La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.
(Pour Marc, Élodie et Alice)
Puis il est parti, vers l'ouest, de l'autre côté du Bosphore, ce morceau d'Istanbul où je n'avais pas souvenir que nous fussions alors jamais allés (à l'époque où nous avions croisé le photographe et nous étions jeunes, Nemet et moi).
Il est parti, comme tant d'autres. Il a pris le ferry. Le vacarme s'est allégé. Il en était toujours ainsi. L'endroit fonctionne comme une pompe. Mon frère m'a demandé si je savais d'où il venait. Comment aurais-je pu ? La gare brasse le monde sans exiger la carte de chacun. Certain qu'il n'était pas d'ici : teint blanc, cheveux gris. Je ne savais pas. Nemet avait les yeux dans le vague.
Nous aimions tant, lui et moi, observer le trafic, en attendant que notre père finisse son service. Marouan, qui prenait le roulement suivant, nous amenait parfois, et pendant une demi-heure nous mettions le nez à la vie. J'aimais les visages et c'était la première fois qu'on nous prenait ici en photo. Il nous a remarqués. Nous avons souri. Il a compris. Puis il est parti.
Mon frère fixait l'espace, croyant, peut-être, que l'étranger reviendrait sur ses pas, retraverserait la mer, pour nous saluer d'un geste plus marqué encore, et définitif. Se souviendra-t-il de nous ? Parce que moi je ferai tout pour ne pas l'oublier.
Qui sait, si Nemet n'avait pas ainsi parlé, ce qu'il en serait advenu de lui, de cet inconnu. Il serait tombé dans la fosse des jours. Mais les yeux fermés, aussitôt, j'ai éprouvé à la fois sa présence et les prémices de sa relégation mémorielle. Il ne fallait pas se faire d'illusion.
J'ai regardé Nemet. Il doit être de Manchester. Il avait un écusson sur son tee-shirt. Tu es sûr ? a dit mon frère. C'est loin ? Je lui montrerais dans un atlas à la maison. Il s'est remis à fixer l'attente. Plus loin que la Grèce. Oui.
Les années ont passé et de tous ceux qui ont dans nos vies traversé les dix suivantes, jusqu'à ce jour, il est un des rares qui demeurent. Nous en parlons avec un air maintenant amusé. Il est le mancunien dont les traits se sont malgré tout estompés, le lointain qui n'est pas plus anglais que moi (je n'ai rien dit à Nemet de mon mensonge), mais que nous avons nourri d'une existence hypothétique. Il a un prénom. Nemet me demande parfois s'il en fait de même avec nous, si dans les moments où il passe en revue tous les clichés qu'il a pris il s'arrête sur nous, s'interroge sur le temps écoulé : la fin de notre enfance, l'adolescence en partie consommée, à Nemet et à moi, tout cela mangé comme un pull en laine ; s'il s'arrête sur nous, photo peut-être jaunie, aux couleurs délavées.
Nemet dit parfois qu'il aimerait aller à Manchester et s'en remettre au hasard de le croiser, de le reconnaître et de lui serrer la main. À moins, ajoute-t-il, qu'il ne revienne à Istanbul. Et quand il y réfléchit un peu plus longuement, mon frère se demande comment faire pour qu'il sache où nous habitons aujourd'hui, à Galatasaray, Minali Beyoglu 454, Istanbul.
Photo : Gare de Heiderpasa, Istanbul (côté asiatique)
Texte "À l'aveugle" : Passage à l'âme