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syrie

  • Addendum à "Ce que regarder veut dire"...

    On se dit : pourquoi ça marche ? Pourquoi cette photo et pas une autre ? Pourquoi cet enfant ? Sans doute parce que c'est le moment, le fameux bon moment dont parlait Cartier-Bresson, mais dans un détournement à faire vomir. Le photographe qui a pris ce cliché est une ordure. Il sait ce qu'il fait, et sait comment ça marche. Oui, une sinistre ordre. Mais écrire cela ne mène pas loin. 

    Puisque que toutes les morts ne se valent pas, médiatiquement parlant, il faut bien creuser le fumier qui fait se lever les foules, émouvoir les politiques et s'agiter les artistes. Alors, il faut y revenir et trouver les signes (au sens presque barthésien) de ce mouvement, de cette agitation. Où est ce plus, ce supplément de larmes et de mauvaise conscience dans ce cliché ?

    Il n'est pas, je crois, dans le sujet, dans l'être lui-même. L'enfant n'est pas le fond de cette méprise et de cette sanglotante émotion. Il y a autre chose qui amoindrit la vigilance et la rigueur. Je vois deux signes qui jouent parfaitement leur rôle.

    Le premier tient dans l'arrière-plan. Les vaguelettes. Pas la mer déchaînée, justement, mais la douceur fragile d'une eau inoffensive, ce presque-rien d'après la violence. L'arrière-plan porte en lui le désespoir d'un regret dissimulé. La vie réduite à si peu, quand tout pourrait être vivable. Les vaguelettes ne sont que des lignes douces et on sent le vent qui effleure leur surface. Dans le storytelling qu'on nous fabrique, ces éléments secondaires sont le futur dépassé du mort, ce qu'il ne pourra pas connaître, et la culpabilité supposée de celui regarde vient de ce qu'il est arrivé trop tard. La mer a rendu le corps, un peu comme un ennemi, dans un hommage à la vertu du vaincu, et après la bataille, il y a le deuil. Le deuil est donc inscrit dans ce calme qui, pourtant, ne répare rien, n'efface rien. Ces vaguelettes portent en eux la différence temporelle qui sépare définitivement la vie morte de l'enfant de la vie émue du spectateur.

    Deuxième point : les mains. Retournée et surtout : légèrement enfoncées dans le sable. Qu'en aurait-il été si le mort avait été photographié (j'allais écrire : pris, comme dans un piège) sur un sol bien dur ? Différemment, j'en suis sûr. La mort au sol, c'est la rencontre de deux duretés. La mort sur la plage, c'est, en l'état, la mollesse d'un petit corps en application à la mollesse humide du sable. La nature reçoit le corps, elle en épouse les contours. Il y a là quelque chose de maternel qui accroît le saisissement des âmes sensibles. Nul rocher, nulle aspérité. Rien d'autres que cette infinité meuble qui accueille le corps sans violence. Un quasi début d'ensevelissement. À peine décédé que déjà se dessinent les funérailles. Le retour à la terre. Un souvenir de la mère.

    Comme dans le cliché célèbre de Kevin Carter avec le petit africain et le vautour, ce sont les détails qui font que la partie est gagnée et que l'opinion imbécile désarme. En attendant, Daesh continue. C'est une autre histoire. la vraie, parce que si ce petit enfant est mort en Turquie (pourquoi d'ailleurs vouloir fuir la Turquie musulmane pour une Europe qui ne l'est pas ?), les coupables ne sont pas à Madrid, à Rome ou à Athènes mais en Syrie, et ils ont prétendument le même dieu que leur victime...

  • Ce que regarder veut dire...

     

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    La photographie est prise de loin. Un plan moyen. Juste ce qu'il faut pour que le contexte soit posé, juste ce qu'il faut pour que l'on puisse laisser filer son imagination. C'est une plage, un bord de mer, une zone de l'entre-deux. L'histoire du combat entre la fluctuation et la fermeté, entre l'incertain et le solide. Le corps est dans cet espace intermédiaire qui unit le souvenir du naufrage et l'espérance de la terre. Il aurait suffi d'un rien. La noyade est, dans l'économie politique de l'émotion, secondaire. Ce qui compte tient à cette impression que le sort de l'enfant aurait pu être autre.

    L'enfant est pris de loin. Pas de traces, pas de stigmates. Quelque chose qui rappelle l'illusion du sommeil comme on le trouve dans le poème célèbre de Rimbaud, Le Dormeur du Val. La photographie joue donc avec cette fausse quiétude, ce fulgurant raccourci entre le sommeil comme succédané symbolique de la mort, et la vraie mort. Et celle-ci n'apparaît pas dans une mise en scène tragique mais dans toute la simplicité d'un corps abandonné et immobile. Parfois, il arrive que le cliché ne soit pas silencieux : ici, on entend le vent et la mer, et ce qui nous est familier devient morbide. Voilà précisément où commencent le pathos, la morbidité et pour tout dire l'abject. Parce qu'à ce titre cette photographie est tout autant l'atrocité d'une mort d'enfant (mais pourquoi lui ? Non pas comme victime, mais comme emblème. Il n'est pas, ce me semble, le pire de ce qui arrive aujourd'hui au Moyen Orient... Il faut oser le dire ainsi : une noyade, aussi terrible soit-elle, ce n'est pas des enfants qu'on égorge, qu'on torture, qu'on viole sans fin). L'utilisation de cette photo est abjecte parce qu'elle relègue au second plan (ce qui, dans les temps médiatiques, veut dire : annule, efface, nie) les horreurs dont les organisateurs sont des islamistes. Telle est la raison pour laquelle le corps de cet enfant ne me rend coupable de rien...

    Mais ce n'est pas le cas de tout le monde, évidemment. Mais ces troublés le sont à peu de frais, dans une préciosité toute vulgaire. Cet émoi peut se faire d'autant plus facilement que le visage n'existe pas. La projection est possible parce que le moindre pékin y fera l'identification à sa progéniture, ou à celle des connaissances. Ce mort sans visage est par un paradoxe chagrin la sécurité morale de ceux qui ne veulent être bouleversés au profond par l'horreur généralisée. Se focaliser sur ce cliché, c'est être obscène, et doublement. D'abord, parce qu'on cède une fois encore à la contemplation sans pensée, à l'immédiateté compensatrice d'un défaut de réflexion (à la fois sur ce qui se passe, et sur ce qu'on est). Ensuite, parce qu'on est ob-scenus, c'est-à-dire hors de la scène, en faussant compagnie à ce qu'est le réel.

    La Rochefoucauld avait raison quand il écrivait que la mort ne se regarde pas en face. Cette faiblesse est dans ce cliché symbolique, par quoi on peut s'apitoyer et pleurer toutes les larmes de son corps. À peu de frais. Mais il faut le dire ainsi : il représente bien peu de chose et n'a pas la puissance terrible que l'on trouve dans l'entreprise des Khmers rouges (dont certains intellectuels de gauche et de centre droit actuels furent des admirateurs fervents...) qui photographiaient leurs victimes, de face, comme pour un relevé d'identité, avant de les exécuter. Que ceux qui s'émeuvent ce jour aillent faire un tour de ce côté-là. Il y a de quoi être vraiment saisi. La mort y est systématique. Elle n'est pas le fait d'un flot capricieux. La mort y est à venir : celui qui regarde sait qu'il va mourir. On est dans les profondeurs de l'être, dans la confrontation au visage si cher à Emmanuel Lévinas. On ne peut pas détourner le regard. Dans la photographie du corps sur la plage, visage dissimulé, on est dans le fait divers, aussi terrible soit-il, fait divers qu'on voudrait nous faire passer pour une réflexion politique et pour une énième tentative de culpabilisation. Les bonnes âmes que ce genre de manipulation émeut ne se rendent même pas compte que le premier qu'ils insultent de leur sentimentalisme rance est déjà mort : ils l'ont sous les yeux, sans savoir regarder.

    Sur ce même sujet, mais dans une orientation sensiblement différente, j'invite chacun à lire le remarquable billet de Solko, ici.

     

  • Nimby

     

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    La real politik est un fait et ceux qui s'en offusquent sont ou des idéalistes un peu idiots ou des menteurs. Ils négligent le fait que la totalité des citoyens ne peut ni ne doit s'identifier à un pouvoir, moins encore à une nation. Encore faudrait-il croire en la nation, ce qui est de moins en moins vrai. L'État, c'est d'abord l'exception, si l'on se penche du côté de Carl Schmitt, ou la violence légitimité si l'on prend l'option Max Weber. Dans tous les cas,  ce n'est jamais propre et ragoûtant.

    Beaucoup ont sur le sujet la même posture que celle qu'ils adoptent avec les forces de l'ordre. Ils en conchient l'existence mais sont les premiers à courir au poste quand on a fracturé leur domicile. Ce n'est qu'une variane du fameux principe nimby (not in my backyard) : pas chez moi, mais chez les autres, tant que vous voudrez. Le cynisme commence là et ceux qui vilipendent l'immoralisme politique sont les mêmes qui s'en vêtent quand il s'agit de leurs petits intérêts.

    En fait, le problème majeur de la real politik n'est pas tant son existence que sa visibilité. C'est là que le bât blesse. Si elle existe, elle doit se faire la plus discrète possible. L'intelligence politique tire pour une part sa force de sa capacité de dissimulation. Sinon vous passez pour un idiot, un salaud ou un fantoche.

    Un exemple.

    Quand la diplomatie française se met en avant pour faire tomber le régime de Bachar Al-Assad en Syrie au nom d'une énième croisade droit-de-l'hommiste, il y a lieu de s'étonner que des candidats djihadistes majeurs (entre 20 et 28 ans) soient arrêtés sur notre sol. Pour quelle raison ? Parce qu'ils vont rejoindre des forces radicales qui veulent la destruction de la démocratie, de l'Occident et l'imposition d'un islam politique sans nuances ? Parce qu'ils vont alimenter un terreau terroriste ? Parce qu'ils vont devenir les futurs prêcheurs d'un radicalisme banlieusard ? On aimerait des éclaircissements sur ce point de la part des autorités. On aimerait plus de cohérence.

    Pourquoi alors, ce qui serait bon pour les Syriens ne le serait pas pour nous ? Pourquoi les rebelles syriens seraient-ils estimables là-bas et inquiétants ici ? Pourquoi, au fond, voulons-nous la fin de Bachar Al-Assad, quand nous nous faisons les carpettes des puissances saoudienne et qatari, lesquelles financent, et tout le monde le sait, les mouvements radicaux de l'islam ?

    Que l'on nous cache des choses est logique, normal. Qu'on ne sache pas nous les cacher est une faute, une erreur politique...

     

    Photo : Jean Gaumy

  • Tour d'égout

     

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    Deux âmes délicates se sont indignées par mail privé de ma pique contre Libération dans le billet précédent. Pourquoi tant de haine au fond ? Certes... N'argumentons pas durant des heures. Un exemple suffira.

    Le lecteur en cliquant sur ce lien (Libération) pourra lire le témoignage d'un français parti faire le jihad en Syrie. Ce journal, dont la haine de tout ordre (sauf s'il a des références catholiques) va jusqu'à nous éclairer complaisamment sur ce que sont les blacks blocs, se fait donc la tribune d'un homme qui, parti de Seine-Saint-Denis, parle de sa "nouvelle "famille" d’Al-Qaeda". N'est-ce pas merveilleux ? C'est sans doute la contribution de ce torchon aux fameux printemps arabes.

    Le caractère socio-anthropologique de ce choix n'échappera à personne. Il s'agit de rendre plus compréhensible le droit islamiste à la révolte. On hésite entre la fascination pour la terreur et la complicité idéologique. Évidemment, on imagine sans mal combien les journaleux héritiers de July auraient hurlé si Le Figaro avait à l'époque du déchirement de l'ex-Yougoslavie donner quelques pages pour que s'épanche un soldat de Milosevic ou je ne sais quel Rambo croate...

    Mais tout le monde sait que depuis toujours les gauchistes sont les seuls à distinguer le bien du mal...

     

    Photo : Marco Quinones

  • 3-Se faire justice

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

     

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    Je ne tombe jamais de haut lorsque le midi, avec les autres, je viens au pont qui surplombe l'Oronte. Jamais : je m'obscurcis d'une part d'oubli qui sourit en moi. Je regarde le ciel avant que de me lancer. Certains disent que c'est un jeu mais je n'y crois pas,. Un défi peut-être... Trop simple. Autre chose, d'indéfinissable.

    Nous mettons une ardeur terrible à maintenir le reste du jour notre tête hors de l'eau, à ne pas nous enfoncer dans la tristesse la plus absolue. Et la peau, les os, les viscères, le cœur, l'air même que nous respirons, un brasier entrant par notre bouche, notre nez, plus pénétrant que le sable, tout cela finit par être insupportable.

    Ici, tu peux faire l'ange, faire l'ordalie de la misère et du temps bouclé. Tu es une flèche et tu t'en vas. Dans l'intervalle que tu traverses, entre le sol et l'eau, tu es, en effet, parti, loin, corps anachorète sous le regard de ceux qui comme toi feront. Le plaisir est fugace, dit-on, mais tu t'en saisis et tu plonges avec lui. Il est tien quand, au temps où tu atteins l'astre que tu voyais il y a peu sous toi, la tension de l'eau.

    Aussitôt, c'est le feu tranchant de la fraîcheur, mon corps blanchi de bulles qui lentement, lentement, s'évanouissent, puis un temps de suspension sous la surface avant de sentir le monde regonfler son commérage brûlant sur ma tête, ruisselante et superbe. La toile de ma chemise et de mon pantalon claque désormais au vent léger et la rive me reçoit comme une pluie souveraine.


    Photo : le fleuve Oronte, à Hama, en Syrie, entre Damas et Alep

    Texte "À l'aveugle" : Plongeoir