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Turner, la trace

Turner, vue du Mont Gennaro, 1819

 

Turner, c'est évidemment le peintre improbable, quand on considère l'époque où il vécut, d'une réalité vaporisée, diluée dans une couleur qui avale les formes, les repères spatiaux, au point que, parfois, on penserait à une œuvre non figurative. L'approche d'une peinture livrée à sa propre matière. Ce n'était pourtant pas tout que cet homme, avide de reconnaissance académique, a peint. Il a aussi un univers classique, constitué d'une application assez stricte de l'art du dessin. comme s'il y avait eu en lui, exacerbée, la lutte du trait et de la couleur, une face Rubens, une face Poussin (il s'agit bien sûr d'une présentation schématique qui n'implique la reprise des techniques de l'un ou l'autre). On y trouve, parfois, une sorte de préciosité (notamment dans ses vedute vénitiennes) qui finit par lasser. Il y a aussi d'innombrables tableaux devant lesquels on éprouverait l'aspiration vertigineuse de la vitesse ou celle plus paralysante de la contemplation d'un paysage que l'atmosphère liquifiée décompose.

La Vue du Mont Gennaro n'a pas l'ambition des œuvres les plus célèbres. C'est une aquarelle qui rappelle certes le goût de Turner pour les espaces infinis, pour une nature sublimée selon la tradition romantique. L'œuvre est anecdotique, d'une certaine manière. Mais elle porte une énigme, une sorte de punctum pictural (quoique la référence barthésienne soit approximative parce que ce punctum-là est au delà d'une simple résolution individuelle) : le rectangle très allongé, dans le premier tiers gauche du tableau. Ce petit pan de peinture jaune qui flotte dans l'espace sans qu'on puisse lui attribuer la moindre raison d'être, le moindre sens figuratif (comme serait la tour d'un ancien édifice). Rien que l'on puisse identifier, mais qui est , verticalité radicale dans une horizontalité qui estompe même la puissance du mont Gennaro. Petit pan trop visible, trop bien dessiné, dans une œuvre par ailleurs assez pauvre en accroches, pour qu'on puisse croire à une erreur, à une lubie, à une inconséquence. S'agit-il d'un message crypté ? d'un jeu ? d'une perversité de Turner pensant à l'agacement du spectateur face à cette trace insoluble (dans tous les sens de l'adjectif) ? Ce n'est pas un simple détail. C'est autre chose. Et chaque fois que le regard vient se fixer lui, comme sur une cicatrice qui n'en finirait d'agacer, la résistance se fait plus forte, le plaisir plus tendu de devoir reconnaître son impuissance.

Souvent, nous nous disons : There is more to the picture than meets the eye, et en vertu de cette infériorité reconnue du regard, nous nous échinons à l'étude et nous sentons le triomphe poindre lorsque quelque chose passe de l'invisible au visible, tout en admettant que nous sommes encore loin du but. Mais il y a donc des œuvres sur lesquelles l'esprit n'a pas à se forcer pour voir, puisque tout est mis à plat, devant nous, comme une évidence. Et cette évidence est justement l'écueil suprême qui hante notre insatisfaction (1).


(1) L'exemple le plus remarquable en la matière est sans conteste La Tempête de Giorgione dont près de cinq siècles d'érudition n'ont toujours pas percé avec certitude le sujet.

 

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