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  • La mire

     

    La mire. Marquetterie télévisuelle qui signifiait le vide de l'antenne. C'est un souvenir fameux du temps où le petit écran ne s'était pas assigné le devoir d'une omniprésence, d'un 24 heures sur 24 censé assouvir les instincts du citoyen devenu téléphage. La mire, emblème d'une époque gaullo-pompidolienne, qui apparaîtra pour la jeunesse contemporaine comme une ère préhistorique, antédiluvienne et un exemple de la liberté contrôlée : avatar brejnevien. Cela ne serait guère étonnant tant le flux d'images est devenu de nos jours le mètre-étalon de la vie véritable, d'une prise sur le réel (et sur sa fiction. Pensons à ce qu'ont écrit Baudrillard et Virilio).

    Mais, notre enfance, et une partie de notre adolescence se nourrirent du règne de la mire. Et celle-ci était toute puissante les jours de grève ou ceux qui étaient fériés (l'étant vraiment, au contraire de l'actuelle tendance à les effacer, au nom de la liberté de travailler (1)). Tout à coup, le monde se retirait de l'écran. Nous étions comme absentés de l'univers et il ne nous restait plus que le secours des radios, les dites périphériques, entre autres : à commencer par RTL ou Europe 1.

    Les jours fériés. Laissons de côté les estivaux, 14 juillet ou 15 août. Il y avait le soleil, la fête, le plein air, le bord de mer aussi. Pensons à ceux, plus sombres, de novembre, ou de Pâques, quand celui-ci était tôt dans l'année. Les journées étaient de cieux maussades, pluvieux, frais. Il n'y avait dans les rues âme qui vive ; les devantures résolument éteintes. Et la télévision ne prenait l'antenne qu'à vingt-heures, sous les auspices magiques de Catherine Langeais ou de Jacqueline Huet. Viendraient les informations, puis le film de la soirée. Auparavant, étoile fixe d'un silence concerté : la mire.

    Ce n'est certainement pas d'elle seule que me vint le goût de la lecture, mais elle participait d'une époque qui allait bientôt mourir, époque pour laquelle le silence avait encore un sens commun, n'étant pas retranchement nécessaire devant l'agitation des images déversées sans interruption, mais composant d'une temporalité qui n'avait pas besoin de toujours solliciter l'ailleurs, comme un dérivatif à sa propre misère. La mire est bien plus, dans mon esprit, qu'une suspension plus ou moins longue de la télévision. Elle renvoie à une structuration du monde où nous étions parfois remis à nous-mêmes. L'État, non qu'il fût angélique, n'avait pas encore compris que le medium audio-visuel, en flux incessant, pouvait être une magnifique arme d'asservissement. Il pensait encore, animé qu'il était par des hommes à peine sorti du XIXe que la limitation (et la censure officielle) des ondes était primordiale, l'essence même du pouvoir. Dans leur ingénuité ils nous imposaient la mire.

    Faire avec elle supposait que nous fassions autrement et c'est ainsi que nous avons expérimenté l'ennui. Oui, l'ennui. Pas le spleen, pas l'ennemi baudelairien d'une existence creusant son angoisse métaphysique. Non : celui qui nous poussait à dire à nos parents : je ne sais pas quoi faire ! Qui les faisait répondre : Cherche ! Occupe-toi ! Ils n'avaient pas le secours des 3225 chaînes en continu, ni celle du magnétoscope, ni du DVD. Ils étaient fatigués et avaient droit, eux aussi, à souffler. Il fallait donc que nous cherchions autre chose. Et, parfois, ce n'était rien moins que cette solitude qui nous ferait grandir, ce désœuvrement muet à partir duquel glissait notre imagination et grâce à quoi nous trouvions en nous des ressources insoupçonnées. Ce désœuvrement nous rendait capable d'une défiance salvatrice face aux autres et à nous-même. Il y avait alors des après-midi de rêverie que nul coup de téléphone, nul SMS, nul MSN ne viendraient interrompre, des heures vides et pourtant pleines, ou qui nous remplissaient, au fur et à mesure que ces moments se répétaient.

    Deux chaînes, la mire, naguère (n'écrivons pas jadis, nous ne sommes pas si vieux) ; aujourd'hui, une myriade de fenêtres, chaînes à l'infini, pour nous accompagner, que l'on peut passer en revue dans ce qu'on appelle une mosaïque.

     

    (1)Liberté de travailler qui n'est pas assimilable au droit du travail : parlez-en aux modestes à qui on force la main, parlez-en aux chômeurs.