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fresque

  • Masaccio, la chair

     

    Masaccio, Adam et Ève chassés du Paradis, (1427), Chapelle Brancacci

     

    Il y aura toujours un plaisir particulier devant une fresque, un surplus de majesté dans l'œuvre, parce qu'il a fallu que nous venions à elle. Un tableau, aussi grand soit-il, voyagera peut-être un jour et nous en jouirons comme d'un dû temporaire. Les peintures, en général, d'ailleurs, posent des problèmes de lisibilité. Elles n'ont pas été faites pour des musées (du moins, pas avant la fin du XIXe siècle et l'on voit bien où cela nous a menés : barbouillages incertains pour achats étatiques ou mises aux enchères chez Christie's ou Sotheby) et souvent elles ne sont pas dans l'église à laquelle elles étaient destinées. Ce sont des étrangères auxquelles on essaie de (re)donner un semblant d'histoire (mais l'édifice religieux a-t-il au moins une portée qui garantit un peu la profondeur du sujet). La fresque, elle, porte l'immuable signe de sa spatialité, et, dans l'art rapide et magistral qu'elle suppose (puisque le peintre travaille a fresco), le souvenir de sa temporalité. Nous sommes à l'endroit exact de son apparition, à l'endroit même où l'artiste vint. Il ne s'agit pas de définir une mystique sur l'artiste (dont il ne faut jamais oublier qu'il est un homme, tout un homme, mais un homme seulement) ; tout au plus sommes-nous dans une soudaine hétérotopie, un lieu qui s'est composé comme un en-soi et contre lequel nul ne peut rien, sinon à devoir/vouloir le détruire. L'espace autour de la fresque est donc hors du monde au temps même de sa composition, de son organisation. Il chasse temporairement le monde pour le réintroduire ensuite, mais comme modifié par cette présence intransposable, insécable, totale. Peut-être est-ce pour cette raison que le lieu par excellence de la peinture, et bien au delà du plaisir d'y avoir retrouvé l'épisode proustien des Vertus peintes, est la chapelle des Scrovegni de Padoue, œuvre phénoménale de Giotto, et dont la contemplation annule pour un moment (celui où vous êtes dans l'écrin) l'existence même de la réalité derrière la grande porte d'entrée. C'est là : Somewhere out of the world, pour parodier Baudelaire.

    L'endroit aujourd'hui évoqué n'est pas aussi grandiose mais il porte aussi en lui une belle histoire. Nous sommes à Florence. Il faut aller Oltrarno, passer le Ponte Vecchio et son affairement de touristes. Oltrarno : quartier négligé, calme, où ne traînent que les gens du coin, plus modestes (quoique...), plus mesurés que les florentins du centre. Cette fresque de Masaccio se trouve dans une chapelle d'une église à la façade quelconque : Santa Maria del Carmine. Rien qui vous préparerait à la splendeur picturale des années 1427. Et parmi ces splendeurs : Adam et Ève condamnés par la vindicte divine de n'avoir pas obéi. Les deux personnages sont nus, vraiment nus (d'autant que la restauration des années 80 nous a débarrassé des pudibonderies ultérieures). Derrière eux un paysage de désert. La matité du sol et de la roche, l'uniformité terne du ciel donnent une impression d'enfermement. On pense, sans qu'il y ait évidemment de rapport stylistique ou intellectuel, mais dans un cadre purement sensible, à l'écrasante clôture des tableaux de de Chirico. Rien derrière, donc, ou si peu. Voilà l'endroit auquel les deux coupables sont destinés. On ne pouvait guère mieux signifier que désormais ce serait une vie de misère et de souffrance. Ils sont out of the Eden et la crudité/cruauté du pinceau de Masaccio, avec une modestie de moyens, oblige le spectateur à les contempler sans espoir d'être détourné par quoi que ce soit (ce qui n'est pas la moindre des curiosités de cette partie de la fresque puisqu'il y a la continuité murale pour nous inciter à glisser le regard vers l'ailleurs...).

    Elle et lui. Affligés ; corps en mouvement, avec le pas lourd ; l'équilibre de la marche est incertain, surtout chez elle. Il y a la peur d'un horizon impensable et chancelant. Lui : la main au visage. Plus encore : l'autre main, la gauche, soutenant la première, la droite, comme si le poids de la souffrance rendait la nudité de sa conscience si pesante, sa tête si tentée par la chute qu'il lui faut tout l'effort de deux appuis pour tenir encore. Dès lors, en désolidarisant le haut du corps avec le bas (qui semble se mouvoir malgré lui), l'Adam de Masaccio semble un pantin désarticulé atteignant par là même une vérité qu'on n'est pas près de retrouver (et surtout pas quand la dialectique d'une peinture des formes comme le développera la Renaissance fera de la technique et du respect des règles une vertu...). Il y a sans doute de l'approximation pour une raison mesurante, mais Masaccio, lui, réussit à nous peindre la décomposition d'un visage sans même que nous le voyions. Elle : informe, difforme, presque gonflée... Il serait ridicule de penser cela, avec la brutalité d'un esthète (?) qui viendrait regarder Masaccio en pensant au dernier défilé de Karl Lagerfeld (Or, c'est parfois ce qui ressort des réflexions entendues devant des peintures : l'application servile d'une pensée Photoshop sur un art inscrit dans le temps, dans l'espace et dans des cadres socio-idéologiques qui ne peuvent être jetés aux orties en un claquement de doigts...). Oui, elle est laide, l'Ève de Masaccio, comme le sont sans doute les madones de Memling et certaines femmes de Boticelli (pour des raisons d'ailleurs fort opposées). Son corps semble une bonbonne et son visage, aux sourcils tombants, au front bombé, au menton quasi prognathe, dépitent l'amateur du beau (ou ce qu'il croit tel)... Justement non, parce qu'une fois oubliés ce qui peut nous être désirable, et même ce qui peut être l'objet d'une interprétation toute trouvée (la laideur d'Ève, c'est la laideur ontologique de la femme...), il reste cette présence fulgurante d'un être tout à coup représenté dans l'épaisseur même de sa chair, de sa corporalité. Non pas pour en magnifier ou en avilir la substance, mais pour dire qu'elle est effectivement devenue susbstance. En contemplant cette Ève hideuse, je pense évidemment que lorsqu'il s'agira de venir nous racheter (nous tout rhétorique, bien sûr), le Verbe se fera chair, dans une version évidemment incroyable, mais qu'à l'origine il y avait bien un péché, LE Péché qui s'était fait chair. Cette métamorphose est devant nos yeux, peinte par Masaccio, inscrite dans le mur, dans l'enduit, dans les pigments. Masaccio lui donne une réalité (à distinguer du réalisme) dont on cherchera en vain, je crois, à trouver ailleurs un équivalent. D'ailleurs, elle vit, elle a la bouche ouverte. Elle est un cri, le premier cri, celui, peut-être, qu'on retrouvera dans le célèbre Munch ou chez Bacon. Des sanglots, des imprécations, des lamentations, des paroles, une nécessité d'être. Cette Ève-là est déjà dans le devenir humain, paradoxalement. Elle fait avec Dieu, bien sûr, mais d'abord avec elle, parce qu'elle est elle-même, pleine et entière.

    Ce n'est pas la honte d'être nus qui traversent les deux personnages de Masaccio, mais la soudaine densité corporelle à laquelle ils devront (et nous aussi) donner une existence, qui fait que parfois, effectivement, notre corps nous pèse. S'ils ne se regardent pas, ce n'est pas tant le poids du péché qui les éloigne que la conscience soudaine et isolante d'une enveloppe matérielle avec laquelle il faudra vivre, partager, se toucher, essayer de se connaître. Dans la distance même des deux corps qui vont leur chemin, Masaccio pose comme un point de non retour la conscience de la mortalité, et d'une mortalité qui nous pousse l'un vers l'autre, mais aussi l'un contre l'autre. Un memento mori voilé, pas exactement tragique : la préfiguration d'un autre monde, à vivre, malgré tout.