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peine de mort

  • Comment peut-on être texan ?

    Il y a un peu plus de trente ans (le 17 septembre 1981), Robert Badinter rappelle la non-exemplarité de la peine de mort (entre la 3e et la 4e minute), sans parler des risques de l'erreur judiciaire. Troy Davis, lui, est mort.



  • L'Humanité de Miró

     

     

    "L'espoir d'un condamné à mort"

    Ce tableau, Miró le peint un jour bien particulier, celui où l'Espagne franquiste exécute (mais elle ne le sait pas encore) son dernier condamné à mort, par la voie du garrot, le 2 mars 1974. Il s'appelle Salvador Puig i Antich. Sa peine a été décidée par un tribunal militaire, après l'assassinat d'un garde civil.

    Les motivations politiques de l'artiste, non plus que le bien fondé de la condamnation, ou la répugnance à la peine capitale ne m'intéressent pas ici. Je ne veux pas dire qu'ils n'ont aucun intérêt, qu'ils sont secondaires. Ils participent de tout ce qui a engagé Miró. Mais ce serait, d'une certaine manière, vouloir se mettre du mauvais côté : cerner les raisons reviendrait sans doute à s'interroger sur l'état dans lequel il peignit, à dramatiser le geste sur le plan de la pure émotion et tout cela verserait dans les hypothèses psychologisantes qui présentent une portée fort relative.

    Je préfère me pencher sur la confrontation avec la toile, lorsque, spectateur, on se retrouve devant elle. Ce tryptique imposant (267x351), exposé à la fundacion Pilar i Joan Miró de Barcelone, est d'abord foudroyant par l'écart entre, justement, cette dimension qui vous oblige à un retrait (pour tout considérer) et le dépouillement même de la peinture. Car il y a bien peu sur la toile. Une économie. Essentiellement : trois taches, trois traits, et des fonds plus ou moins obscurcis de noir. La pauvreté des moyens mis en œuvre, le minimalisme formel de Miró jouent comme le signe d'une élimination. La vie ne tient qu'à un fil. C'est aussi l'irrégularité de ces traits (à la fois en épaisseur et dans l'incohérence directionnelle de leur structure, leur aléatoire.) qui forme l'indice de sa vitesse. Cette irrégularité qui s'en va decrescendo doit être interprétée comme le signe de la vie qui s'en va, imparablement. La circularité repérable des deux premiers n'est pas sans évoquer le garrot, ce cercle de fer qui viendra progressivement broyer la gorge du supplicié. Encore pensons-nous moins à la machine effective qu'à la forme plus prosaïque de la strangulation : le lacet. Le dernier trait est bref : l'histoire est finie. Il est mort. C'est donc bien devant l'exécution que nous sommes.

    Ce qui était fait derrière des murs est là, à la vue et au su de tous. Ce devant quoi nous aurions voulu faire un détour, peut-être, s'impose à nous. La triplication est à la fois l'agonie, la durée vécue de celui qui disparaît, et, dans sa fragmentation même, l'impossible, l'indicible. Il faut que la main de l'artiste se détache de la toile, à l'inverse de celle du bourreau qui a vocation à maintenir la sienne, comme on maintient, d'une poigne de fer, l'ordre. Cet indicible, ce sont aussi ces taches de couleur : le rouge, le bleu, le jaune. Pigments primaires qui ne se mélangent pas, frappant de leur isolement une malédiction de la peinture en tant que travail. La brutalité de la narration surgit de cette simplicité/simplification par laquelle Miró, certes coutumier de ce protocole, se refuse à toute construction esthétisante. C'est un peu comme s'il nous disait, par son geste, son impuissance. Celle-ci concentre l'hiatus entre l'intention du témoignage par l'art et la réalité vécue par Antich. Une sorte de parole brisée. La peinture est visible mais elle reste sur le seuil. Si elle nous a amenés au dedans de l'espace fermé de la prison, elle n'est pas pour autant capable de se faire, de mettre en action toute son alchimie pour élaborer une histoire complexe. Miró la contient dans sa simple exposition de matière (mais, ainsi, n'est-ce pas qui sait la figuration de la peinture qui se bat, qui tourne autour du bourreau, en ne le représentant que dans la métonymie de son arme).

    À ce niveau, il faut comprendre que trois temporalités entrent en conflit. La durée de l'exécution ; celle de l'exécution du tableau ; celle de la contemplation du spectateur. La première est la plus brève, la plus définitive, portée vers son extinction sacrificielle et politique. La seconde est plus longue, mais circonscrite par la brieveté du jour qu'elle doit symboliser. Il faut essayer de faire vite, le plus vite possible, tout en sachant que l'œuvre aura un temps de retard, et que ce temps de retard est aussi celui du jour d'après, quand l'homme dont elle évoque le destin ne sera plus. Elle s'éloigne déjà de la vie pour entrer dans la logique de la perpétuation. Sa fin n'est pas une fin, mais un reliquat de la datation, une tension de l'effroi qui dure, l'inversion de cette peur qui a habité Antich, avant. La dernière, la nôtre, peut s'étendre infiniment, pour autant que nous ayons envie de réfléchir à ce que fut la disparition d'un homme. Mais aussi longue soit notre volonté de regarder, c'est-à-dire de comprendre, de partager le choix de Miró, il y a comme un écran, une fragilité initiée par le parti pris même de la non-figuration. Regarde, nous dit Miró, regarde, toute ton attention peut se concentrer sur cet impensable qu'est la mort d'un homme. Nous sommes loin des pendus de Calot, du Tres de mayo de Goya ou de la chaise électrique de Wahrol. Nous n'avons rien à quoi nous raccrocher. Rester face à ce tableau suppose que nous laissions de côté tout échappatoire que permettent les détails du style. Si nous demeurons, c'est pour faire, au-delà même de l'exécution de Salvador Puig i Antich, une expérience du dénuement après la mort. On pense alors aux mots de John Donne dans sa méditation XVII : «any man's death diminishes me, because I am involved in mankind, and therefore never send to know for whom the bells tolls; it tolls for thee.» Toute mort d'un homme me diminue, parce que je fais partie du genre humain ; dès lors n'envoie jamais quelqu'un savoir pour qui sonne le glas. Il sonne pour toi. Le tableau de Miró trace ce chemin où le pathétique et le circonstancié sont relégués au second plan pour des abysses bien plus effrayantes et lorsque nous abandonnons le tableau, ce n'est qu'une maladroite façon de nous exprimer, parce que lui n'est pas près de nous abandonner.

     

     

     

  • "La France a peur"


    «La France a peur. Je crois qu'on peut le dire aussi nettement. La France connaît la panique depuis qu'hier soir une vingtaine de minutes après la fin de ce journal on lu a appris a peur cette horreur : un enfant est mort.» Ainsi Roger Gicquel commence-t-il le journal un soir de février 1976, le ton grave, la mine sévère. On a retrouvé le corps de Philippe Bertrand, enlevé et tué par Patrick Henry. Un fait divers, aussi sordide soit-il, reste un fait divers. En le dramatisant de cette manière Roger Gicquel ouvre la voie à une triple forme déliquescente de l'information.

    C'est d'abord la prise de position du journaliste, l'empreinte qu'il se permet de donner à l'information (est-ce une information ?) qu'il donne, ce qu'en linguistique on appelle la modalisation. Gicquel croit. Sur quoi se fonde-t-il ? Qu'a-t-il fait les dernières vingt-quatre pour avoir ainsi sondé avec précision les cœurs et les reins de millions d'individus ? Il est pourtant sûr de lui puisqu'il peut le dire aussi nettement (mais il est malin : il efface le je initial derrière un on de connivence. Ce on, c'est lui, vous, moi...). Cela doit suffire pour que tout qui sera dit devienne paroles d'Evangile. Il est de l'autre côté de l'écran donc il sait. Il est le dispensateur du savoir (im)posé comme un discours sans contre-partie. Il inaugure cette tradition qui fait de la grand'messe l'objet de son présentateur (mais un présentateur, est-ce un journaliste ?). Bientôt nous aurons le droit au journal de Mourousi, de Poivre d'Arvor, de Claire Chazal, comme on va au spectacle d'un chanteur, d'un humoriste. Dans cette perspective, il est l'autorité, le Verbe qui se fait chair. Il s'arroge le droit de diriger le discours à sa convenance. Il ne parle pas. Il assène. Il se donne un phrasé, et celui de Gicquel, avec sa voix si particulière, avec la lenteur du débit, sait atteindre sa cible : plus que notre raison, c'est le cœur qui doit fonctionner. Il nous initie à la doxa cathodique, la seule qui vaille, et elle touche la corde sensible.

    Voici donc la transformation majeure : le traitement compassionnel des nouvelles du monde. Il ne s'agit pas de proposer une analyse dialectique de l'événement mais de s'en remettre à l'immédiateté des sentiments, de provoquer la réaction épidermique, d'être touché. Il faut qu'en chacun de nous résonne le sens commun de notre humanité, comme si celle-ci se tenait justement dans la seule zone des sentiments. Si l'on se veut plus critique, si l'on veut prendre du recul, ne pas se laisser happer par la force de la voix (et les images qui vont suivre, immanquablement), c'est qu'on est un barbare, une potentielle brute sanguinaire car personne, absolument personne, ne peut (mieux : ne doit) résister à l'appel compassionnel. Un enfant mort, la détresse des parents, la violence du bourreau, tout cela doit (r)éveiller en nous la force de la vengeance, le cri du cœur demandant justice. Derrière l'écran, Gicquel attend que le peuple réagisse et il lui dit qu'il peut le faire, parce qu'il le comprend. Il sait que dans toutes les demeures de France la colère gronde. Il nous dit qu'elle est légitime et qu'il la comprend. Sa parole nous y autorise. Il sait ce qu'est la France.

    Car, comme troisième point, cerise sur le gâteau, quand il affirme que «la France a peur», il pose que celle-ci existe, non pas seulement comme entité politique ou héritage culturel, mais comme adrénaline commune, quasi génétique. Gicquel place la question sur un plan qui sera régulièrement repris, en particulier dans les sphères politiques : cette connaissance intuitive et globale de ce pays et de ceux qui y vivent, avec leurs caractéristiques et leurs réflexes pavloviens. Cette France, pourtant si diverse dans sa sociologie, se retrouve. Il y a un point de jonction où nous sommes les Français : cette appellation qui n'a plus rien à voir avec la mythologie gaullienne. D'ailleurs, Gicquel, ce n'est même plus la voix de la France du temps de l'ORTF, mais la voix du sang.

    En ce soir de février 1976, la France a donc le droit d'avoir peur. Gicquel libère la parole. Au sortir de l'hiver, elle use de son droit, cette parole française (puisqu'on peut bien ainsi l'intituler). Elle veut du sang. Il s'appelle Christian Ranucci. Son procès commence le 9 mars et comme la France n'a pas Patrick Henry sous la main (mais Badinter le sauvera), elle attend sa victime expiatoire. Elle l'aura et malgré les invraisemblances du dossier, il est condamné à mort. La grâce lui est refusée. Il est exécuté le 28 juillet 1976. C'est le début de ce qu'on appelle l'histoire du pull-over rouge.

    Je crois à l'innocence de Ranucci. Mais ce n'est pas suffisant bien sûr. N'empêche : au jeu des intimes convictions, ma croyance vaut bien celle d'un journaliste dont on célèbre depuis ce week end le grand professionnalisme.