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madone des pèlerins

  • Trois femmes (II) : la douceur

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     Caravage, La Madonna dei pellegrini, Sant'Agostino, Rome

    Tu as quitté Thérèse d'Avila et les nuages avaient pris le temps de livrer bataille au soleil. De la piazza del Quirinale, tu as salué la lointaine coupole de Saint-Pierre, puis évité Trevi, pris des venelles gracieuses d'une fraîcheur surprenante, traversé la piazza san Ignazio et son théâtre d'architecture, contourné le Panthéon, et repris ton souffle avant de gagner la médiocre piazza sant' Agostino, où elle demeure. Comme chez Thérèse, il est probable que, sans elle, personne, sinon les ouailles de la paroisse, ne viendrait ici. C'est un peu injuste parce qu'on y trouve aussi des œuvres du Guerchin et une fresque de Raphael. Mais rien qui puisse approcher l'irradiante puissance de sa personne.

    Autant l'écrire ainsi : elle est, elle, l'incarnation de la beauté. Il y a une absolue nécessité, quand tu es à Rome de venir te recueillir devant elle. Une quasi prosternation qui fait de toi le prolongement à travers les siècles de ces modestes que Caravage a peints, à genoux, les pieds sales, dans l'humilité de ce qui les dépasse. Tel tu te vois, parfois, dans la suspension d'un athéisme viscéral, quand tu échanges ta raison contre son cœur, tes objections contre son visage délicat, l'inclinaison de sa tête vers le pèlerin que tu seras pour quelque temps, tes certitudes contre ce corps esquissant un pas de danse. Tu ne viens pas chercher un repentir, ni même un réconfort, mais revivre la magie de cette rencontre, mainte fois vécue, quand elle t'accueille sur le pas de sa porte et que son regard miséricordieux te saisit. Tu n'es pas un pèlerin, ou s'il en est ainsi, un bien mauvais pèlerin, car de l'enfant, primus inter pares, tu n'as que faire. Tu détournes le sujet, sciemment. Sa peau a la matité, sa chevelure la noirceur des méditerranéennes. Sa sensualité éclaire la pénombre, elle diffuse sa quiétude auprès de ceux qui sont venus de loin. Car tel est le miracle de ce tableau. Jamais le corps de la femme, dans la pudeur de la mise et la référence à la maternité, n'a dégagé autant d'attrait sans dépasser les limites de la décence. La fascinante emprise de la Madone tient en ce que la rêverie érotique nimbe l'ensemble de l'œuvre sans pour autant rompre avec la sainteté de la scène. La vulgarité si courante des modèles que l'on aimerait déshabiller, parfois, ou dont la nudité fait oublier, paradoxalement, qu'elles ont un corps, la pose sauvage d'un féminité exacerbée, tout cela, Caravage le balaie. Lui qui aime tant la provocation est en retrait.

    Ils sont venus de loin, s'agenouillent ; ils n'ont rien à dire. La scène est silencieuse. Ils acquiescent dans la vénération et toi tu te perds dans la suavité immortelle de son attention, doublée qu'elle est d'une sensualité sans artifice. Elle a la délicatesse d'une âme en pleine quiétude. Certes il y a bien une scène qui se déroule, la conclusion d'un parcours pour les pèlerins, elle entend leur présence. Elle les reçoit, les recueille. Mais Caravage a peint plus que cela, et comme personne : c'est une chair vive et pesante qui t'étreint ; c'est une hanche invisible, sur laquelle s'appuie l'enfant, comme l'évocation d'un désir  ; c'est le temps compris, vécu à travers cette pose improbable (et tu imagines qu'elle va bouger pour être plus à son aise et garder toute son élégance) ; c'est un visage à l'âme mystérieuse, comme celui d'une passante croisée qu'on ne reverra jamais, un visage dont les traits te suivent, eux, quand, au sortir de cette si belle rencontre, tu t'assois sur les marches de l'église pour fumer une cigarette, infiniment empli, et infiniment seul aussi, de son image...


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  • La force du détail

     

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    Le Caravage, La Madone des Pèlerins, 1604-1606Basilique Sant'Agostino, Rome

     

    Dans ce tableau, où se penche sur la dévotion misérable et sincère le plus beau visage jamais peint, il faut regarder les pieds des personnages. Ceux du paysan, crasseux et énormes, où Panofsky lit une «citation» de L'Agneau mystique de Van Eyck, nous pèsent. Ils sont au premier plan, alors que le corps s'incline d'une manière improbable. On remarque moins ceux de la Vierge, dans leur position dissymétrique. Ils sont fins, légers. Mais lorsqu'on les a fixés, et le gauche particulièrement, cambré comme pour un pas de danse (et la Vierge, brune et mate, prépare-t-elle le futur mythe de Salomé ou la figure d'Esméralda ?), ils deviennent l'énergie profonde du tableau. Comme Caravage est revenu depuis longtemps des strictes conventions de la peinture religieuse, il a placé la Madone un peu en hauteur, certes, mais sur une marche d'escalier, pas un trône, et ce pied qui danse immobile en finit, en quelque sorte, avec toutes les élucubrations assomptives. Sa légèreté signe aussi la place de Marie dans le monde, qui porte l'Enfant dans ses bras. Il n'est pas si éloigné de la semelle calleuse du pauvre qui la vénère ; il est juste plus beau et plus doux. C'est justement cette beauté-là qui nous tient en haleine, nous pétrifie dans l'église Sant' Agostino déserte (parce qu'il n'y a jamais personne pour venir la contempler, pour venir les comtempler) puisqu'elle doit une part de sa force à l'adoration simple et poussiéreuse, à ce visage, qu'on ne voit qu'à peine, illuminé de cette délicatesse si humaine qu'elle dégage, à ces pieds marqués du chemin parcouru dans la ferveur pour que la rencontre se fasse. Elle doit sa grandeur à ces différences (le sale-le propre, le lourd-le léger, l'humble-le précieux) réhaussées de ce détail, les pieds, qui, en même temps, les relie et les attache irréductiblement au sol, lui comme modeste adorateur, elle comme Mère vivante de toutes les mères à venir.

    De lui à elle, une autre histoire que le simple texte biblique, histoire sublime et poignante, celle de l'art et sa capacité de transfiguration pour revenir vers nous. Voilà où est le miracle du Caravage.