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géographie

  • Tout occuper

    La ville de Qaasuitsup est la municipalité la plus étendue au monde. Sa superficie est de 660 000 km², soit celle de la France augmentée d'à peu près 20 %. Sa population est de 17 000 habitants. Nous sommes au Groenland.

    Ces chiffres, le délire de proportionnalité qu'ils induisent entre l'entité administrative, la réalité topographique et la présence humaine (car on comprend de suite que le village proprement dit englobe la quasi totalité des habitants), tout cela n'est pas fortuit. Nous avons abandonné depuis longtemps cette idée que le monde pouvait exister sans nous, que l'inconnu est une vérité du globe avec laquelle nous devrions composer. Tout cela est fini. L'imposition administrative d'une lecture de l'espace terrestre en son entier a été validée. La taille de Qaasuitsup n'a pas d'autre signification que cela : la terre appartient à l'homme. Il en calibre la réalité et assujettit la matière, la surface, son contenu à ses intérêts exploités, repérés, espérés. Le désert ou l'étendue glacée sont autant de droits à venir, de titres à imposer, de dividendes à verser (ou à toucher). Il ne faut donc pas qu'un seul mètre ne soit pas intégré à une valorisation politico-économique (avec cette nuance près que le politique se réduit de plus en plus à des considérations économiques. Il faut relire Schumpeter...).

    On imagine aisément que l'édile à la tête de cette localité (mais ce mot ne convient guère tant nous ne sommes justement plus dans du local) ne connaît pas la totalité de ce qu'il est censé représenter. Il ne peut évidemment se le représenter. Il n'en a qu'une vague idée. L'essentiel est que ce soit là, sur la carte. La carte par quoi il peut se rendre compte de ce qui est, c'est-à-dire de ce qui lui appartient, ou, pour être plus exact, de ce qui n'appartient pas aux autres. C'est une affaire de droit. Rien ne doit être laissé au hasard et si gouverner, c'est prévoir, alors la mainmise sur une étendue quelconque, de sable, de forêts, de glace vaut d'abord en ce qu'elle suppose une interdiction faite à autrui. En plein milieu de ce néant gelé et hostile, vous êtes donc doublement un intrus.

    Qaasuitsup est infini (au regard de ce que devrait parcourir un homme pour en faire le tour) mais elle révèle la petitesse de ce qui nous constitue quand le seul impératif est métrique. Il ne suffit pas de penser que le temps, c'est de l'argent. L'espace de l'est pas moins...

  • Vermeer, l'illusion de toute mesure

    http://v.tomeno.free.fr/art/images/vermeer-le_geographe.jpg

    Vermeer, Le Géographe, 1668

     

    Vermeer peint durant ce qu'on appelle l'âge d'or hollandais, quand le pays voit sa puissance économique en faire le maître du commerce. Ce n'est pas un artiste de paysage, si l'on excepte La Ruelle, avec son étrange décentrement, et la très fameuse Vue de Delft, ô combien chère à Proust. Il préfère les intérieurs. Ceux-ci ont souvent une même structure, avec un mur qui, au fond, barre le regard, et des fenêtres à gauche qui, avec leur quadrillage de plomb, laissent entrer une lumière douce. Le vitrage est assez épais, comme on en trouve encore si l'on va à Bruges, Anvers ou Amsterdam. Sur ce point, Le Géographe est un tableau classique du peintre.

    L'intérieur, un peu en désordre, est confortable mais sans excès. Tout est suggéré : l'étoffe au premier plan, outre qu'elle permet de souligner la maîtrise technique de l'artiste, fait le lien, par le bleu dont elle est parsemée, avec le personnage et, plus discrètement, le siège au fond. L'œil  du jour se dépose sur les choses. Tout est calme. Tout est stable.

    À l'arrière-plan, sur le haut de l'armoire, un globe trône comme un soleil. Les grands voyageurs ont bouclé le monde, jusqu'aux terres australes. Le monde est fini. La terre est ronde et l'on en a fait le tour. Il n'empêche que cette finitude est pleine de mystères et d'approximations. La cartographie demeure une aventure et nous, aujourd'hui, sourions parfois devant les brouillons de ceux qui voulaient rendre compte de cet espace de mer et de terres immenses diversement peuplées.

    Le personnage est absorbé. Une main en appui, l'autre tenant un compas, son regard et son esprit semblent suspendus. Sur quoi s'arrête-t-il soudain ? Un calcul ? Une pensée toute personnelle ? Parions pour la seconde solution. Il y a en lui une délicatesse et une jeunesse tombant comme un contrepoint au sérieux de ce qui est engagé, justement, par ce que l'on ne voit pas clairement : la carte étalée sur la table. Carte d'un pays lointain, d'une contrée... Pure hypothèse. Il est encore possible de divaguer, d'être à la fois saisi et inquiet des richesses du monde. Celui-ci résiste encore et ce moment où le travail intellectuel laisse, peut-être, la place à l'imaginaire, éblouit parce qu'il nous est désormais impossible de comprendre la puissance active de ce combat entre les êtres et l'espace à conquérir. Il n'y a plus guère que les enfants pour pouvoir s'émerveiller. Le Géographe témoigne incidemment d'une époque où les lieux (côtes et intérieur) demeurent encore insoumis. Il faut y revenir, et pour longtemps encore. Le travail est à hauteur d'homme. Il n'est pas encore dévolu aux puissances technologiques et satellitaires. Google Earth n'a pas encore rétréci l'horizon à un possible zoom sur l'écran de nos ordinateurs.

    Certes, on rétorquera qu'il est un des maillons de cette entreprise d'assujettissement qui nous aura amenés à contempler le monde à travers une petite lucarne pixellisée. Il est déjà un tueur de rêves en puissance. Admettons. Mais, pour l'heure, j'envie encore une fois la perdition de sa pupille, cette insuffisance momentanée du calcul qui le pousse à lever la tête vers la fenêtre, à regarder ce qui lui est familier (que peut-on imaginer du dehors ?), à n'être plus , véritablement, et à ne pas croire, pour un instant, que tout soit mesurable. Il est encore dans un âge d'or...