usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

peinture - Page 8

  • Caravage, au miroir

    Ce tableau, aujourd'hui exposé à la Villa Borghese, est daté des années 1609-1610, soit peu de temps avant que l'artiste ne décède le 18 juillet 1610, à Porto Ercole, vraisemblablement de maladie. Il s'agit donc d'une toile tardive, d'un homme approchant les quarante ans.

    L'artiste a repris un thème assez répandu, David et Goliath. La décapitation du géant, respectant en cela les indications du texte biblique, a par ailleurs des échos dans l'œuvre caravagesque, si l'on pense à la Judith du Palais Barberini, à la Décollation de Saint Jean Baptiste, et dans un genre approchant à la tête de Méduse des Offices. Quoiqu'il ne soit pas son tableau le plus réussi, il ne manque pas d'intérêt.

    Le visage et le corps gracile de David rappellent d'autres portraits du peintre. On y trouve une même jeunesse vivante, avec une pointe d'arrogance. Certaines conjectures biographiques laissent penser que ce garçon était un amant du Caravage. Cette hypothèse n'est pas absurde puisque celui-ci avait l'habitude de mettre en scène des gens de connaissance. Dans cette perspective, il est clair que l'illustration du combat biblique entre le fort et le faible prend une dimension poignante et ce d'autant plus que, certitude cette fois, la tête de Goliath est un autoportrait. Ce tableau peut alors se contempler comme l'allégorie d'un amour tragique entre une beauté pleine d'éclat et puissante (malgré la légèreté du corps) et un homme déjà marqué par l'âge (nous sommes au début du XVIIe siècle) et une vie fort mouvementée. S'il y eut amour, passion, qui sait, le Caravage raconte une sienne défaite, la souffrance pour un autre, cruel, lui faisant perdre la tête, l'aliénant à sa toute violence d'être désiré. L'amour, en ce sens, est un combat, ce qui n'est pas nouveau.

    Ces amants ne se regardent plus. Ou, pour être exact, l'un (le fort de naguère devenu le faible) est privé du regard de l'autre qui, lui, en retour, est dans la contemplation ardente de son triomphe, sourire esquissé aux lèvres. Il est là, tenant à distance celui qui voulait (encore ?) l'approcher, dans une posture dont les détails interpellent. C'est d'abord l'épée, dans un mouvement descendant, qui désigne peu ou prou l'entre-cuisses. L'arme-sexe par/pour laquelle Goliath-Caravage a failli. Mais l'arme pourrait passer pour un élément extérieur, la concession au respect nécessaire du récit biblique. Pour le moins, un point de réalisme. Alors, l'artiste redouble sa thématique, et cette fois, c'est le bras tendu, peint dans un raccourci magnifique, avec le poing fermé et sûr. Cette tension est celle du fascinus, sexe en érection des Latins (et le poing, qu'est-ce, en ce cas ?), et par contamination celle de la fascination dans/par laquelle l'homme mûr et désirant a fini de se perdre. Fascinus qu'il ne reverra plus, et dont il meurt. Jeu barbare des sentiments où l'égalité est illusion, le partage leurre, la reconnaissance mascarade. Le proche est devenu lointain. Et cette perte, il ne peut, d'une certaine manière, la peindre qu'aveugle. Ce qu'il est, effectivement, dans le tableau, par le truchement de l'autoportrait.

    L'autoportrait. Certes, l'épisode choisi suppose que Goliath ait payé chèrement sa présomption et qu'il ait le rôle du méchant. N'empêche : le masque grimaçant, les yeux peints dans une dissymétrie qui saisit (comme s'il peignait deux visages en un...), la bouche ouverte, tout ce dispositif aboutit à l'horreur d'un visage fixé à jamais dans la contemplation de sa défaite (si l'on s'occupe du personnage), à la tremblante et troublante dernière image que se fera l'homme de lui-même (l'artiste), quand le noir aura absolument gagné son existence. Cette mise en scène, en forme d'auto-mutilation, surprend, parce que c'est alors que cette figure de Caravage face à lui-même nous revient et nous concerne. À l'évidence, et à l'inverse de bien des autoportraits que l'on trouvera dans l'histoire de la peinture, la frontalité du regard n'est pas possible. Quelque chose biaise la représentation. On dira que Goliath est mort et que de ses pupilles il ne peut rien surgir désormais : la frontalité perd de sa pertinence. Soit, mais n'est-ce pas aussi que dans un tel tableau ce choix témoigne de l'incapacité de l'artiste, et la nôtre par la même occasion, à penser la mort jusqu'au bout, peut-être même les morts, celle, physique, qui le verra pourrir, celles, spirituelles ou affectives, qui le rendent à l'inextricable de ses passions, présentes et passées.

    Dès lors, ce Caravage du tableau, parce qu'il ne nous regarde pas, nous ramène paradoxalement à notre statut particulier : nous sommes, spectateurs, le complément de David, son inversion, celui qui reçoit le tribut, à qui l'on tend la tête suppliciée, ce visage plein de la mort, quand le vainqueur biblique se contente d'un trois-quarts dos. Cette tête, David ne la présente pas ; il nous l'offre et nous devrions secrètement jouir de ce partage (puisque choit le méchant...). Et s'il en est ainsi, ce tableau nous demande discrètement de quels combats nous fûmes vainqueurs, quand nous nous voyions en David, pour précipiter dans le coin inférieur droit, donc prêt à tomber dans l'oubli, celui qui fut notre alter ego (car, par-delà les enjeux symboliques et théologiques, la lutte de David et Goliath unit à perpétuité ces deux figures, comme, disons, César et Brutus). Mais, cette tête étant celle du peintre, et donc, celle de l'homme qui en fut le premier spectateur, à notre place, nous précédant dans la contemplation, elle est aussi la nôtre, mortelle et amoureuse. Ainsi, le Caravage, ironique peut-être, nous informe déjà, en se mettant en scène, qu'il est  probable que nous finirons par trouver notre maître, comme lui aurait trouvé le sien. L'artiste dont la vie outra la morale, dont la peinture, par la densité des corps qu'elle imposait, fracturait l'idéal antique et renaissant, peintre énergique devant tous, celui-ci nous imposerait  in fine, sans même qu'il sache que la mort le guette, une terrible leçon de désespoir.

    Cela d'autant plus qu'un élément classique de l'art caravagesque réhausse l'effroi du sujet. L'absence de fond réaliste, cette noirceur à partir de laquelle surgissent les deux figures, renforcent l'effet. Les personnages émergent d'un lointain dont l'arrière-plan indistinct signe la profondeur. Ils sont des apparitions, de véritables épiphanies mentales, comme des signes oniriques ou cauchemardesques. Il n'est pas possible d'être distrait par le moindre objet, le moindre détail. Ils sont en pleine lumière, paradoxalement. Ce qu'il faut voir s'impose. Devant cela nulle échappatoire. Face à face détourné des personnages dont nous avons, nous, à débattre, en toute lucidité.

    Ce tableau à l'autoportrait monstrueux est sans aucun doute l'un des accomplissements les plus spectaculaires du peintre sur le visible terrible de l'existence. Là aussi, une sorte de réalisme.


     

  • Fernhout, la perdition

    Stilleven («nature morte»), 1932

    Edgar Fernhout n'est pas un peintre très connu. Il a pourtant eu le droit à une rétrospective à Amsterdam au début des années 90. Il a baigné dans le monde artistique depuis l'enfance. Petit-fils de peintre, fils de la peintre Charley Toorop, amie de Mondrian.

    Les deux tableaux sont assez symboliques des deux manières grâce auxquelles il a construit les modalités de son art. Certes, ils sont peints à quarante ans de distance, mais le contraste est si fort qu'on ne penserait pas à les rattacher à la même source.

    Présenter le premier, d'un réalisme figuratif sans nuances, est au passage le meilleur moyen de tordre le cou à cette idée reçue comme quoi les artistes modernes ou contemporains seraient incapables de la moindre maîtrise technique. Le syndrome : Picasso, moi, j'en fais autant. Si l'on doit considérer l'évolution radicale de Fernhout comme peut la signifier la seconde œuvre, il est éclairant de savoir que ce dépouillement ne relève pas d'une pulsion brute, d'un barbouillage inconséquent. Loin s'en faut.

    Cette Nature morte a la rigidité de bien des toiles figuratives du Néerlandais. Le tranchant des lignes et l'étalage des plans, la bichromie, la nudité de l'espace mural, tout cela confère à l'ensemble une sévérité quasi carcérale. On se retrouve face à un angle. Angle mort, d'une certaine manière, comme un signe de relégation, auquel correspond aussi la pointe saillante du lit. Le drap défait suggère un corps absent, un être parti. Mais rien à voir avec ce qu'on imaginerait être une puissance charnelle débridée. Le spectateur ne pense pas à un lit d'amour. Les draps ont les plis empesés que l'on retrouve chez les anciens Flamands. Quoiqu'un peu plus clairs, ils sont dans la continuité du mur, presque la résultante d'une couche superficielle qui en serait tombée. L'ensemble a une froideur d'hôpital. Rien ne semble pouvoir aérer notre regard : nous butons sur le mur. Il règne dans cette œuvre un silence insondable. La matité chromatique absorbe le bruit. Couche en forme de linceul et horizon contre lequel on se cogne. Nul ne voudrait faire de ce lieu son antre, sinon, peut-être, un ascète de stricte obédience.

    Dans nombre de tableaux figuratifs, on retrouvera cette pesanteur muette, à l'arrière-plan mortifère. Le peintre y dépose une ambiance glacée et glaçante.

    Cet univers constitue la première partie de l'œuvre de Fernhout. Puis, à partir de 1957, celui-ci rompt avec le classicisme thématique pour s'orienter vers des toiles faites de taches qui, au fur et à mesure que son travail se développe, s'espaceront, comme si le fond gagnait du terrain, revenait à la surface pour suspendre ou détruire son geste. Il y avait l'œuvre faite, le réel visible, et une onde sismique est venue décomposer le réel, en faire un puzzle.

     

    fernhout,rothko,peinture,figuratif,abstraction,aphasie,art moderne

    Winter, 1973

    Car ce n'est pas le temps de la peinture-matière. Fernhout ne s'engage pas vers un espace autre, dans la seule bi-dimensionnalité du support. Il y a une énergie volatile qui subsiste. Il intitule son tableau Winter (Hiver), non pas Composition X ou motifs bleus et noirs sur fond bleuté. Les mots sont encore là mais c'est la peinture qui est comme dans l'impossibilité de rassembler les morceaux. Le langage reste mais la peinture en soustrait le référent. Nous ne sommes pas dans l'abstraction proprement dite mais dans la dissémination du sens, dans un temps où ce qui est advenu signifie à la fois souvenir d'un monde perdu et impossible suturation de ses fractures. Nous essayons, autant que possible, de remplir le tableau du titre, en identifiant les tons à des couleurs froides mais ce n'est guère satisfaisant. Quelque chose manque.

    Cette transformation ne peut pas être traitée, je crois, comme une simple expérimentation formaliste. Elle n'est pas, parce que le temps n'est plus au grand saut vers la déconstruction ou le non-figuratif, comparable à celles de Picasso, Kandinsky ou Mondrian, confrontés qu'ils ont été aux limites d'une histoire picturale fondée sur la mimesis, en quête qu'ils ont été d'autres voies. Il y a, d'ailleurs, chez ces trois-là un feu qu'on aurait du mal à trouver chez Fernhout.

    Son appauvrissement technique et formel pourrait être un exemple de cette faille ouverte au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Chez lui, le retrait figuratif, jamais poussé jusqu'à son terme malgré tout, est un aveu. «Tout est si intérieur, si introverti qu'il m'est presque impossible de l'extérioriser, de le figurer» dit-il à G.J.P. Commelbeeck. C'est le signe d'une dissolution du pouvoir qu'il s'était donné par la peinture. Ce n'est pas qu'il n'ait plus rien à dire. Le problème est que l'appareillage ancien n'y suffit plus. Sur ce point, même si les modalités en sont fort différentes, on pense à la lente agonie des œuvres de Mark Rothko, jusqu'au noir.

    Fernhout, Rothko. Il faudrait essayer de comprendre, à travers ces trajectoires singulières, ce qui a amené notre époque vers l'irreprésentable, l'impossible parole. Les camps, la bombe, la mort de Dieu, la terreur de la conscience réduite à elle-même. D'autres éléments sans doute. Tout cela pour une déconfiture du langage, des langages.

    Winter est une belle œuvre, plus belle, je trouve, que la Nature morte. Mais elle marque une fin, avec ses motifs qui se répètent comme la mise en abyme de cette entreprise autour de tableaux qui techniquement se ressemblent. A la rassurante complexité linéaire et figurative d'avant répond le bégaiement des formes simples, l'aphasie presque. Et ce sont des bouts de papier sur lesquels rien ne serait écrit (ou qu'on ne saurait lire), et qui volent. C'est là aussi finir dans le silence, mais absolu. À trop la regarder on finit par s'y perdre, et en s'y perdant, on voudrait regagner le sol, un endroit, fût-ce la couche la plus dure, le drap le plus rêche, pour trouver du repos.

     

  • Vermeer, l'illusion de toute mesure

    http://v.tomeno.free.fr/art/images/vermeer-le_geographe.jpg

    Vermeer, Le Géographe, 1668

     

    Vermeer peint durant ce qu'on appelle l'âge d'or hollandais, quand le pays voit sa puissance économique en faire le maître du commerce. Ce n'est pas un artiste de paysage, si l'on excepte La Ruelle, avec son étrange décentrement, et la très fameuse Vue de Delft, ô combien chère à Proust. Il préfère les intérieurs. Ceux-ci ont souvent une même structure, avec un mur qui, au fond, barre le regard, et des fenêtres à gauche qui, avec leur quadrillage de plomb, laissent entrer une lumière douce. Le vitrage est assez épais, comme on en trouve encore si l'on va à Bruges, Anvers ou Amsterdam. Sur ce point, Le Géographe est un tableau classique du peintre.

    L'intérieur, un peu en désordre, est confortable mais sans excès. Tout est suggéré : l'étoffe au premier plan, outre qu'elle permet de souligner la maîtrise technique de l'artiste, fait le lien, par le bleu dont elle est parsemée, avec le personnage et, plus discrètement, le siège au fond. L'œil  du jour se dépose sur les choses. Tout est calme. Tout est stable.

    À l'arrière-plan, sur le haut de l'armoire, un globe trône comme un soleil. Les grands voyageurs ont bouclé le monde, jusqu'aux terres australes. Le monde est fini. La terre est ronde et l'on en a fait le tour. Il n'empêche que cette finitude est pleine de mystères et d'approximations. La cartographie demeure une aventure et nous, aujourd'hui, sourions parfois devant les brouillons de ceux qui voulaient rendre compte de cet espace de mer et de terres immenses diversement peuplées.

    Le personnage est absorbé. Une main en appui, l'autre tenant un compas, son regard et son esprit semblent suspendus. Sur quoi s'arrête-t-il soudain ? Un calcul ? Une pensée toute personnelle ? Parions pour la seconde solution. Il y a en lui une délicatesse et une jeunesse tombant comme un contrepoint au sérieux de ce qui est engagé, justement, par ce que l'on ne voit pas clairement : la carte étalée sur la table. Carte d'un pays lointain, d'une contrée... Pure hypothèse. Il est encore possible de divaguer, d'être à la fois saisi et inquiet des richesses du monde. Celui-ci résiste encore et ce moment où le travail intellectuel laisse, peut-être, la place à l'imaginaire, éblouit parce qu'il nous est désormais impossible de comprendre la puissance active de ce combat entre les êtres et l'espace à conquérir. Il n'y a plus guère que les enfants pour pouvoir s'émerveiller. Le Géographe témoigne incidemment d'une époque où les lieux (côtes et intérieur) demeurent encore insoumis. Il faut y revenir, et pour longtemps encore. Le travail est à hauteur d'homme. Il n'est pas encore dévolu aux puissances technologiques et satellitaires. Google Earth n'a pas encore rétréci l'horizon à un possible zoom sur l'écran de nos ordinateurs.

    Certes, on rétorquera qu'il est un des maillons de cette entreprise d'assujettissement qui nous aura amenés à contempler le monde à travers une petite lucarne pixellisée. Il est déjà un tueur de rêves en puissance. Admettons. Mais, pour l'heure, j'envie encore une fois la perdition de sa pupille, cette insuffisance momentanée du calcul qui le pousse à lever la tête vers la fenêtre, à regarder ce qui lui est familier (que peut-on imaginer du dehors ?), à n'être plus , véritablement, et à ne pas croire, pour un instant, que tout soit mesurable. Il est encore dans un âge d'or...


     

  • Turner, la trace

    Turner, vue du Mont Gennaro, 1819

     

    Turner, c'est évidemment le peintre improbable, quand on considère l'époque où il vécut, d'une réalité vaporisée, diluée dans une couleur qui avale les formes, les repères spatiaux, au point que, parfois, on penserait à une œuvre non figurative. L'approche d'une peinture livrée à sa propre matière. Ce n'était pourtant pas tout que cet homme, avide de reconnaissance académique, a peint. Il a aussi un univers classique, constitué d'une application assez stricte de l'art du dessin. comme s'il y avait eu en lui, exacerbée, la lutte du trait et de la couleur, une face Rubens, une face Poussin (il s'agit bien sûr d'une présentation schématique qui n'implique la reprise des techniques de l'un ou l'autre). On y trouve, parfois, une sorte de préciosité (notamment dans ses vedute vénitiennes) qui finit par lasser. Il y a aussi d'innombrables tableaux devant lesquels on éprouverait l'aspiration vertigineuse de la vitesse ou celle plus paralysante de la contemplation d'un paysage que l'atmosphère liquifiée décompose.

    La Vue du Mont Gennaro n'a pas l'ambition des œuvres les plus célèbres. C'est une aquarelle qui rappelle certes le goût de Turner pour les espaces infinis, pour une nature sublimée selon la tradition romantique. L'œuvre est anecdotique, d'une certaine manière. Mais elle porte une énigme, une sorte de punctum pictural (quoique la référence barthésienne soit approximative parce que ce punctum-là est au delà d'une simple résolution individuelle) : le rectangle très allongé, dans le premier tiers gauche du tableau. Ce petit pan de peinture jaune qui flotte dans l'espace sans qu'on puisse lui attribuer la moindre raison d'être, le moindre sens figuratif (comme serait la tour d'un ancien édifice). Rien que l'on puisse identifier, mais qui est , verticalité radicale dans une horizontalité qui estompe même la puissance du mont Gennaro. Petit pan trop visible, trop bien dessiné, dans une œuvre par ailleurs assez pauvre en accroches, pour qu'on puisse croire à une erreur, à une lubie, à une inconséquence. S'agit-il d'un message crypté ? d'un jeu ? d'une perversité de Turner pensant à l'agacement du spectateur face à cette trace insoluble (dans tous les sens de l'adjectif) ? Ce n'est pas un simple détail. C'est autre chose. Et chaque fois que le regard vient se fixer lui, comme sur une cicatrice qui n'en finirait d'agacer, la résistance se fait plus forte, le plaisir plus tendu de devoir reconnaître son impuissance.

    Souvent, nous nous disons : There is more to the picture than meets the eye, et en vertu de cette infériorité reconnue du regard, nous nous échinons à l'étude et nous sentons le triomphe poindre lorsque quelque chose passe de l'invisible au visible, tout en admettant que nous sommes encore loin du but. Mais il y a donc des œuvres sur lesquelles l'esprit n'a pas à se forcer pour voir, puisque tout est mis à plat, devant nous, comme une évidence. Et cette évidence est justement l'écueil suprême qui hante notre insatisfaction (1).


    (1) L'exemple le plus remarquable en la matière est sans conteste La Tempête de Giorgione dont près de cinq siècles d'érudition n'ont toujours pas percé avec certitude le sujet.

     

  • L'inconciliable selon Whistler

    http://www.tocqueville.culture.fr/images/voyages/whistler_2.jpg

     

     

    Whistler, Portrait de la mère de l'artiste

     

    Ce célèbre tableau, exposé à Orsay, m'a d'abord fait une étrange impression, une impression désagréable, au-delà même des considérations esthétiques. On y trouve une forme de rigidité qui n'a rien à voir avec la quiétude, une matité dont la force semble absorber le moindre espace, comme s'il était impossible désormais de respirer. Il y a logiquement un hommage, quelque chose qui est rendu à celle que l'artiste a immortalisée, mais ce rendu me paraissait en contradiction avec la sévérité des tonalités, cet emprisonnement de pans monochromatiques avec lesquels le peintre structure l'ensemble : jaune pour le bas (un jaune un peu sale, usé), noir à gauche (pour un tiers seulement), gris (avec des effets de barbouillage qui en font un mur improbable : plutôt une surface de pigment à regarder pour elle-même). Il y a donc hommage. Et, en sachant un peu plus sur cette mère, vieille, coite, fixant un hors-cadre qui viendrait après ce rideau mortuaire, mais qui n'existe pas, sur cette mère prénommée Anna Matilda, à l'éducation puritaine, je me disais que Whistler avait voulu évoquer un univers passé dont il avait eu à subir (conjecture... mais qui me rappelle, mutatis mutandis, deux poèmes de Baudelaire (1) très intimes) la violence et que ce visage, à moitié peint seulement, il ne pouvait le représenter, et ne pourrait le contempler ensuite, que dans la mutilation induite par le choix même du profil. C'était sa manière, un peu facile peut-être, d'être dans la vérité de soi, sans aller jusqu'au bout de cette vérité (parce qu'il n'y a de vérité tenable que si l'on sait y renoncer en partie. En grec, la vérité se dit alètheia, soit : la suppression de l'oubli. Définition terrible, quand on a compris, en vivant, qu'il nous faut toujours garder une part d'oubli pour exister.).

    Cette mère qui est le sujet apparent du tableau, il en éclipse donc la pleine figure, un peu comme se présente la lune, en «astre des morts» hugolien. Figure polyphème qui aurait voulu que l'autre ne fût personne, mais que l'art a rendu à être quelqu'un, quelqu'un d'autre. Si elle a guetté l'échec, au moins, comme avec Homère, le fils s'est échappé et Personne s'est projeté hors du monde (et donc en même temps dans le monde) et a brisé ses chaînes. Sujet apparent qui, dans sa paralysie même, puisqu'être peint, c'est être mort, doit refluer progressivement devant le vrai sujet, celui dont on ne peut pas dire qu'il soit un existant classique mais plutôt la trace d'un geste. Qu'en est-il, au demeurant, de cette vieille femme dans le tableau, et donc de sa place dans le monde ? Elle était déjà à demi représentée, et voilà qu'en essayant de centrer notre attention, nous constatons qu'elle n'y est pas, justement, au centre. Plutôt décalée vers la droite (pour le spectateur). Elle est comme reléguée. Pour quelle raison ? Nous verrons cela après. Pour quel bénéficiaire d'abord ? Plus au centre, un cadre : un tableau dont il n'est pas possible de déterminer le sujet (encore un !) précis. Disons un paysage, barbouillé, dans une gamme chromatique assez terne. Le flou, si l'on peut dire, n'est sans doute pas un hasard : l'œuvre n'a pas à être définie ; elle vaut essentiellement par son exemplarité. Elle est l'acte de peindre en soi, ce qui caractérise l'absent omniprésent du tableau : Whistler lui-même. Mais cela suffit : il dit, de cette façon, qui il est et où, dans l'ordre du monde, il se situe.

    C'est en ce sens que ce portrait détourné raconte un conflit, un conflit de cette mère préférant ne pas regarder un tableau que l'artiste a pourtant mis, très clairement, à la hauteur de son regard. À son œil détourné de l'objet sacré pour Whistler (et nous sommes dans la vie) répond la mise en scène d'un détournement du titre (et nous sommes dans l'art) pour lui substituer la rivale : la peinture. Conflit reflétant à la fois les tiraillements personnels et les implications sociales de cette vie d'artiste : métier honni et déclassé, prestige dérisoire, renoncement au devoir bourgeois. Tableau à la marge blanche, immaculée presque (ce qui est très remarquable ici) destituant toute profondeur à la coiffe et aux frou-frou de dentelle qui enveloppe les mains maternelles. Rivalité des mains, entre celles qui ne recueillit pas le don, posées sur les cuisses, inertes, et celles, là encore invisibles, du fils œuvrant.

    Triomphe du tableau donc ? À demi seulement, car, comme dans tout conflit, il n'est pas possible qu'il n'en reste pas des traces, des raideurs propres à produire du remords ou du mal-aise. Ce tableau qui est plus au centre ne l'est pas tout à fait : la mère est en périphérie. Elle rôde et sa mortalité (par la pause et puisque Whistler ne peut en faire l'économie, elle est aussi mortifère) signifie qu'il est bien difficile de s'échapper du monde ; que tout engagement contre quelque chose ou quelqu'un (surtout quelqu'un d'ailleurs) se construit dans l'ambiguïté sémantique de la préposition. Contre : en opposition mais aussi en appui sur... Quoi que nous fassions, ce qui a été est là, encore et encore.

    Cette (ir)résolution a fini par me charmer. Il est une des œuvres dont je suis obligé, au-delà des considérations esthétiques (que cela me plaise ou non), un peu comme avec Zurbaran, de reconnaître la nécessité. Nécessité émanant d'une force discursive telle que de cette disposition donnée comme une nature morte naît un récit quasi originel bruissant de toutes les histoires individuelles passées, présentes, futures.



    (1) Il s'agit de « Je n'ai pas oublié, voisine de la ville... » et de « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse », œuvres au sujet desquelles il écrit dans une lettre adressée à sa mère, en date du 11 janvier 1858 : « J'ai laissé ces pièces sans titres et sans indications claires, parce que j'ai horreur de prostituer les choses intimes de famille ».

     

     

  • La force du détail

     

    caravage,madone des pèlerins,peinture,rome,religion,catholicisme,italie,sant' agostino

    Le Caravage, La Madone des Pèlerins, 1604-1606Basilique Sant'Agostino, Rome

     

    Dans ce tableau, où se penche sur la dévotion misérable et sincère le plus beau visage jamais peint, il faut regarder les pieds des personnages. Ceux du paysan, crasseux et énormes, où Panofsky lit une «citation» de L'Agneau mystique de Van Eyck, nous pèsent. Ils sont au premier plan, alors que le corps s'incline d'une manière improbable. On remarque moins ceux de la Vierge, dans leur position dissymétrique. Ils sont fins, légers. Mais lorsqu'on les a fixés, et le gauche particulièrement, cambré comme pour un pas de danse (et la Vierge, brune et mate, prépare-t-elle le futur mythe de Salomé ou la figure d'Esméralda ?), ils deviennent l'énergie profonde du tableau. Comme Caravage est revenu depuis longtemps des strictes conventions de la peinture religieuse, il a placé la Madone un peu en hauteur, certes, mais sur une marche d'escalier, pas un trône, et ce pied qui danse immobile en finit, en quelque sorte, avec toutes les élucubrations assomptives. Sa légèreté signe aussi la place de Marie dans le monde, qui porte l'Enfant dans ses bras. Il n'est pas si éloigné de la semelle calleuse du pauvre qui la vénère ; il est juste plus beau et plus doux. C'est justement cette beauté-là qui nous tient en haleine, nous pétrifie dans l'église Sant' Agostino déserte (parce qu'il n'y a jamais personne pour venir la contempler, pour venir les comtempler) puisqu'elle doit une part de sa force à l'adoration simple et poussiéreuse, à ce visage, qu'on ne voit qu'à peine, illuminé de cette délicatesse si humaine qu'elle dégage, à ces pieds marqués du chemin parcouru dans la ferveur pour que la rencontre se fasse. Elle doit sa grandeur à ces différences (le sale-le propre, le lourd-le léger, l'humble-le précieux) réhaussées de ce détail, les pieds, qui, en même temps, les relie et les attache irréductiblement au sol, lui comme modeste adorateur, elle comme Mère vivante de toutes les mères à venir.

    De lui à elle, une autre histoire que le simple texte biblique, histoire sublime et poignante, celle de l'art et sa capacité de transfiguration pour revenir vers nous. Voilà où est le miracle du Caravage.