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Méduse (première partie)

Le comte Mazzoto, que j'avais eu l'occasion de rencontrer quelques années auparavant pour une donation au musée de Nantes (sa femme était française, d'une vieille famille ayant dans son arbre généalogique des membres éminents du duché de Bretagne) me sollicita pour que je vinsse tout un mois de juillet dans sa demeure, à quelques pas du Panthéon romain, et que je m'occupasse de la restauration d'un tableau d'un peintre certes mineur, Tovagliani (Arrigho Tovagliani. Como, 1504 - Rimini, 1532), mais dont il appréciait l'art délicat et précieux. C'était, il en convenait, un élève modeste du Corrège (bien moins puissant que le Parmesan, par exemple), dont il ne sut saisir l'audace vaporeuse et la sensualité raffinée. Cette médiocrité, toute relative eu égard au délitement des arts de notre siècle, expliquait que peut-être il était fort ignoré des historiens (sans parler de la brièveté de sa production puisqu'il mourut assez jeune, pour autant que soient fiables nos sources, de complications épathiques).

Le comte Mazzoto n'avait pas hérité de ce tableau. Il s'en était porté acquéreur en 1967, lors d'une vente chez Sotheby's, pour une somme modique, et l'avait accroché dans son studiolo, à l'abri des regards indiscrets. Non que le tableau représentât une quelconque licence ou un désordre mystérieux qui aurait pu faire sourire un regard avisé. Il l'avait placé là parce que la femme représentée avait pour lui une puissance évocatrice, une intimité indicible dont il ne voulait partager le bonheur avec personne. Il m'avoua passer de longues heures à contempler ce visage qu'il imaginait toscan (Le tableau aurait été peint pendant un séjour de l'artiste à Florence) mais dont je dois dire qu'il devait avoir des sources d'inspiration moins immédiates : par-delà les relents stylistiques de byzantinisme (mais il ne s'agit pas de juger la forme), le modèle avait un élan oriental prononcé qui, s'il avait fallu à tout prix la situer sur l'échiquier de l'actuelle Italie, aurait incliné notre boussole vers la ténébreuse Sicile. Encore n'était-ce qu'une approximation : je le sentis immédiatement. Peu importe : le comte Mazzoto rêvait d'un port altier déambulant à l'abri du Bargello pour se rendre vers l'Arno fougueux.

Qu'était-ce d'ailleurs que ce tableau ? Pour pouvoir le décrire, chacun pourra se reporter à la photographie du catalogue Sotheby's de 1967. C'est là, à ma connaissance, la seule trace que l'on ait, puisque jamais son nouvel acquéreur ne se serait abaissé, pour le principe et pour l'idée qu'il se faisait de l'art, à la reproduction technique (Le comte était un lecteur assidu de Walter Benjamin, qu'il prétendait avoir croisé, très jeune homme, dans des cafés parisiens). Ainsi n'est-ce qu'une vague idée de ce qu'était la peinture, de ce qu'elle était vraiment, avec son secret et son indicible. Son propriétaire seul, mais il est mort, et moi-même avons pu en connaître l'imparable scandale. Qu'était-ce donc, dis-je ? Que verriez-vous sur la photographie ? Vous y verriez en arrière-plan une pièce à peine meublée : un coffre sculpté de scènes bibliques et un siège cathédrale, pièce percée d'une ouverture à moitié cachée par un dais de velours rouge dont les plis rappellent étrangement ceux du vêtement porté par la Madonna del Parto de Paolo della Francesca. Le paysage inscrit dans la fenêtre est champêtre et boisé ; on n'y distingue qu'avec peine la flèche d'une église gothique qui laisserait supposer une influence flamande (à moins que ce ne soit le souvenir d'un voyage en Flandre dont nous n'avons nulle trace). Au premier plan, la jeune femme brune qui plaisait tant au comte, de trois-quarts face, la jambe gauche engageant une marche supposée, alors que le bras droit contrebalance le mouvement, a une attitude de fuite que complète un visage inquiet : des yeux sombres flambent au milieu d'un visage mat et d'une chevelure mi-longue en désordre. Elle aurait, dans un autre contexte, quelque chose de pétrifiée, comme une criminelle venant de se rendre compte de son geste (la très belle Lucrère du Caravage, par exemple, sinon que celle-ci a la blancheur de la violence légitime). On ne sait pas ce qu'elle fuit. Elle est seule sur le tableau et l'éclairage venant vers elle ne nous donne pas d'indication symbolique fiable. Ce qu'elle fuit est la partie la plus obscure du tableau. Elle est habillée d'une sorte de tunique de velours vert (un peu dans le ton de l'épouse Arnolfini de Van Eyck), assez maladroitement peinte : on n'y retrouve en aucune façon la manière flamande qui sait donner à la moindre étoffe sa qualité visible, sensible, réelle. Cette tunique, que nulle agrafe ne retient, couvre à peine la gorge de la jeune femme, et le spectateur, comme pris par l'illusion du mouvement et de la vérité peinte, s'attend à ce que le vêtement tombe et que dans l'instant se révèle la plastique avantageuse du modèle.

Ainsi nous en serions-nous tenus à la contemplation d'esthète, si le comte Mazzoto, qui, outre sa généalogie aristocratique, possédait une vocation érudite, n'avait découvert, au cours de ses pérégrinations bibliographiques un volume (Le vingt-deuxième, pas moins) des Discorsi storichi d'un obscur auteur, Palezannotti (Andrea Palezannotti. Erba, 1686 - Firenze, 1748.) mentionnant une œuvre, sans commanditaire précisé, du sus-dit Tovagliani, dont le titre connu alors est ainsi formulé : Il sogno di Aristofano, avec une description du tableau qui, immanquablement, faisait penser au tableau acquis en 1967. L'affaire, à ce qu'il m'en dit, n'avait d'ailleurs pas de liens avec ses préoccupations picturales mais relevait d'une interrogation purement procédurière et généalogique. Néanmoins il tomba sur cette révélation qui le frappa : Palezannotti parlait d'un tableau, détenu par un certain Andrea Falognelli (sans plus de précisions), dont la contemplation scandaleuse (contemplazione scandolosa) interdisait toute exposition, une chose hors de nature (cosa fuori la natura) indigne d'être peinte. Peut-être le comte s'était-il attendu à une description plus fine du scandale, mais il n'en était rien (j'en assure le lecteur puisque le comte m'en fit le récit, à même le texte). Comme rien n'étonnait dans ce tableau, il comprit qu'il n'avait pas sous les yeux l'état originel. Il conclut que ce qu'il avait pris pour la partie faible de l'œuvre, le vêtement, devait cacher un mystère. Il se demandait, quant à lui, s'il ne s'agissait pas d'un signe permettant ou d'identifier, au moins symboliquement, la jeune femme représentée, ou de comprendre une allusion qui pouvait froisser un être d'importance.

Tous comptes faits, mon aristocrate, bien que fort digne et érudit, aspirait, à l'approche de ses soixante-dix ans, à un plaisir qu'il n'avait pas encore connu, et qui s'avérait très singulier : celui du déshabillage (comment le définir autrement ?) d'une femme dont le corps lui resterait, malgré tout, interdit. Ainsi, de ce mystère, je retirerais les écailles, comme s'il en eût été d'une sirène, velours de demi-poisson donc, à la chute duquel la nudité des hanches et des cuisses viendrait récompenser l'œil esthète certes mais aussi le désir ardent d'être le premier (encore devrait-il partager ce loisir avec moi puisqu'à l'inverse d'un musicien dont on pourrait brûler les tympans sans altérer son jeu, mes mains ne pourraient se passer de mes yeux.) à en contempler les délices. C'est d'ailleurs par souci que rien ne fût faussement défloré qu'il avait refusé que l'on examinât l'œuvre par les moyens les plus sophistiqués. D'aucuns diront que cela revenait mutatis mutandis à l'effeuillage d'une strip-teaseuse. Il eût mieux valu, en effet, que nous ne nous acharnassions pas.

Je m'approchai de l'œuvre et constatai que le vêtement était indéniablement un rajout grossier, à peu près semblable à ces horreurs imposées par le bragghetone infâme de la Sixtine. Je ne réfléchis pas très longtemps avant de donner mon accord. Oui, lui dis-je, à la condition que vous ne fassiez découverte de la nouvelle œuvre qu'au temps où je n'aurai plus un geste à faire, et que vous n'aurez plus qu'à savourer l'éternité de la contemplation. Il acquiesça. Ainsi fut-ce...

C'était un bel été, et je n'aimais guère les alentours du Panthéon. La place était bruyante, les touristes stationnaient sous le vaste portique. Plus insupportable encore était la Navona. J'ai toujours préféré le Campo de' Fiori. Vers six heures du soir, au troisième jour de mon entreprise, à moitié rêveur de la ragazza in fuga, je m'installai à la terrasse d'un café auquel je demeurai fort brièvement (je laissai la moitié de mon Nebbiolo) pour saisir l'occasion d'une place vacante à la terrasse voisine, saisi que j'avais été par l'éclat singulier d'une serveuse. J'avais depuis toujours en mémoire l'épisode proustien de cette beauté ferroviaire que le narrateur croise, lui dans un wagon, elle sur le quai, pour l'aimer et la perdre à jamais. Je m'étais juré alors que jamais pareille mésaventure ne m'arriverait. J'avais de toute manière beaucoup à y gagner car la carte des vins était infiniment plus riche et délectable que la précédente. J'espérais sa venue pour me demander ce que je désirais mais il n'en fut rien. Je dus me contenter d'un blond, visiblement anglo-saxon, pour me rapporter un Aglianico del taburno gras et tanique. Je l'observai, elle, passant entre les tables et jonglant dans toutes les langues possibles pour le plus grand plaisir des hommes. Je compris aussitôt que certains avaient les mêmes désirs que moi, le même souci de prolonger l'échange impersonnel du client à la serveuse, sans savoir pourtant, et cela me parut très clair d'emblée, comment faire, comment insinuer dans le sourire et le regard ce supplément d'âme qui aurait voulu l'arrêter dans son geste, suspendre l'agitation mercantile et fuir le bavardage romain et cosmopolite. Mais je remarquai aussi qu'elle avait un art magnifique pour échapper au regard de celui devant qui elle déposait un verre ou une tasse, une manière insaisissable de ne pas être impolie tout en ignorant l'œil tenté par autant de beauté. La nuit vint enfin, et je rentrai.

Ce n'est que le lendemain, lorsque je m'attelai à nouveau à ma tâche, que le visage de la cameriera de' fiori (ainsi l'appelais-je...) sembla doucement poser ses traits sur ceux de la ragazza in fuga du tableau qui jusqu'alors m'avait laissé indifférent, parce que je ne lui trouvais pas de beauté particulière (c'est-à-dire rien qui ne soit visible et acceptable dans l'ordre si étrange de la peinture où les traits les plus faux, les équilibres les plus improbables, les proportions les plus fantaisistes peuvent ouvrir sur la séduction la plus imparable, comme en témoigne le succès de la Vénus de Boticelli). Il ne s'agissait pas de confondre l'une et l'autre, d'imaginer qu'elles fussent une seule et même personne, comme dans ces nouvelles à la Poe qui m'ont toujours semblé ridicules. Elles se ressemblaient dans le sens où la seconde, la vivante, aurait été en quelque sorte le prolongement, dans l'ordre du temps, de celle qui ne le fut jamais (sans pour autant être morte, puisqu'un tableau ne vit pas). Elle en était, quoique le mot n'eût pas l'ampleur nécessaire pour ce que j'éprouvais, la transposition, la forme moderne. Cela n'avait rien à voir avec la méprise de Swann avec Odette de Crécy et, d'ailleurs, mon désir pour la serveuse dont j'ignorais tout n'avait pas eu de motifs intellectuels mais était essentiellement charnel. Elle m'avait plu immédiatement. Néanmoins, l'œuvre de Tovagliani, parce que j'avais un loisir plus long à la contempler se remplissait du souvenir proche de cette étrange beauté et je m'endormis, après être passé au Campo et avoir constaté qu'elle n'était visiblement pas de service, en pensant à elle deux, l'une pour le plaisir soudain qu'elle me procurait et que je projetais plus loin encore, l'autre pour les problèmes techniques qu'elles me posait, à savoir : comment la dévêtir sans rien abimer de sa chair et de son éclat.

La ragazza in fuga commençait doucement à se révéler. Je passais deux jours à travailler intensément, devinant les progrès de mes gestes vers sa gorge qui, comme dans toutes les peintures italiennes de l'époque, et bien mieux que les flamanderies à la Memling (où la taille, les épaules et les seins ont l'étroitesse de leur moralisme), promettait des délices d'élégance et de sensualité. Deux jours, dis-je, où le dehors n'exista pas. A peine pris-je le temps de manger et dormir, à peine échangeai-je deux mots avec le comte qui s'inquiéta de ma fébrilité laborieuse, croyant que je lui cachais une quelconque maladresse, à tel point que je dus, devant son insistance, lui permettre de constater qu'il n'en était rien, et je fis jurer que jusqu'à la fin de mon travail, désormais, la porte de mon atelier lui serait définitivement fermée. Je le laissai en admiration devant les formes de l'inconnue pour faire quelques pas dans le jardin et ce soudain retour dans la réalité chaude de l'été me ramena vers celle dont j'avais abandonné l'approche, et je crus un instant que ma passade, bien chaste il faut le dire, avait vécu. Avant que de céder au désir de retourner au Campo, je repris ma place, seul, devant le tableau pour vérifier si je ne m'étais pas trompé en rapprochant les deux femmes autour desquelles tournait mon existence du moment. Je pris une feuille de papier, un crayon et plutôt que d'essayer une esquisse de la ragazza que j'aurais emportée avec moi pour m'assurer que je ne divaguais pas, je commençai à écrire, à décrire ses traits. À la relecture, je convins que ce n'était pas bon. Les phrases avaient malgré tout l'imprégnation des détails échappant au vulgaire qui, à mon regard aguéri, rendaient ce rêve possible, celui d'aimer une femme dont la contemplation serait aussi, sans qu'elle le sût, un retour vers l'imaginaire d'un temps où j'aurais aimé vivre depuis toujours, parce que c'était celui du triomphe de la peinture. Je regardai une dernière fois son visage inquiet et je sortis.

Les deux soirs qui suivirent, je m'installai, avec livres et cahiers, à la terrasse du café où elle officiait. Je travaillais certes mais attendais surtout qu'elle s'adressât à moi pour une commande et qu'ainsi le premier contact avec elle se fît. Je la vis papillonner entre les tables, glisser sa silhouette vers les attentes les plus diverses, découvrant à l'occasion qu'elle maîtrisait toutes les langues de la terre nécessaires. Nul effort ne semblait l'atteindre. Elle surgissait de l'antre du bar et y retournait avec une constante célérité et, comme je m'étais installé face à la place, à une table quasi périphérique, pour avoir un panorama plus avenant et échapper à la bêtise des conversations, devant faire un quart de tour pour surveiller ses mouvements, elle surgissait toujours à un moment où ma vigilance s'était accordée un repos, comme si elle avait voulu m'échapper, pire : me faire languir. Ce n'était donc, le plus souvent, qu'un pas de danseuse que je saisissais, et son corps de trois-quarts ou de profil. Durant ces deux jours, jamais il n'échut le moindre bénéfice à mon obstination, à ma constance, à mon émotion, alors que je voyais, du coin de l'œil, des barbares de toutes les nationalités faire des mimiques et des simagrées dans l'espoir d'emporter un sourire d'elle, et sans doute plus.

Comme pour m'infliger un supplément de douleur, je décidai de m'enfermer deux jours durant dans l'atelier, avec le tableau de la ragazza, dont la gorge éployée apparaissait enfin, à la mesure de la promesse. Je glissai alors mon art du dévoilement vers son ventre et plus j'avançai dans mon travail, plus ce regard, que j'avais pris (et pas moi seulement) pour un effroi indicible placé dans le silence définitif d'une idée hors du tableau lui-même, plus ce regard, plutôt que de gagner en intensité et d'accroître la cohérence liminaire que tout le monde avait sans doute voulu lui donner, devenait sybillin. Maintenant que son corps à moitié nu s'offrait à ma vue, il me semblait que la violence invisible et supposée était une hypothèse qui perdait de son crédit. Je n'étais pas pour autant capable d'orienter mon esprit vers une autre interprétation. Seule sa beauté saisissait davantage et lorsque je sentais venir la fatigue du soin indispensable à ma tâche, alourdissant mon bras et mon âme, âme si préoccupée de cette autre, là-bas, au Campo, dont je n'avais pas encore croisé l'œil fébrile, je rangeais avec soin les instruments de ma technique et je la contemplais, avec sa douce chevelure, son grain de peau suave, sa bouche, son nez, et désormais ses seins. Je trouvais que la postérité avait été bien injuste avec Arrigho Tovagliani.



 

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