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Il y a toujours un moment, une borne sans réelle consistance, où ce qui avait la forme, l'odeur, la tension d'une singularité plonge dans le commun. Saint Pancras serait, dit-on, la plus belle des gares. Atocha ne manque pas de charme, Grand Central a évidemment un parfum d'Hitchcock, la Bento de Porto fait rêver. Mais au-delà ? Au-delà de ce territoire habité et construit, de cette fourmilière plus ou moins souriante, de ces arches, arcades, volées de verre et de métal, balustrades en tous genres, ce sont les voies, les quais étirés, dans la rigueur du matin, dans l'abandon du soir. Pas encore des no man's land mais de singulières contrées froides, qui se ressemblent toutes, ayant en commun l'inhospitalité de la transition et le triomphe de la matière solide.
Même en ce grand désert où les lignes verticales et horizontales se battent (tout le contraire de l'autre désert, le vrai, l'unique), il n'est pas permis de traverser et l'on s'imagine aisément, alors que rien ne vient et que rien ne se passe, en plein désœuvrement. Sur le bord de la voie, loin en amont de ce qu'est la gare, l'errant qui ne voyage pas, près du précipice, est condamné à attendre. Ce n'est pas l'agitation du terminus, le brassage de Termini, pas même la torpeur d'Ostiense. C'est le pire de tout...
La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.
... encore un coup...
...Fernando et Jaime ne viendront pas. Ils sont partis voir Rafael à Valence. Pour trois jours. J'aurais bien voulu venir mais je suis à court. Plus un centime. J'ai téléphoné à Firmin et Angelica parce que sérieusement je ne me vois pas ramer quatre heures ici, et c'est pourtant ici qu'on est le mieux, ou le moins mal, à glander, oui, glander bien sûr, mais au frais de l'air conditionné, dans les boutiques, quand on sent le souffle qui vous transit, et même si on raconte qu'il y a des risques dans les écarts de température ; vrai d'ailleurs : le frère de Jaime a attrapé une pneumonie à Madrid l'été dernier en travaillant dans l'approvisionnement frigorifique, il a failli y passer, mais ici on a de la marge, juste une clim ; il fait frais, juste frais, quand dehors, on crève de chaud, presque la mort, quarante et plus, l'été à Séville, si bien que même assis sur un banc, à l'ombre de la Giralda, tu crèves, à vouloir boire sans cesse du granizado de limon, parce qu'à en boire trop, c'est chaud-froid, et les intestins qui prennent, ce qui fait qu'on n'a pas le choix, quand on ne veut pas rester à la maison, le père, la mère, les deux frangines, insupportables, il reste la galerie marchande, l'ancienne gare transformée en galerie marchande, une ancienne gare, là où on pouvait traîner, déjà, avant, comme toutes les cloches qui traînent autour des gares, j'en ai vu, de toutes les gares, un nid à cloches, pour une pièce ou une cigarette, et moi, un peu pareil en somme, des fois à taxer une clope, sauf que, évidemment, je ne suis pas une cloche, et je ne veux pas, seulement un gars qui attend Firmin et Angelica, en espérant qu'ils viennent, pour faire le tour des magasins, et ne rien acheter mais faire semblant de pouvoir, quoique les vendeurs, pas idiots, et traîner, encore, des fois qu'il y aurait une jolie nana, un peu comme Nati, déjà six mois, Nati, même si alors, une fille, j'ai besoin de fric pour qu'on aille ailleurs, hors d'ici, je veux dire, parce qu'ailleurs ne peut pas être si loin d'ici, à la galerie marchande, qu'on n'y revienne pas de tout l'été pour s'y embrasser, appuyés à la rambarde, et c'est pour ça que Nati est partie, quand elle a compris que je n'avais pas les moyens, les moyens, et pourtant elle disait que ce n'était pas grave, mais pour moi, grave, une embrouille, mon orgueil, elle est avec un autre, je les ai croisés, devant chez Suarez, éclairage bleu et orange au coin de mon œil gauche, j'y pense souvent, à Nati, surtout quand je suis avec Firmin et Angelica, qui se sont rencontrés là, devant chez SuperStarzzz, sur une affaire de chemises à carreaux, elle avait un petit boulot, en clair : il a emballé la vendeuse, et l'affaire fonctionne, et moi je traîne, comme chaque samedi après-midi, avec pour la énième fois pas le choix : ou tu regardes en marchant lentement, lentement, les fringues, les pochettes CD, le packaging des jeux vidéos, les gens buvant une bière fraîche ; ou tu t'appuies contre la rambarde et tu espères qu'une fille passera, jeune, jolie, douce, mais ça arrive une fois l'an, et parfois l'histoire dure, comme Firmin et Angelica qui n'arrivent toujours pas, ce qui n'est pas plus mal, en fait, parce qu'ils vont à peine regarder les vitrines, à peine me parler surtout, et s'embrasser à longueur de temps, pendant que je serai là, à tenir la chandelle, sans qu'on ait grand chose à se dire, et tout compte fait, autant se tenir contre la rambarde, ne rien faire, penser à la chaleur dure de Séville, se convaincre qu'on est bien, là, mieux qu'ailleurs, prendre l'habitude, garder l'habitude d'attendre, prier que Firmin me téléphone pour dire non, attendre, et croire : ce n'est que pour un temps. Et je remets du son,
pour que ça passe, pour que tout passe...
Photo : Séville, une ancienne gare transformée en galerie marchande Texte "À l'aveugle" : La Rambarde
La mire. Marquetterie télévisuelle qui signifiait le vide de l'antenne. C'est un souvenir fameux du temps où le petit écran ne s'était pas assigné le devoir d'une omniprésence, d'un 24 heures sur 24 censé assouvir les instincts du citoyen devenu téléphage. La mire, emblème d'une époque gaullo-pompidolienne, qui apparaîtra pour la jeunesse contemporaine comme une ère préhistorique, antédiluvienne et un exemple de la liberté contrôlée : avatar brejnevien. Cela ne serait guère étonnant tant le flux d'images est devenu de nos jours le mètre-étalon de la vie véritable, d'une prise sur le réel (et sur sa fiction. Pensons à ce qu'ont écrit Baudrillard et Virilio).
Mais, notre enfance, et une partie de notre adolescence se nourrirent du règne de la mire. Et celle-ci était toute puissante les jours de grève ou ceux qui étaient fériés (l'étant vraiment, au contraire de l'actuelle tendance à les effacer, au nom de la liberté de travailler (1)). Tout à coup, le monde se retirait de l'écran. Nous étions comme absentés de l'univers et il ne nous restait plus que le secours des radios, les dites périphériques, entre autres : à commencer par RTL ou Europe 1.
Les jours fériés. Laissons de côté les estivaux, 14 juillet ou 15 août. Il y avait le soleil, la fête, le plein air, le bord de mer aussi. Pensons à ceux, plus sombres, de novembre, ou de Pâques, quand celui-ci était tôt dans l'année. Les journées étaient de cieux maussades, pluvieux, frais. Il n'y avait dans les rues âme qui vive ; les devantures résolument éteintes. Et la télévision ne prenait l'antenne qu'à vingt-heures, sous les auspices magiques de Catherine Langeais ou de Jacqueline Huet. Viendraient les informations, puis le film de la soirée. Auparavant, étoile fixe d'un silence concerté : la mire.
Ce n'est certainement pas d'elle seule que me vint le goût de la lecture, mais elle participait d'une époque qui allait bientôt mourir, époque pour laquelle le silence avait encore un sens commun, n'étant pas retranchement nécessaire devant l'agitation des images déversées sans interruption, mais composant d'une temporalité qui n'avait pas besoin de toujours solliciter l'ailleurs, comme un dérivatif à sa propre misère. La mire est bien plus, dans mon esprit, qu'une suspension plus ou moins longue de la télévision. Elle renvoie à une structuration du monde où nous étions parfois remis à nous-mêmes. L'État, non qu'il fût angélique, n'avait pas encore compris que le medium audio-visuel, en flux incessant, pouvait être une magnifique arme d'asservissement. Il pensait encore, animé qu'il était par des hommes à peine sorti du XIXe que la limitation (et la censure officielle) des ondes était primordiale, l'essence même du pouvoir. Dans leur ingénuité ils nous imposaient la mire.
Faire avec elle supposait que nous fassions autrement et c'est ainsi que nous avons expérimenté l'ennui. Oui, l'ennui. Pas le spleen, pas l'ennemi baudelairien d'une existence creusant son angoisse métaphysique. Non : celui qui nous poussait à dire à nos parents : je ne sais pas quoi faire ! Qui les faisait répondre : Cherche ! Occupe-toi ! Ils n'avaient pas le secours des 3225 chaînes en continu, ni celle du magnétoscope, ni du DVD. Ils étaient fatigués et avaient droit, eux aussi, à souffler. Il fallait donc que nous cherchions autre chose. Et, parfois, ce n'était rien moins que cette solitude qui nous ferait grandir, ce désœuvrement muet à partir duquel glissait notre imagination et grâce à quoi nous trouvions en nous des ressources insoupçonnées. Ce désœuvrement nous rendait capable d'une défiance salvatrice face aux autres et à nous-même. Il y avait alors des après-midi de rêverie que nul coup de téléphone, nul SMS, nul MSN ne viendraient interrompre, des heures vides et pourtant pleines, ou qui nous remplissaient, au fur et à mesure que ces moments se répétaient.
Deux chaînes, la mire, naguère (n'écrivons pas jadis, nous ne sommes pas si vieux) ; aujourd'hui, une myriade de fenêtres, chaînes à l'infini, pour nous accompagner, que l'on peut passer en revue dans ce qu'on appelle une mosaïque.
(1)Liberté de travailler qui n'est pas assimilable au droit du travail : parlez-en aux modestes à qui on force la main, parlez-en aux chômeurs.