que j'avais eu l'occasion de rencontrer quelques années auparavant pour une donation au musée de Nantes (sa femme était française, d'une vieille famille ayant dans son arbre généalogique des membres éminents du duché de Bretagne) me sollicita pour que je vinsse tout un mois de juillet dans sa demeure, à quelques pas du Panthéon romain, et que je m'occupasse de la restauration d'un tableau d'un peintre certes mineur, Tovagliani (Arrigho Tovagliani. Como, 1504 - Rimini, 1532), mais dont il appréciait l'art délicat et précieux. C'était, il en convenait, un élève modeste du Corrège (bien moins puissant que le Parmesan, par exemple), dont il ne sut saisir l'audace vaporeuse et la sensualité raffinée. Cette médiocrité, toute relative eu égard au délitement des arts de notre siècle, expliquait que peut-être il était fort ignoré des historiens (sans parler de la brièveté de sa production puisqu'il mourut assez jeune, pour autant que soient fiables nos sources, de complications épathiques).

    Le comte Mazzoto n'avait pas hérité de ce tableau. Il s'en était porté acquéreur en 1967, lors d'une vente chez Sotheby's, pour une somme modique, et l'avait accroché dans son studiolo, à l'abri des regards indiscrets. Non que le tableau représentât une quelconque licence ou un désordre mystérieux qui aurait pu faire sourire un regard avisé. Il l'avait placé là parce que la femme représentée avait pour lui une puissance évocatrice, une intimité indicible dont il ne voulait partager le bonheur avec personne. Il m'avoua passer de longues heures à contempler ce visage qu'il imaginait toscan (Le tableau aurait été peint pendant un séjour de l'artiste à Florence) mais dont je dois dire qu'il devait avoir des sources d'inspiration moins immédiates : par-delà les relents stylistiques de byzantinisme (mais il ne s'agit pas de juger la forme), le modèle avait un élan oriental prononcé qui, s'il avait fallu à tout prix la situer sur l'échiquier de l'actuelle Italie, aurait incliné notre boussole vers la ténébreuse Sicile. Encore n'était-ce qu'une approximation : je le sentis immédiatement. Peu importe : le comte Mazzoto rêvait d'un port altier déambulant à l'abri du Bargello pour se rendre vers l'Arno fougueux.

    Qu'était-ce d'ailleurs que ce tableau ? Pour pouvoir le décrire, chacun pourra se reporter à la photographie du catalogue Sotheby's de 1967. C'est là, à ma connaissance, la seule trace que l'on ait, puisque jamais son nouvel acquéreur ne se serait abaissé, pour le principe et pour l'idée qu'il se faisait de l'art, à la reproduction technique (Le comte était un lecteur assidu de Walter Benjamin, qu'il prétendait avoir croisé, très jeune homme, dans des cafés parisiens). Ainsi n'est-ce qu'une vague idée de ce qu'était la peinture, de ce qu'elle était vraiment, avec son secret et son indicible. Son propriétaire seul, mais il est mort, et moi-même avons pu en connaître l'imparable scandale. Qu'était-ce donc, dis-je ? Que verriez-vous sur la photographie ? Vous y verriez en arrière-plan une pièce à peine meublée : un coffre sculpté de scènes bibliques et un siège cathédrale, pièce percée d'une ouverture à moitié cachée par un dais de velours rouge dont les plis rappellent étrangement ceux du vêtement porté par la Madonna del Parto de Paolo della Francesca. Le paysage inscrit dans la fenêtre est champêtre et boisé ; on n'y distingue qu'avec peine la flèche d'une église gothique qui laisserait supposer une influence flamande (à moins que ce ne soit le souvenir d'un voyage en Flandre dont nous n'avons nulle trace). Au premier plan, la jeune femme brune qui plaisait tant au comte, de trois-quarts face, la jambe gauche engageant une marche supposée, alors que le bras droit contrebalance le mouvement, a une attitude de fuite que complète un visage inquiet : des yeux sombres flambent au milieu d'un visage mat et d'une chevelure mi-longue en désordre. Elle aurait, dans un autre contexte, quelque chose de pétrifiée, comme une criminelle venant de se rendre compte de son geste (la très belle Lucrère du Caravage, par exemple, sinon que celle-ci a la blancheur de la violence légitime). On ne sait pas ce qu'elle fuit. Elle est seule sur le tableau et l'éclairage venant vers elle ne nous donne pas d'indication symbolique fiable. Ce qu'elle fuit est la partie la plus obscure du tableau. Elle est habillée d'une sorte de tunique de velours vert (un peu dans le ton de l'épouse Arnolfini de Van Eyck), assez maladroitement peinte : on n'y retrouve en aucune façon la manière flamande qui sait donner à la moindre étoffe sa qualité visible, sensible, réelle. Cette tunique, que nulle agrafe ne retient, couvre à peine la gorge de la jeune femme, et le spectateur, comme pris par l'illusion du mouvement et de la vérité peinte, s'attend à ce que le vêtement tombe et que dans l'instant se révèle la plastique avantageuse du modèle.

    Ainsi nous en serions-nous tenus à la contemplation d'esthète, si le comte Mazzoto, qui, outre sa généalogie aristocratique, possédait une vocation érudite, n'avait découvert, au cours de ses pérégrinations bibliographiques un volume (Le vingt-deuxième, pas moins) des Discorsi storichi d'un obscur auteur, Palezannotti (Andrea Palezannotti. Erba, 1686 - Firenze, 1748.) mentionnant une œuvre, sans commanditaire précisé, du sus-dit Tovagliani, dont le titre connu alors est ainsi formulé : Il sogno di Aristofano, avec une description du tableau qui, immanquablement, faisait penser au tableau acquis en 1967. L'affaire, à ce qu'il m'en dit, n'avait d'ailleurs pas de liens avec ses préoccupations picturales mais relevait d'une interrogation purement procédurière et généalogique. Néanmoins il tomba sur cette révélation qui le frappa : Palezannotti parlait d'un tableau, détenu par un certain Andrea Falognelli (sans plus de précisions), dont la contemplation scandaleuse (contemplazione scandolosa) interdisait toute exposition, une chose hors de nature (cosa fuori la natura) indigne d'être peinte. Peut-être le comte s'était-il attendu à une description plus fine du scandale, mais il n'en était rien (j'en assure le lecteur puisque le comte m'en fit le récit, à même le texte). Comme rien n'étonnait dans ce tableau, il comprit qu'il n'avait pas sous les yeux l'état originel. Il conclut que ce qu'il avait pris pour la partie faible de l'œuvre, le vêtement, devait cacher un mystère. Il se demandait, quant à lui, s'il ne s'agissait pas d'un signe permettant ou d'identifier, au moins symboliquement, la jeune femme représentée, ou de comprendre une allusion qui pouvait froisser un être d'importance.

    Tous comptes faits, mon aristocrate, bien que fort digne et érudit, aspirait, à l'approche de ses soixante-dix ans, à un plaisir qu'il n'avait pas encore connu, et qui s'avérait très singulier : celui du déshabillage (comment le définir autrement ?) d'une femme dont le corps lui resterait, malgré tout, interdit. Ainsi, de ce mystère, je retirerais les écailles, comme s'il en eût été d'une sirène, velours de demi-poisson donc, à la chute duquel la nudité des hanches et des cuisses viendrait récompenser l'œil esthète certes mais aussi le désir ardent d'être le premier (encore devrait-il partager ce loisir avec moi puisqu'à l'inverse d'un musicien dont on pourrait brûler les tympans sans altérer son jeu, mes mains ne pourraient se passer de mes yeux.) à en contempler les délices. C'est d'ailleurs par souci que rien ne fût faussement défloré qu'il avait refusé que l'on examinât l'œuvre par les moyens les plus sophistiqués. D'aucuns diront que cela revenait mutatis mutandis à l'effeuillage d'une strip-teaseuse. Il eût mieux valu, en effet, que nous ne nous acharnassions pas.

    Je m'approchai de l'œuvre et constatai que le vêtement était indéniablement un rajout grossier, à peu près semblable à ces horreurs imposées par le bragghetone infâme de la Sixtine. Je ne réfléchis pas très longtemps avant de donner mon accord. Oui, lui dis-je, à la condition que vous ne fassiez découverte de la nouvelle œuvre qu'au temps où je n'aurai plus un geste à faire, et que vous n'aurez plus qu'à savourer l'éternité de la contemplation. Il acquiesça. Ainsi fut-ce...

    C'était un bel été, et je n'aimais guère les alentours du Panthéon. La place était bruyante, les touristes stationnaient sous le vaste portique. Plus insupportable encore était la Navona. J'ai toujours préféré le Campo de' Fiori. Vers six heures du soir, au troisième jour de mon entreprise, à moitié rêveur de la ragazza in fuga, je m'installai à la terrasse d'un café auquel je demeurai fort brièvement (je laissai la moitié de mon Nebbiolo) pour saisir l'occasion d'une place vacante à la terrasse voisine, saisi que j'avais été par l'éclat singulier d'une serveuse. J'avais depuis toujours en mémoire l'épisode proustien de cette beauté ferroviaire que le narrateur croise, lui dans un wagon, elle sur le quai, pour l'aimer et la perdre à jamais. Je m'étais juré alors que jamais pareille mésaventure ne m'arriverait. J'avais de toute manière beaucoup à y gagner car la carte des vins était infiniment plus riche et délectable que la précédente. J'espérais sa venue pour me demander ce que je désirais mais il n'en fut rien. Je dus me contenter d'un blond, visiblement anglo-saxon, pour me rapporter un Aglianico del taburno gras et tanique. Je l'observai, elle, passant entre les tables et jonglant dans toutes les langues possibles pour le plus grand plaisir des hommes. Je compris aussitôt que certains avaient les mêmes désirs que moi, le même souci de prolonger l'échange impersonnel du client à la serveuse, sans savoir pourtant, et cela me parut très clair d'emblée, comment faire, comment insinuer dans le sourire et le regard ce supplément d'âme qui aurait voulu l'arrêter dans son geste, suspendre l'agitation mercantile et fuir le bavardage romain et cosmopolite. Mais je remarquai aussi qu'elle avait un art magnifique pour échapper au regard de celui devant qui elle déposait un verre ou une tasse, une manière insaisissable de ne pas être impolie tout en ignorant l'œil tenté par autant de beauté. La nuit vint enfin, et je rentrai.

    Ce n'est que le lendemain, lorsque je m'attelai à nouveau à ma tâche, que le visage de la cameriera de' fiori (ainsi l'appelais-je...) sembla doucement poser ses traits sur ceux de la ragazza in fuga du tableau qui jusqu'alors m'avait laissé indifférent, parce que je ne lui trouvais pas de beauté particulière (c'est-à-dire rien qui ne soit visible et acceptable dans l'ordre si étrange de la peinture où les traits les plus faux, les équilibres les plus improbables, les proportions les plus fantaisistes peuvent ouvrir sur la séduction la plus imparable, comme en témoigne le succès de la Vénus de Boticelli). Il ne s'agissait pas de confondre l'une et l'autre, d'imaginer qu'elles fussent une seule et même personne, comme dans ces nouvelles à la Poe qui m'ont toujours semblé ridicules. Elles se ressemblaient dans le sens où la seconde, la vivante, aurait été en quelque sorte le prolongement, dans l'ordre du temps, de celle qui ne le fut jamais (sans pour autant être morte, puisqu'un tableau ne vit pas). Elle en était, quoique le mot n'eût pas l'ampleur nécessaire pour ce que j'éprouvais, la transposition, la forme moderne. Cela n'avait rien à voir avec la méprise de Swann avec Odette de Crécy et, d'ailleurs, mon désir pour la serveuse dont j'ignorais tout n'avait pas eu de motifs intellectuels mais était essentiellement charnel. Elle m'avait plu immédiatement. Néanmoins, l'œuvre de Tovagliani, parce que j'avais un loisir plus long à la contempler se remplissait du souvenir proche de cette étrange beauté et je m'endormis, après être passé au Campo et avoir constaté qu'elle n'était visiblement pas de service, en pensant à elle deux, l'une pour le plaisir soudain qu'elle me procurait et que je projetais plus loin encore, l'autre pour les problèmes techniques qu'elles me posait, à savoir : comment la dévêtir sans rien abimer de sa chair et de son éclat.

    La ragazza in fuga commençait doucement à se révéler. Je passais deux jours à travailler intensément, devinant les progrès de mes gestes vers sa gorge qui, comme dans toutes les peintures italiennes de l'époque, et bien mieux que les flamanderies à la Memling (où la taille, les épaules et les seins ont l'étroitesse de leur moralisme), promettait des délices d'élégance et de sensualité. Deux jours, dis-je, où le dehors n'exista pas. A peine pris-je le temps de manger et dormir, à peine échangeai-je deux mots avec le comte qui s'inquiéta de ma fébrilité laborieuse, croyant que je lui cachais une quelconque maladresse, à tel point que je dus, devant son insistance, lui permettre de constater qu'il n'en était rien, et je fis jurer que jusqu'à la fin de mon travail, désormais, la porte de mon atelier lui serait définitivement fermée. Je le laissai en admiration devant les formes de l'inconnue pour faire quelques pas dans le jardin et ce soudain retour dans la réalité chaude de l'été me ramena vers celle dont j'avais abandonné l'approche, et je crus un instant que ma passade, bien chaste il faut le dire, avait vécu. Avant que de céder au désir de retourner au Campo, je repris ma place, seul, devant le tableau pour vérifier si je ne m'étais pas trompé en rapprochant les deux femmes autour desquelles tournait mon existence du moment. Je pris une feuille de papier, un crayon et plutôt que d'essayer une esquisse de la ragazza que j'aurais emportée avec moi pour m'assurer que je ne divaguais pas, je commençai à écrire, à décrire ses traits. À la relecture, je convins que ce n'était pas bon. Les phrases avaient malgré tout l'imprégnation des détails échappant au vulgaire qui, à mon regard aguéri, rendaient ce rêve possible, celui d'aimer une femme dont la contemplation serait aussi, sans qu'elle le sût, un retour vers l'imaginaire d'un temps où j'aurais aimé vivre depuis toujours, parce que c'était celui du triomphe de la peinture. Je regardai une dernière fois son visage inquiet et je sortis.

    Les deux soirs qui suivirent, je m'installai, avec livres et cahiers, à la terrasse du café où elle officiait. Je travaillais certes mais attendais surtout qu'elle s'adressât à moi pour une commande et qu'ainsi le premier contact avec elle se fît. Je la vis papillonner entre les tables, glisser sa silhouette vers les attentes les plus diverses, découvrant à l'occasion qu'elle maîtrisait toutes les langues de la terre nécessaires. Nul effort ne semblait l'atteindre. Elle surgissait de l'antre du bar et y retournait avec une constante célérité et, comme je m'étais installé face à la place, à une table quasi périphérique, pour avoir un panorama plus avenant et échapper à la bêtise des conversations, devant faire un quart de tour pour surveiller ses mouvements, elle surgissait toujours à un moment où ma vigilance s'était accordée un repos, comme si elle avait voulu m'échapper, pire : me faire languir. Ce n'était donc, le plus souvent, qu'un pas de danseuse que je saisissais, et son corps de trois-quarts ou de profil. Durant ces deux jours, jamais il n'échut le moindre bénéfice à mon obstination, à ma constance, à mon émotion, alors que je voyais, du coin de l'œil, des barbares de toutes les nationalités faire des mimiques et des simagrées dans l'espoir d'emporter un sourire d'elle, et sans doute plus.

    Comme pour m'infliger un supplément de douleur, je décidai de m'enfermer deux jours durant dans l'atelier, avec le tableau de la ragazza, dont la gorge éployée apparaissait enfin, à la mesure de la promesse. Je glissai alors mon art du dévoilement vers son ventre et plus j'avançai dans mon travail, plus ce regard, que j'avais pris (et pas moi seulement) pour un effroi indicible placé dans le silence définitif d'une idée hors du tableau lui-même, plus ce regard, plutôt que de gagner en intensité et d'accroître la cohérence liminaire que tout le monde avait sans doute voulu lui donner, devenait sybillin. Maintenant que son corps à moitié nu s'offrait à ma vue, il me semblait que la violence invisible et supposée était une hypothèse qui perdait de son crédit. Je n'étais pas pour autant capable d'orienter mon esprit vers une autre interprétation. Seule sa beauté saisissait davantage et lorsque je sentais venir la fatigue du soin indispensable à ma tâche, alourdissant mon bras et mon âme, âme si préoccupée de cette autre, là-bas, au Campo, dont je n'avais pas encore croisé l'œil fébrile, je rangeais avec soin les instruments de ma technique et je la contemplais, avec sa douce chevelure, son grain de peau suave, sa bouche, son nez, et désormais ses seins. Je trouvais que la postérité avait été bien injuste avec Arrigho Tovagliani.