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La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.
Faisons-nous partie de l'œuvre ? Et si je ne veux pas ? Sommes-nous les figurants de la crevasse ? Et dois-je regarder ? Enjamber ? Et si je venais combler la faille ? Si je me mettais, moi aussi, à contester le monde, le cadre, et l'artiste en premier lieu, que je disais à Doris (même si elle n'est pas là, à Londres) : j'empiète sur ton territoire ? À manquer de respect pour ce qui est l'institution ? Et mettre des agrafes à l'œuvre insuturée ? La combler, c'est-à-dire la remplir de tout mon désir, puisqu'aujourd'hui l'intime est dans chaque montage, performance, happening, installation ? Je viendrais avec une brouette, une grande pelle, et la bonne terre d'un réel abandonné. Les gens me regarderaient, croyant que je suis l'artiste qui vient réparer quelque chose, ou un assistant de Doris (puisque celle-ci est une femme). Il faudrait un temps pour que l'on alerte ce qu'il y a d'autorité de cette boîte d'attrape-couillons. Elle (l'autorité) viendrait avec toute la force possible pour protéger la contestation officielle. Je n'offrirais aucune résistance, ne ferais aucun geste qui puisse inciter à un tir en rafale. Je ne dirais pas : je suis un artiste, mais un blagueur, solitaire, avec un dictionnaire tout à moi...
Photo : Tate Gallery. Œuvre au sol de Doris Salcedo.
La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.
Le cortège funéraire va passer. L'hommage à la sœur du roi sera alors accompli mais il ne siéra pas que nous partions aussitôt, que nous fissions comme le sable gorgé d'eau qui absorbe aussitôt nos empreintes. Ce serait lui manquer de respect. Il faudra que nous attendions les ordres pour, sans ostentation, dans un silence mesuré, reprendre la banalité de nos vies. Le chef et son éternelle impassibilité sauront mettre fin à l'après de la cérémonie, tandis que moi, qui voudrais tant lui ressembler, je me perds déjà, un instant, avec discrétion ; et mon esprit scelle son ennui dans le tombeau d'un regard jeté au sol.
Photo : Scouts thaïs attendant le cortège funéraire de la sœur du roi décédée un an auparavant.
La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.
(Pour Marc, Élodie et Alice)
Puis il est parti, vers l'ouest, de l'autre côté du Bosphore, ce morceau d'Istanbul où je n'avais pas souvenir que nous fussions alors jamais allés (à l'époque où nous avions croisé le photographe et nous étions jeunes, Nemet et moi).
Il est parti, comme tant d'autres. Il a pris le ferry. Le vacarme s'est allégé. Il en était toujours ainsi. L'endroit fonctionne comme une pompe. Mon frère m'a demandé si je savais d'où il venait. Comment aurais-je pu ? La gare brasse le monde sans exiger la carte de chacun. Certain qu'il n'était pas d'ici : teint blanc, cheveux gris. Je ne savais pas. Nemet avait les yeux dans le vague.
Nous aimions tant, lui et moi, observer le trafic, en attendant que notre père finisse son service. Marouan, qui prenait le roulement suivant, nous amenait parfois, et pendant une demi-heure nous mettions le nez à la vie. J'aimais les visages et c'était la première fois qu'on nous prenait ici en photo. Il nous a remarqués. Nous avons souri. Il a compris. Puis il est parti.
Mon frère fixait l'espace, croyant, peut-être, que l'étranger reviendrait sur ses pas, retraverserait la mer, pour nous saluer d'un geste plus marqué encore, et définitif. Se souviendra-t-il de nous ? Parce que moi je ferai tout pour ne pas l'oublier.
Qui sait, si Nemet n'avait pas ainsi parlé, ce qu'il en serait advenu de lui, de cet inconnu. Il serait tombé dans la fosse des jours. Mais les yeux fermés, aussitôt, j'ai éprouvé à la fois sa présence et les prémices de sa relégation mémorielle. Il ne fallait pas se faire d'illusion.
J'ai regardé Nemet. Il doit être de Manchester. Il avait un écusson sur son tee-shirt. Tu es sûr ? a dit mon frère. C'est loin ? Je lui montrerais dans un atlas à la maison. Il s'est remis à fixer l'attente. Plus loin que la Grèce. Oui.
Les années ont passé et de tous ceux qui ont dans nos vies traversé les dix suivantes, jusqu'à ce jour, il est un des rares qui demeurent. Nous en parlons avec un air maintenant amusé. Il est le mancunien dont les traits se sont malgré tout estompés, le lointain qui n'est pas plus anglais que moi (je n'ai rien dit à Nemet de mon mensonge), mais que nous avons nourri d'une existence hypothétique. Il a un prénom. Nemet me demande parfois s'il en fait de même avec nous, si dans les moments où il passe en revue tous les clichés qu'il a pris il s'arrête sur nous, s'interroge sur le temps écoulé : la fin de notre enfance, l'adolescence en partie consommée, à Nemet et à moi, tout cela mangé comme un pull en laine ; s'il s'arrête sur nous, photo peut-être jaunie, aux couleurs délavées.
Nemet dit parfois qu'il aimerait aller à Manchester et s'en remettre au hasard de le croiser, de le reconnaître et de lui serrer la main. À moins, ajoute-t-il, qu'il ne revienne à Istanbul. Et quand il y réfléchit un peu plus longuement, mon frère se demande comment faire pour qu'il sache où nous habitons aujourd'hui, à Galatasaray, Minali Beyoglu 454, Istanbul.
Photo : Gare de Heiderpasa, Istanbul (côté asiatique)
La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.
Ainsi est-ce difficile à croire, quand la rue cairote est un grand parloir à ciel ouvert, une glossolalie de tous les négoces, palabres et invectives, bouillantes salives qui mettent de l'huile sur le feu des instants, babil de fritures et condiments, à midi, parler, manger, tout un, ainsi difficile de les imaginer, comme tétanisés, en uniforme, atomes isolés dans leur pause ; mais abattus, je sais, qu'un des leurs ait été retrouvé, dans une ruelle adjacente, il y a trois jours, égorgé, et que nul témoignage ne leur donne espoir d'un coupable quelconque ; Le Caire, où tout devrait se savoir, complote avec les assassins. Hier encore, en colère et agglutinés, ils avaient une âme d'essaim furieux ; je les voyais dans leur animosité bravache ; aujourd'hui, mouches de peu, je voudrais les écraser un à un et lire la peur urticante dans les yeux de celui qui sera ma dernière victime.
Photo : Un balcon à Garden-City, quartier du Caire. La fumée à droite vient d'un étal préparant de la bouillie aux fèves distribuée, ici, aux policiers de rue, tous les matins vers 9 heures. Texte "À l'aveugle" : Approches...
La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.
... encore un coup...
...Fernando et Jaime ne viendront pas. Ils sont partis voir Rafael à Valence. Pour trois jours. J'aurais bien voulu venir mais je suis à court. Plus un centime. J'ai téléphoné à Firmin et Angelica parce que sérieusement je ne me vois pas ramer quatre heures ici, et c'est pourtant ici qu'on est le mieux, ou le moins mal, à glander, oui, glander bien sûr, mais au frais de l'air conditionné, dans les boutiques, quand on sent le souffle qui vous transit, et même si on raconte qu'il y a des risques dans les écarts de température ; vrai d'ailleurs : le frère de Jaime a attrapé une pneumonie à Madrid l'été dernier en travaillant dans l'approvisionnement frigorifique, il a failli y passer, mais ici on a de la marge, juste une clim ; il fait frais, juste frais, quand dehors, on crève de chaud, presque la mort, quarante et plus, l'été à Séville, si bien que même assis sur un banc, à l'ombre de la Giralda, tu crèves, à vouloir boire sans cesse du granizado de limon, parce qu'à en boire trop, c'est chaud-froid, et les intestins qui prennent, ce qui fait qu'on n'a pas le choix, quand on ne veut pas rester à la maison, le père, la mère, les deux frangines, insupportables, il reste la galerie marchande, l'ancienne gare transformée en galerie marchande, une ancienne gare, là où on pouvait traîner, déjà, avant, comme toutes les cloches qui traînent autour des gares, j'en ai vu, de toutes les gares, un nid à cloches, pour une pièce ou une cigarette, et moi, un peu pareil en somme, des fois à taxer une clope, sauf que, évidemment, je ne suis pas une cloche, et je ne veux pas, seulement un gars qui attend Firmin et Angelica, en espérant qu'ils viennent, pour faire le tour des magasins, et ne rien acheter mais faire semblant de pouvoir, quoique les vendeurs, pas idiots, et traîner, encore, des fois qu'il y aurait une jolie nana, un peu comme Nati, déjà six mois, Nati, même si alors, une fille, j'ai besoin de fric pour qu'on aille ailleurs, hors d'ici, je veux dire, parce qu'ailleurs ne peut pas être si loin d'ici, à la galerie marchande, qu'on n'y revienne pas de tout l'été pour s'y embrasser, appuyés à la rambarde, et c'est pour ça que Nati est partie, quand elle a compris que je n'avais pas les moyens, les moyens, et pourtant elle disait que ce n'était pas grave, mais pour moi, grave, une embrouille, mon orgueil, elle est avec un autre, je les ai croisés, devant chez Suarez, éclairage bleu et orange au coin de mon œil gauche, j'y pense souvent, à Nati, surtout quand je suis avec Firmin et Angelica, qui se sont rencontrés là, devant chez SuperStarzzz, sur une affaire de chemises à carreaux, elle avait un petit boulot, en clair : il a emballé la vendeuse, et l'affaire fonctionne, et moi je traîne, comme chaque samedi après-midi, avec pour la énième fois pas le choix : ou tu regardes en marchant lentement, lentement, les fringues, les pochettes CD, le packaging des jeux vidéos, les gens buvant une bière fraîche ; ou tu t'appuies contre la rambarde et tu espères qu'une fille passera, jeune, jolie, douce, mais ça arrive une fois l'an, et parfois l'histoire dure, comme Firmin et Angelica qui n'arrivent toujours pas, ce qui n'est pas plus mal, en fait, parce qu'ils vont à peine regarder les vitrines, à peine me parler surtout, et s'embrasser à longueur de temps, pendant que je serai là, à tenir la chandelle, sans qu'on ait grand chose à se dire, et tout compte fait, autant se tenir contre la rambarde, ne rien faire, penser à la chaleur dure de Séville, se convaincre qu'on est bien, là, mieux qu'ailleurs, prendre l'habitude, garder l'habitude d'attendre, prier que Firmin me téléphone pour dire non, attendre, et croire : ce n'est que pour un temps. Et je remets du son,
pour que ça passe, pour que tout passe...
Photo : Séville, une ancienne gare transformée en galerie marchande Texte "À l'aveugle" : La Rambarde
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Elle est là, sarong éployé en mystère, comme ailée, dans le jour, phare-phalène auquel s'accroche ton coeur passant, à la descente du bus. Tu fais courte halte mais tu la vois aussitôt. Elle est du lieu, d'ici, implantée, laotienne, tu le sais ; pourtant rêveuse rencontre de toutes les enfances du monde.
Photo : Au sud du Laos, sur le plateau des Bolovens Texte "À l'aveugle" : Simple
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Une foule, tu ne peux pas la suivre, si tu veux la regarder et, qui sait ?, la comprendre. Il faut que tu te places face à elle, que tu la laisses venir à toi, que tu sois, toi, à contre-courant. Ce qui ne signifie nullement que tu ne puisses pas être solidaire de sa parole, y être sensible, mais comme un arbre prêt à être bousculé par elle, bouleversé et, potentiel de la lutte, emporté. Pour voir -entr'apercevoir plutôt- ces visages qui cheminent contre toi (sans que tu sois l'objet de la vindicte, bien sûr, mais seulement le pilier circonstanciel qui avère, fragile et incertain), il faut que tu acceptes d'être, étrangement,un frein, un obstacle, une interrogation (que fait-il ici ? Vient-il nous épier, comme si nous étions des bêtes indisciplinées et hagardes ?). Ce n'est rien moins qu'un acte de partage qui te laissera peut-être exsangue, mais dont il reste la force, là, sur la pellicule, quand eux et toi ne serez plus à l'endroit où vous vous êtes rencontrés, que la rue sera vide, et que les chars et les véhicules de l'ordre quadrilleront ce que ton objectif a dérobé au silence d'après.
Photo : Camp de réfugiés palestiniens dans la banlieue de Bagdad, en 2003. Texte "À l'aveugle" : Versatilité
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Peut-être dira-t-elle, un jour, en se revoyant dans sa majesté virevoltante de femme devenue épouse que son amour devenu union, avec lui, qui fut du reste de sa vie, que cet amour de chrétienne d'Orient était un défi à l'ordre mainte fois réitéré, qui voulût qu'on ne se mélangeât pas, non seulement dans le sang, les chairs, l'odeur des corps, le goût des lèvres et le souvenir des vêtements, mais plus simplement dans la proximité des marchés, des maisons, des places, et que les rues fussent d'abord des corridors.
Peut-être pensera-t-elle à son sourire comme à une manne, pour l'éternité de ses vieilles soirées, insoucieuse d'avoir été abandonnée à la morgue politique.
*
Je regarde cette photo.
Qu'en est-il de ce que nous aurons cru être décisif ? L'attendu mémorable peut-il se réduire en poussière, ne devenir tout au plus, avec le temps, qu'un lieu périphérique de notre devenu, voire une impasse que nous feignons d'ignorer ?
Je regarde cette photo.
Le jour du mariage. Il y avait le monde : la famille, les amis, la sociabilité, l'agencement prévisible de la boîte à souvenirs. Chacun de nous, en des occasions diverses, a connu ces heures modernes où nous savions pouvoir nous abandonner à ces autres demeures du temps que sont les instruments de la technique.
Je regarde cette photo.
Nous abandonner à ces demeures qui sont comme des chambres empruntées sur une route rectiligne. Aussi fastueuses soient-elles, elles n'auront jamais la magnificence du murmure complice ou de ces images labiles et déformées qui courent, elles, à travers champs, sous le ciel mystérieux de notre mémoire incertaine.
Photo : Mariage d'une institutrice chrétienne à Gaza
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Hitchcock disait : "Si je vous dis que ma femme est blonde et si demain vous me croisez dans la rue marchant à côté d'une femme blonde, vous penserez que c'est ma femme".
Il était là, dans le wagon, semblait-il, un asiatique aux lunettes noires, avec un air si absorbé qu'en le contemplant à nouveau j'ai pensé à une situation très cinématographique, avec le bruit, en prise directe, du train avançant, à petite allure. C'était du Won-kar Wai, peut-être, plus vraisemblablement du Kitano. Avec son profil fermé, il avait une gueule de porte-flingues, ou de flic impassible (le genre à ne pas négocier les renseignements qu'il veut obtenir).
Mais Hitchcock a raison : à défaut de savoir vraiment, nous ramenons l'inconnu à du connu et le connu a bien souvent partie liée à la probabilité que nous introduisons dans ce que nous croyons être la compréhension d'une situation donnée. Nous nous projetons plus encore que nous ne projetons une éventualité que nous cherchions à rationaliser. Et l'asiatique inconnu se gonflerait d'un mystère où il était fort à parier que j'y aurais, sans trop d'efforts, mélangé l'exotisme du Mékong, l'humidité de la mousson et un parfum de yakusa. Ainsi développerais-je une ambiance...
Au temps pour moi : nous sommes en Italie, non loin de Turin. Puis-je néanmoins imaginer qu'il s'agisse d'une autre identité que celle d'un Japonais visitant l'Europe à la vitesse de l'éclair ? Puis-je oublier mes statistiques ? Puis-je avoir la clairvoyance de m'adresser à lui en italien (et non pas en anglais d'aéroport) et que l'ayant sorti de sa méditation, alors que la crémaillère du funiculaire cliquète doucement,il soulève avec grâce ses lunettes, me sourit. Je vois ses yeux. Non lo so. Francese ?
Photo : Dans un funiculaire dans les environs de Turin
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Je ne tombe jamais de haut lorsque le midi, avec les autres, je viens au pont qui surplombe l'Oronte. Jamais : je m'obscurcis d'une part d'oubli qui sourit en moi. Je regarde le ciel avant que de me lancer. Certains disent que c'est un jeu mais je n'y crois pas,. Un défi peut-être... Trop simple. Autre chose, d'indéfinissable.
Nous mettons une ardeur terrible à maintenir le reste du jour notre tête hors de l'eau, à ne pas nous enfoncer dans la tristesse la plus absolue. Et la peau, les os, les viscères, le cœur, l'air même que nous respirons, un brasier entrant par notre bouche, notre nez, plus pénétrant que le sable, tout cela finit par être insupportable.
Ici, tu peux faire l'ange, faire l'ordalie de la misère et du temps bouclé. Tu es une flèche et tu t'en vas. Dans l'intervalle que tu traverses, entre le sol et l'eau, tu es, en effet, parti, loin, corps anachorète sous le regard de ceux qui comme toi feront. Le plaisir est fugace, dit-on, mais tu t'en saisis et tu plonges avec lui. Il est tien quand, au temps où tu atteins l'astre que tu voyais il y a peu sous toi, la tension de l'eau.
Aussitôt, c'est le feu tranchant de la fraîcheur, mon corps blanchi de bulles qui lentement, lentement, s'évanouissent, puis un temps de suspension sous la surface avant de sentir le monde regonfler son commérage brûlant sur ma tête, ruisselante et superbe. La toile de ma chemise et de mon pantalon claque désormais au vent léger et la rive me reçoit comme une pluie souveraine.
Photo : le fleuve Oronte, à Hama, en Syrie, entre Damas et Alep