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Ce que regarder veut dire...

 

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La photographie est prise de loin. Un plan moyen. Juste ce qu'il faut pour que le contexte soit posé, juste ce qu'il faut pour que l'on puisse laisser filer son imagination. C'est une plage, un bord de mer, une zone de l'entre-deux. L'histoire du combat entre la fluctuation et la fermeté, entre l'incertain et le solide. Le corps est dans cet espace intermédiaire qui unit le souvenir du naufrage et l'espérance de la terre. Il aurait suffi d'un rien. La noyade est, dans l'économie politique de l'émotion, secondaire. Ce qui compte tient à cette impression que le sort de l'enfant aurait pu être autre.

L'enfant est pris de loin. Pas de traces, pas de stigmates. Quelque chose qui rappelle l'illusion du sommeil comme on le trouve dans le poème célèbre de Rimbaud, Le Dormeur du Val. La photographie joue donc avec cette fausse quiétude, ce fulgurant raccourci entre le sommeil comme succédané symbolique de la mort, et la vraie mort. Et celle-ci n'apparaît pas dans une mise en scène tragique mais dans toute la simplicité d'un corps abandonné et immobile. Parfois, il arrive que le cliché ne soit pas silencieux : ici, on entend le vent et la mer, et ce qui nous est familier devient morbide. Voilà précisément où commencent le pathos, la morbidité et pour tout dire l'abject. Parce qu'à ce titre cette photographie est tout autant l'atrocité d'une mort d'enfant (mais pourquoi lui ? Non pas comme victime, mais comme emblème. Il n'est pas, ce me semble, le pire de ce qui arrive aujourd'hui au Moyen Orient... Il faut oser le dire ainsi : une noyade, aussi terrible soit-elle, ce n'est pas des enfants qu'on égorge, qu'on torture, qu'on viole sans fin). L'utilisation de cette photo est abjecte parce qu'elle relègue au second plan (ce qui, dans les temps médiatiques, veut dire : annule, efface, nie) les horreurs dont les organisateurs sont des islamistes. Telle est la raison pour laquelle le corps de cet enfant ne me rend coupable de rien...

Mais ce n'est pas le cas de tout le monde, évidemment. Mais ces troublés le sont à peu de frais, dans une préciosité toute vulgaire. Cet émoi peut se faire d'autant plus facilement que le visage n'existe pas. La projection est possible parce que le moindre pékin y fera l'identification à sa progéniture, ou à celle des connaissances. Ce mort sans visage est par un paradoxe chagrin la sécurité morale de ceux qui ne veulent être bouleversés au profond par l'horreur généralisée. Se focaliser sur ce cliché, c'est être obscène, et doublement. D'abord, parce qu'on cède une fois encore à la contemplation sans pensée, à l'immédiateté compensatrice d'un défaut de réflexion (à la fois sur ce qui se passe, et sur ce qu'on est). Ensuite, parce qu'on est ob-scenus, c'est-à-dire hors de la scène, en faussant compagnie à ce qu'est le réel.

La Rochefoucauld avait raison quand il écrivait que la mort ne se regarde pas en face. Cette faiblesse est dans ce cliché symbolique, par quoi on peut s'apitoyer et pleurer toutes les larmes de son corps. À peu de frais. Mais il faut le dire ainsi : il représente bien peu de chose et n'a pas la puissance terrible que l'on trouve dans l'entreprise des Khmers rouges (dont certains intellectuels de gauche et de centre droit actuels furent des admirateurs fervents...) qui photographiaient leurs victimes, de face, comme pour un relevé d'identité, avant de les exécuter. Que ceux qui s'émeuvent ce jour aillent faire un tour de ce côté-là. Il y a de quoi être vraiment saisi. La mort y est systématique. Elle n'est pas le fait d'un flot capricieux. La mort y est à venir : celui qui regarde sait qu'il va mourir. On est dans les profondeurs de l'être, dans la confrontation au visage si cher à Emmanuel Lévinas. On ne peut pas détourner le regard. Dans la photographie du corps sur la plage, visage dissimulé, on est dans le fait divers, aussi terrible soit-il, fait divers qu'on voudrait nous faire passer pour une réflexion politique et pour une énième tentative de culpabilisation. Les bonnes âmes que ce genre de manipulation émeut ne se rendent même pas compte que le premier qu'ils insultent de leur sentimentalisme rance est déjà mort : ils l'ont sous les yeux, sans savoir regarder.

Sur ce même sujet, mais dans une orientation sensiblement différente, j'invite chacun à lire le remarquable billet de Solko, ici.

 

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