usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

poltique

  • Au delà du siècle

     

    bergoglio,conclave,pape,françois,timothy dolan,spectacle,poltique,communication

    L'élection de Jorge Mario Bergoglio comme pape a surpris. Il y avait des favoris, des outsiders. Tout cela a été balayé. Et devant ce choix, certains, non pas parmi les croyants seulement, mais aussi parmi ceux qui, paradoxalement, disent n'attendre rien d'un édifice moyen âgeux, obsolète et rétrograde, ont trouvé que l'Église catholique ne comprenait rien à son temps.

    Mais de quel temps s'agit-il ? Quelle image attendait-on d'un pape, s'il faut justement en attendre une image ? Jorge Mario Bergoglio est âgé, sévère, austère, le visage un peu sec. Il a en lui un souvenir du Paul VI que je connus (façon de parler, bien sûr) dans mon enfance. Un jésuite, rigoureux, pour ne pas dire rigoriste, qu'on nous annonce ami des pauvres. Il n'a pas la parole facile. Son phrasé ne révèle pas un grand orateur. Il n'a pas de quoi enthousiasmer. Cela paraît évident. Il ne fait pas moderne.

    Mais qu'est-ce que la modernité en la matière ? Sans doute ceux qui voulaient un nouveau souffle, une dynamique plus engageante, envisageant que l'apparence faisait le fond de l'affaire, rêvaient-ils d'un souverain pontife énergique, emportant la foule, accessible et détendu, un brin drôle. Une figure, quoi ! Un cardinal comme Timothy Dolan, par exemple. Il est l'ecclésiastique qui répond sur CNN que pape, lui ? Sans doute sur la short-list de sa mère, mais pas plus. Que pour le voir sur le trône de Saint Pierre il faut avoir pris de la marijuana ! Dolan, c'est le bon gros, le débonnaire près à la déconne, une gouaille de yankee qui pense que rien ne lui résiste. Dolan, c'est le genre qu'on imagine à un repas finissant par un whisky 30 ans d'âge. Les modernes, les ultra-modernes même, oublieraient qu'il est évêque de New York, qu'en matière de religion, de liturgie, de culture, malgré les apparences, il ne peut pas être un grand déconneur. Certainement pas.

    Ceux qui regardent avec circonspection l'arrivée du nouveau pape sont des gens bien singuliers, et en partie ignorants. S'ils croient, ils ne peuvent que se réjouir puisque Bergoglio s'inscrit dans un courant, au delà de la grandeur intellectuelle, où la foi est mainte fois réaffirmée, où la dimension christique est revendiquée ; s'ils ne croient pas, leur déception (et c'est bien étrange), leurs regrets, voire leurs reproches (car le commentaire va parfois jusque là) sont absurdes et ne procèdent que d'une projection, un quasi fantasme, qui néglige et l'esprit du catholicisme dans ses fondements, et la logique religieuse qui en découle.

    Dieu, le Christ, ne sont pas modernes. Ils ne peuvent pas l'être, puisqu'ils signifient un certain degré d'intemporalité. Pas modernes, non. Et surtout pas lorsque cette modernité consiste pour l'essentiel en un effet de communication. Attendre un pape jeune, ou rock'n'roll, ou noir, est le signe d'une bêtise sidérante. C'est oublier le réel et transférer dans l'ordre spirituel les éléments d'un discours politique de communication. Certains pariaient sur un pape noir, par exemple. C'eût été un signe de changement, d'évolution, un tournant. Ils sont semblables à ceux qui nous avaient longuement expliqué que l'élection d'Obama bouleverserait l'Amérique. Les pauves, à commencer par les noirs des ghettos, attendent encore.

    En choisissant Bergoglio, les 114 cardinaux du conclave ont refusé, pour des motifs que je ne connais pas, de céder à cet air du temps, à cette atroce décadence du politique aujourd'hui légiféré par le culte de l'apparence, de l'éloquence normée, du faire-semblant. À une mienne connaissance, qui a abandonné le catholicisme sans pour autant se désintéresser du religieux, à elle, donc, qui me disait que l'évêque de Buenos-Aires semblait manquer d'élan, j'ai demandé si elle eût préféré le new yorkais. Certes non. La familiarité, le relâchement, arrivé à un certain degré de responsabilité, sont des cache-misère, des signes de faiblesse, d'impuissance, d'illusion et de tromperie. Ce phénomène a été suffisamment dénoncé en politique pour qu'on n'attende pas d'un collège de cardinaux qu'ils s'y complaisent.

    Sur ce point, ils sont à rebours. Les mauvaises langues diront : dépassés, rétrogrades. Tant mieux.


    À lire : le billet de Solko, Un Christ sans croix.


    Photo : Gabriel Bouys

  • Temps glacé

    Repensant ces derniers jours à la si improbable et magnifique rencontre entre Leo Castelli et Jasper Johns, je me suis replongé dans certaines œuvres et notamment celles composées autour du drapeau national américain dont un exemple est accroché sur les murs du MoMA.


    Flag, 1954-1955

     

    Forme assez simple d'une prise de distance et détournement, par la dégradation de la netteté chromatique, d'une symbolique nationale au profit d'une réflexion sur l'ordre de l'histoire. Le respect strict de l'ordonnancement (1) est abîmé par la peinture, par l'ordre de la représentation. Mais ce n'est au fond qu'une confrontation entre deux orientations de ce concept. D'un côté, il y a le symbolique patriotique ; de l'autre cette même symbolique indexée par la matière picturale à la mesure du temps.  Le drapeau de Johns est en quelque sorte usé, lavé. L'artiste le reproduit dans la durée et la mythologie est comme passée. Faut-il encore y croire ? Les étoiles ont des branches qui ne sont pas toutes égales, et les lignes blanches semblent marquées par la saleté: une saleté collante, presque des traces de boue. La surface, dans l'original lisse et nette, est subvertie, sans même le recours de la dérision, et à peine d'ironie. Le choix de Johns n'est pas une posture contestataire, une agit-prop de gauchiste en rébellion devant l'État, mais un témoignage, soit : une trace et une rétrospection.

    Sur un certain plan, c'est assez simple, voire simpliste. On cherche en le contemplant un parfum du passé, les traces d'un univers que l'on n'a pas connu, et c'est sans doute ce qui manque à ce tableau de Johns : son caractère d'évidence en amoindrit la portée. Cela devient un monument, dans le pire sens du terme, comme quelque chose que l'on visite (ici on regarde) avec un indéniable détachement. On a envie de dire à l'artiste : j'ai compris et il ne valait pas la peine de mettre autant d'acharnement à la banalité. Peut-être faut-il y voir la lassitude qu'inspire désormais l'anti-américanisme (primaire, secondaire, etc.), parce qu'une partie de ceux qui l'ont promu, et le promeuve encore, ne méritent pas plus de respect que le déchaînement amerloque, économique, culturel et militaire sur le monde. Les anciens staliniens, les trotskos, les mao-spontex, les compagnons du vietcong, les célébrants de la révolution iranienne, les  exaltés du jihad pourraient aussi passer au tribunal de l'Histoire et ils n'en sortiraient pas blanchis. Alors on s'arrête devant ce tableau avec un air légèrement compassé...


    Et l'on se dit que celui ci-dessous a une autre envergure, un autre avenir, une présence qui nous affecte dans une ampleur bien plus radicale. L'effacement du Stars and Stripes est énigmatique. 


    White Flag, 1955
     
    Faut-il y voir une disparition du pays, le désir qu'une  catastrophe soudaine fasse des États-Unis d'Amérique un no man's land terrifiant ? Faut-il imaginer la glaciation post-atomique et voir surgir, dans le souvenir d'un premier tableau peint, le reste pas même pulvérisé : comme vitrifié, d'un moment qui ne suspend plus rien ? Johns a barbouillé le sol, dirait-on, et le blanc n'est plus la boue mais la poussière morbide (avec le souvenir du sens italien de la morbidezza) d'un devenir absent. Le tableau n'est plus un étendard, l'oriflamme ardent d'une pensée politique impéraliste, à la verticale, mais un champ de ruines, un dust bowl sans lendemain, et le tableau se contemple comme une trace au sol, à l'horizontale. Cette œuvre de Johns peint (est-ce de la peinture ? plutôt de la bouillie, de la suie blanche (si l'on ose cette image)) un temps d'après, la banquise d'une radiation humaine. Le peintre ne cherche ni le marmoréen, ni le monumental, mais le vernis glacé, et glaçant. On est désarmé : c'est un nettoyage à sec de la pensée. Seules les lignes sont encore visibles, comme les traces énigmatiques de Nazca vues d'avion : les frontières du passé, le dénombrement de l'Histoire et puis plus rien. Plus rien pour personne. Dans ce tableau, le mystère est là : plus rien pour personne...

    Ceux qui aiment attaquer l'art moderne (pas contemporain) diront que Johns ne s'est pas fatigué. Du blanc (pas même uniforme) sur un drapeau, pas de quoi fouetter un chat... D'un point de vue technique, l'argument est imparable. Mais l'essentiel est ailleurs : dans le sortilège qui nous fait penser qu'en allant plus loin dans l'effacement d'un emblème politique, le peintre ouvre son propos et que devant ce tableau de la guerre froide, même cinquante plus tard, nous nous mettons à penser que, Américain(e) ou pas, il est notre miroir impossible à contempler, parce que trop vrai, trop réel, trop sensible, actuel, encore et toujours.


    (1)Apparence qui pourrait d'ailleurs surprendre le contemporain mais qui s'éclaire par l'époque où Johns peint la bannière étoilée : l'Alaska et Hawaï  ne sont pas encore "étoilés".