"Un tableau de Picasso, Nu au plateau de sculpteur (1932), a battu un record mondial aux enchères mardi soir et a été adjugé pour 106,4 millions de dollars chez Christie's à New York, a annoncé le marchand d'art. Ce record est à la fois le prix le plus élevé atteint pour une œuvre du maître espagnol, dont le précédent record avait été atteint en 2004 pour Garçon à la pipe (104,1 millions), et un record mondial pour une vente aux enchères.
Le sculpteur Alberto Giacometti détenait depuis février dernier le record mondial pour L'homme qui marche, une sculpture adjugée à Londres 104,3 millions de dollars."
Je reproduis là, sans en changer un mot, une dépêche AFP en date du 5 mai. Elle a été donnée telle quelle sur le site du Monde et du Figaro. Pourquoi récrire ce qui l'est si bien... Ces quelques lignes méritent un petit commentaire, cependant.
Le premier point renvoie au présent d'une situation de crise (bien au delà des malheurs grecs et du désarroi de l'Union Européenne). Les sommes conséquentes qui sont révélées ne peuvent qu'impressionner et écœurer le quidam et l'on imagine aisément que ceux à qui on demande encore et toujours des efforts n'y trouveront pas leur compte. Moins encore cette partie importante de l'humanité qui vit avec un dollar par jour (on rétorquera cyniquement qu'elle n'en est pas informée, elle). Si la crise des subprimes et les différentes avanies boursières ont touché quelques fortunes, il y en a qui s'en sortent plutôt bien. L'extase journalistique (puisque les journaux sus-nommés s'empressent de nous donner l'info, reproduction de l'œuvre à l'appui, pour qu'on sache bien de quoi on nous parle, je suppose) a proprement un caractère obscène. Nul commentaire critique, nulle mise en perspective. Nos scribouillards ont habituellement la détente beaucoup plus prompte lorsqu'il s'agit de s'indigner des privilèges consentis à de petites gens payés entre 1000 et 1500 euros par mois. On notera donc qu'à l'instar du sport, et de la nébuleuse qui gravite autour de lui, le monde de l'art bénéficie d'une grande indulgence, d'une compréhension admirable, du même passe-droit éditorial.
Il est vrai que ce sont des amateurs, des êtres pris par une délectation purement kantienne de l'Œuvre. Raymonde Moulin a pourtant écrit un passionnant livre sur le glissement progressif de l'univers pictural dans l'espace des affaires. Le dix-neuvième siècle voit l'apparition institutionnel du galeriste, du marchand de tableaux. Intermédiaire ambigu entre l'artiste et le public. Avant elle, Baxandall avait tracé l'historique de cette évolution. On se souviendra que le sublime Flaubert, dans L'Éducation sentimentale, nous avait offert la figure médiocre du sieur Arnoux. Cette information ne peut donc pas surprendre. Elle n'est que le énième épisode illustrant la mesure donnée à la «valeur d'échange» au détriment de la «valeur d'usage», pour reprendre une distinction marxiste. La mise aux enchères est bien une manière d'intégrer la peinture et les sommes engagées touchent à l'impensable. Comme dans le sport. Car il n'échappe pas au lecteur de l'AFP que la phraséologie employée conviendrait fort bien à cette nouvelle religion de la postmodernité. Le mot record qui apparaît quatre fois, devenant le fil conducteur de l'information. Dans la salle de vente, comme au stade, c'est Citius, Altius, Fortius («plus vite, plus haut, plus fort»).
La peinture est engagée dans une voie par laquelle le sens même de l'expression artistique se dissout. En effet, si l'on considère le tableau désormais le plus coté de Picasso, il n'offre pas la singularité attendue (il est vrai que les plus grandes toiles sont dans les musées). Là encore, il y a comme une in-signifiance de l'évènement. Ce qui fascine apparemment est moins la main de l'artiste que l'audace (ou le courage ?) de l'acheteur. La peinture est choséifiée au maximum, réifiée dans sa profondeur esthétique.
Le meilleur est là, d'ailleurs, dans une expression masquée qui omet les tenants et les aboutissants de la transaction. Vendeur inconnu, acheteur inconnu. On se doute bien que la confidentialité est de rigueur dans ce milieu et que la logique même de la dépêche anéantit l'investigation nous privent de ces précisions. Pour l'AFP, soit. Pour Le Monde ou Le Figaro ? Pourquoi alors publier cela ?
Néanmoins, l'anonyme journaliste a des formules qui recentrent étrangement l'action présente sur un acteur pourtant absent : pas Picasso, mais Giacometti. «Le sculpteur Giacometti (qui) détenait le record». Voilà, en tout cas, qui est fort comique, car le verbe détenir ne convient guère et le sujet est mal choisi. Une attribution inexacte justement quand il est question de propriété, et Giacometti est médaillé de la spéculation artistique ! Digne d'être dans le Guiness, à côté du plus grand mangeur de choucroute. Mais le pauvre Italien est détrôné ! Information capitale. Le sait-il ? le lui a-t-on appris ? Et comme pour un combat de boxe, Picasso lui accordera-t-il une revanche ? Ce serait fair-play.
Que les artistes contemporains le sachent : leur devenir posthume (voire anthume si l'on suit la veine warholienne) est là : leur potentiel athlétique mesuré dans une salle de marché. Mais confondre, par une faute de rédaction très révélatrice, Giacometti avec un requin d'affaires laisse un goût amer, parce que l'on pense à Van Gogh sur lequel ces mêmes détestables amateurs de la fin du XXe siècle ont misé. Et l'on imagine aisément le même anonyme de l'AFP écrire «Vang Gogh détient le record etc.», ne sachant pas sans doute (on l'espère presque) que Vincent vécut pauvre et quasiment ignoré. Mais le plus misérable des deux n'est pas celui qu'on croit.