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  • Plus un bruit...

    Michel Platini demande aux Brésiliens de se calmer. Ni plus, ni moins. Il est vrai qu'à l'allure où la situation se détériore dans ce pays émergent, il risque d'y avoir de gros ennuis pendant la trop indispensable Coupe du Monde. Le gouvernement brésilien a pourtant mis le paquet : 100 000 personnes pour la sécurité (police, militaires,...). Un véritable état de siège qui ne dit pas son nom. Un état policier dans toute sa splendeur, sans que nul n'y trouve à redire, à commencer par l'inutile Vallaud-Belkacem pour qui le Mondial doit être un grand moment de cocorico (comme quoi, le nationalisme, c'est à géométrie variable chez les gauchos. C'est nul quand ils se prennent une branlée électorale ; c'est chouette quand il permet d'aseptiser la crise et d'anesthésier la misère et de cacher l'austérité.).

    Donc, disons-le : les Brésiliens, pas tout bien sûr : les gens des favelas, les pauvres, les déshérités, font chier ! Et Michel Platini le dit, avec les mots qu'il faut, quand on est un dirigeant important. L'essentiel est que tout se passe bien, que tous les matchs soient des réussites, que l'ambiance soit festive, que le retour sur investissement soit à peu près correct. Bref le foot avant tout. Sur ce plan, Platini est dans la logique de ce qu'est le football, et le footballeur, en milieu ultra-libéral.

    Faut-il s'étonner du cynisme de l'ami Platoche (un gars sympa, non ?) ? Que nenni ! Rappelons, images à l'appui, qu'il fut l'homme qui tira, un soir de 1985, au Heysel, le penalty vainqueur d'une finale de coupe des Champions (ce n'était pas encore la Champion's League), alors qu'on venait à peine de retirer les cadavres des tribunes (39 morts, 600 blessés). Sa joie et ses justifications sont à vomir. Ce soir-là, c'est lui qui ne s'était pas calmé...


     

  • De la terreur par la rhétorique (I)

    Jean-Marc Ayrault ayant gonflé ses pectoraux pour signifier la République en danger et donner des ordres pour châtier les séditieux, Christiane Taubira ayant déterminé les bons et les mauvais Français, selon une logique qui fixe la Révolution française comme étoile unique de l'Histoire nationale, la logorrhée gouvernementale a continué cette semaine avec Peillon, qui, devant la catastrophe de sa réforme des rythmes scolaires et le refus de certains maires, s'est fendu d'un commentaire qui mérite qu'on le cite :

    « Il y a 36 000 maires en France, on a 50 maires qui s'essaient à une petite délinquance civique, j'espère qu'ils vont rapidement reprendre leurs esprits. »

    Tout est aujourd'hui prétexte à l'outrance dramatique, au délire lexical, à la mayonnaise hystérique. C'est l'insulte sous couvert d'une vertu personnelle outragée. La majorité au pouvoir se croit à ce point investi d'une mission que son vocabulaire et les moyens qu'elle met (ou veut mettre) en œuvre signent sa vanité. Ils se dressent ainsi selon un ordre symbolique qui impose une alternative fracassante : eux ou le chaos. Au-delà de l'excès et de la démesure, l'hybris des Grecs, cette posture masque la violence qu'ils cherchent à imposer à une population qui tente encore de réagir. Sous-fifres laborieux d'un libéralisme intégral nécessitant la perte de tous les repères de civilisation et l'inscription territorial et historique, enjoignant un multiculturalisme assassin et nomade comme mode idéal du marché, ils forcent le pas et tous leurs opposants sont immédiatement assimilés à des dangers qu'il faut éradiquer. Cinquante radars brûlés et c'est la mobilisation générale, une grossièreté sur internet et la France devient un pays honni, cinquante maires contestant une réforme absurde et ce sont des délinquants, des voyous. Contester Peillon ou trafiquer de la coke, une simple nuance d'objet...

    Le propre des régimes fascisants tient à ce que ceux-ci désincarnent le moindre opposant pour le métamorphoser en ennemi ; le propre des régimes fascisants est de fonder leur légitimité non sur le suffrage universel mais sur celle du tout ou rien, du eux ou nous, et du nous, évidemment, un nous hypertrophié et délirant. Voilà où nous en sommes. Et puisqu'il faut choisir, entre eux et le chaos, je choisis le chaos...

  • Grosse ficelle (pour attacher un sifflet)

     

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    Les sifflets à l'adresse du normal président, lors des cérémonies du 11 novembre, étaient-ils une insulte à la République ? Pour certains cadres (j'aime ce mot...) du PS, il semble que oui. Ils l'écrivent dans une tribune parue dans Libération, mélangeant ces incidents avec d'abjectes insultes effectivement racistes, dans une logique de l'amalgame dont les éduqués troskystes ont depuis longtemps le secret.

    La goutte de trop, devant ces assauts multiples : les fameux sifflets, qui, en quelque sorte, auraient rompu la digue de la convenance républicaine, pour ne pas écrire la bienséance.

    Il y a lieu de s'étonner d'une telle émotion. Le droit de manifester est-il restreint à ce qu'il ne puisse atteindre la personne du chef de l'État ? S'agit-il d'un crime de lèse-majesté dont on ne veut pas dire le mot ? L'heure est de toute évidence à la plus extrême gravité et le premier ministre a emboîté le pas en prévenant le lendemain des incidents que "la justice sera(it) ferme" face aux atteintes "à l'ordre public" et "aux droits de la République". Et d'ajouter que « la circulaire de politique pénale préparée par la garde des Sceaux va partir dans quelques heures, elle s'appliquera partout, dans toutes les régions et pour tous les faits qui portent atteinte aux droits de la République".  Qui, d'ailleurs, vise-t-il ? Les membres du Printemps français ? Les bonnets rouges ? Les contestataires qui s'expriment chaque jour de plus en plus nombreux ? Les manifestants qui sifflent ? Les protestataires qui brûlent des radars ? À l'entendre l'heure est à la mobilisation des forces patriotes. À quand l'appel aux armes  et la scie de la République en danger ?

    Encore faudrait-il que nous y croyions à cette République dont les élites aujourd'hui au pouvoir ont commis un coup d'État en invalidant le referendum de 2005 par une ratification du Congrès en 2007... Je l'ai écrit à de multiples reprises : ce qui se passe aujourd'hui est le retour du refoulé, et le peuple fut, en l'espèce, le refoulé. Ceux qui sifflent sont le fruit de ce pourrissement. Et ce pourrissement fut organisé de conserve par les actuelles majorité et opposition, à commencer par l'actuel normal président. Il faut être d'une mauvaise foi ou d'un aveuglement sans bornes pour ne pas s'en rendre compte (1). Cet affreux détournement du suffrage universel, ce mépris souverain de la représentation nationale (on en a frappé d'indignité pour à peine moins) auraient pu passer si les années qui ont suivi avaient été roses, si le triomphe démocratique et économique avait été un démenti pour ceux qui avaient  voté non. Il n'en est rien. L'expression du refoulé ne fait que commencer, et, ce qui peut effectivement inquiéter, dans une région qui fut longtemps un bastion de la pensée socialo-européenne ...

    Il est néanmoins intéressant de voir un premier ministre vouloir jouer le maréchal en chef d'un retour à l'ordre. Sans doute les sifflets sont-ils un délit dont il peut aisément circonscrire le danger. C'est toujours plus facile que la violence endémique des banlieues, le désarroi des campagnes, les trafics en tous genres et de laisser la République se faire ridiculiser par une écolière qui sèche un jour sur deux. Maréchal en chef est d'ailleurs un titre un peu gonflé. Mais cette soif de circulaires et de directives fait sourire : devant le désarroi, reste le paravent bureaucratique. Encore qu'à ce jeu, on puisse finir par craindre pour nos libertés publiques, à commencer par le droit d'expression.

    La République du quotidien l'attend, elle, sur bien d'autres plans : économique, social, budgétaire... Mais aussi sur la sécurité, le respect de la laïcité, le combat contre le communautarisme. Elle l'attend au tournant. Encore qu'elle en ait déjà assez vu.


    (1)Mais en entendant le premier ministre s'indigner de l'intervention d'un député d'opposition et demander si ce dernier remet en cause la légitimité du normal président et en conséquence la légitimité du suffrage universel, on n'est plus dans la mauvaise foi : on est, étymologiquement, dans l'ignoble. Comme quoi, la majesté républicaine ne vole pas haut...

     

    Photo : Darcy Padilla 

  • Comment on nous a disputé... (notre vie sexuelle)

    La semaine dernière, la mare au canard médiatique est entrée en agitation parce que 343 salauds (ainsi se désignent-ils) avaient signé un texte attaquant le projet de loi du gouvernement sur la pénalisation des clients ayant recours à la prostitution. L'affaire était à la fois gonflée à l'hélium journalistique et symptomatique d'une évolution plutôt gênante de la société et de son contrôle...

    Commençons par l'acte lui-même. 343 salauds, donc, qui manifestaient par l'écriture pour crier "Touche pas à ma pute !". Il y avait donc double ration de démarcation-citation, de clin d'œil, de pastiche et d'ironie. Au cas où nous n'aurions pas compris. Il y a là un petit côté postmoderne qui étonne. C'est d'autant plus curieux de la part de certains des signataires qui se voudraient redonner du sens devant la dérive amorcée dans l'ordre du langage. Le double écho sonne malgré tout comme une facilité un peu beauf, exaspérante, comme le revers, le pendant du féminisme creux, moralisant de l'époque contemporaine.

    C'est croire qu'en usant des mêmes recettes (concept médiatique essentiel pour structurer désormais le message), on dit la même chose ; c'est imaginer que le monde n'a pas changé alors même que l'évolution/dégradation est au cœur de ce qui alerte les signataires. Les contestataires du nouvel ordre moral auraient voulu passer pour des crétins qu'ils ne s'y seraient pas mieux pris. Le "touche pas à ma pute !" serait une amusante gauloiserie si elle avait servi un humour de comptoir. En jouer comme d'une pied de nez à la logorrhée de l'idéologie anti-raciste qui fait passer Jean-Philippe Désir et consorts pour des philosophes, c'est carrément débile. Je l'ai déjà écrit au sujet de Ni putes ni soumises, on ne construit pas une argumentation avec la langue de l'ennemi. La tentation du jeu de mots doit rester aux humoristes, sans quoi on tourne la politique en galerie d'histrions, ce qui ne manque pas d'arriver avec le règne consternant de la petite phrase, cette rhétorique de poche pour temps incultes. "Touche pas à ma pute !" moque moins Désir et ses amis qu'il ne salit la prostituée. Si pour les signataires, celle-ci est une pute, une pute pure et simple, ils ont vraiment beaucoup, beaucoup d'élégance.

    Néanmoins, ce manifeste, dans toute sa maladresse de boutonneux revendicatifs, soulève sur le fond et dans les réactions engendrées des interrogations. 

    Sanctionner le client... Pourquoi pas... Faire que le sexe tarifé devienne un délit pour celui qui veut en jouir, c'est une idée comme une autre. Un peu grotesque sans doute... Encore aimerions-nous alors que cesse la double hypocrisie de l'État. État qui impose le revenu des prostituées, par exemple. État curieusement défaillant quand il s'agit de régler leur compte aux réseaux mafieux qui alimentent une prostitution d'abattage sordide. Cet aveuglement laisse pantois. Mais sans doute est-ce pour participer à la mythologie littéraro-policière de la pute comme indic ou figure obligée des mondes interlopes qu'on trouve dans les grandes villes (tout le monde à la relecture des romans des XIXe et XXe siècles. Pour le XVIIIe, c'est autre chose : un érotisme plus drôle, un jeu plus joyeux...).

    Les féministes, à commencer par l'amusante Vallaud-Belkacem, ont laissé cette double problématique à la porte. Elles révèlent ainsi ce qu'est leur fonds de commerce. Il n'est pas social ou politique : il est symbolique. Jacassantes bourgeoises, nourries au lait des gender studies et autres absurdités minoritaires comme neutralisation du social, elles n'ont qu'un ennemi, un seul, facile à identifier et à vilipender : le mâle hétéro européen. La condition des femmes, dont elles se prévalent, prend pour elle sens dans le désir ardent d'une revanche ancestrale incarnée par le grand Inquisiteur colonial, machiste et (accessoirement ?) caucasien. On aimerait penser que madame Vallaud-Belkacem, qui fut jusqu'en 2011 membre d'un comité conseillant le roi du Maroc, a œuvré avec succès pour l'émancipation de la femme marocaine. Il semblerait, aux dernières nouvelles, que le chemin est encore long dans le royaume de Mohammed VI, et qu'elle ait échoué, là comme ailleurs (1).

    Son argumentaire pour contrer cette fronde masculine, fut d'ailleurs assez légère. Revenant sur le parallèle avec l'appel des 343 salopes de 1971, elle rétorqua qu'alors des femmes se battaient pour disposer de leur corps, quand ces hommes-là revendiquaient le droit de disposer du corps d'autrui. Petit retournement auquel certains répondraient que :

    a-l'avortement peut aussi être vu comme le droit de disposer du corps d'un autre (l'embryon) (2)

    b-les signataires ne parlaient pas d'autre chose que de relations tarifés avec des adultes consentantes.

    Cette façon de vouloir régenter les droits et les devoirs de la personne, selon une géométrie idéologique qui n'a fait l'objet d'aucune discussion publique sérieuse, est insupportable. Il n'est pas de l'autorité de l'État d'ainsi organiser ma sexualité d'adulte à adulte, sinon dans les limites qui porteraient atteinte à l'intégrité d'autrui. Faire du client des prostituées (3) un délinquant quand la bourgeoisie gay va se voir offrir bientôt les moyens de louer des ventres et d'alimenter à un trafic (légal ?) de conception d'enfants est proprement abject.

    j'imagine bien que ces mêmes intransigeants doivent regarder avec sévérité la pornographie. Il n'y a pas de raison qu'ils ne désirent pas pendre haut et court les vilains messieurs fantasmant (ou ayant fantasmé) sur Claudine Beccari, Tori Welles, Tabatha Cash ou Sasha Grey (4). Hélas pour eux/elles, le temps béni des cinés pornos est fini depuis longtemps : ils ne pourront nous guetter à la sortie des séances... Nous avons tout désormais à porter de télécommandes. Il leur faudrait  donc investir nos salons ou nos chambres, à moins qu'ils ne tentent, et ce serait là un vrai courage politique et économique, d'interdire les sites et les chaînes du X (5).

    En fait, tout cela, c'est de la poudre aux yeux politiques et un vrai combat symbolique et civilisationnel. Le mâle hétéro est une figure qui plaît aux féministes nouvelle mouture. Il leur donne l'impression d'exister et de penser. Ce qui s'identifie simplement et cristallise les affects est idéal pour la non-pensée. Elles y mettent un tel acharnement que cela en devient risible. Un rêveur aurait souhaité qu'elles en usassent avec d'autres comme avec celui-ci. Par exemple : que les déclarations ignominieuses de Pierre Bergé sur les mères porteuses fissent se lever comme un seul homme (je plaisante) ces consciences alarmées, guettant la discrimination et le mépris envers les femmes. Il n'en fut rien. On se demandera naïvement pourquoi elles ne trouvèrent rien à y redire.

    (1)Là comme ailleurs, en effet, si l'on veut bien prendre pour un échec sa couardise électorale qui la fit renoncer à briguer un siège de députée en juin 2012... Trop d'incertitudes et le risque de perdre sa prébende ministérielle.

    (2)En écrivant cela, nous considérons un point de vue tenable sur le plan de la morale (puisque désormais la morale....). Je n'ai personnellement pas la moindre envie que soit remis en cause le droit à l'avortement.

    (3)On notera au passage que la prostitution masculine semble ne pas exister, qu'elle soit homo ou hétéro...

    (4)Sasha Grey, par exemple, qui plaît si bien à la littérature journalistique décalée de gauche, du type Libération.

    (5)Mais il est vrai que le porno, comme objet de consommation, s'est féminisé. En témoignent les dernières déclarations sur le sujet de Scarlett Johansson.

  • C'était moins une...

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    Les aiguilles. La trotteuse. Le gardien de l'entrée. La porte. La pointeuse. L'horloge. Le clic. Le clac. Le cadran. L'horaire. L'encadrement. L'horreur.



    Photo : X

  • Point, à la ligne...


    Si le symptôme regarde le futur, annonciateur d'une transformation, d'un désordre ou d'une entropie, il touche aussi au présent, et même au passé (proche). En lui est aussi la trace (l'indice) d'un phénomène déjà en cours. Ainsi la séméiologie médicale n'est-elle pas simplement l'histoire d'un diagnostic (en vue d'un pronostic), elle est aussi retour en arrière... C'est dans cette perspective que la sémiologie des faits sociaux peut aussi s'appréhender. Et sur ce plan, il n'y a pas d'événement qui vaille plus que d'autre, d'advenu plus noble ou plus sérieux
    , parce que tout est trace, lisible ou non, inscrite dans le champ plus général des affaires du monde.

    Prenons ainsi ce qui s'est passé la semaine dernière, pour inaugurer (à prendre dans son sens quasi religieux d'annonce) la finale de rugby entre la Nouvelle-Zélande et la France : le fameux haka, lequel est, pour les non avertis, un chant hérité des Maoris, accompagné d'une danse assez simple, et qui, sous ses apparences un peu rudes, n'a rien à voir avec une quelconque volonté de tuer.



    Nous sommes dans le rituel, intégré comme tel dans l'espace d'un terrain de jeu. Pour reprendre une distinction de Michel  Foucault,  une sorte d'hétérotopie dans l'hétérotopie, croirait-on : la suspension à double niveau de l'ordre du monde pour lui substituer un ordre plus restreint, plus intime en quelque sorte, où sont concernés au premier chef les joueurs des deux équipes. Avec du recul, on en vient à se dire que ce à quoi nous  sommes réduits ramène à un pur moment de voyeurisme. Devant l'écran ou au stade, nous sommes témoins d'une histoire qui peut certes nous émouvoir (le frisson du cri, des hommes en ordre de bataille, le noir contre le blanc, la suspension du temps, la connaissance du déjà-vu -et donc le plaisir de la retrouvaille) mais qui ne nous concerne pas. Plus que jamais (et comme il me semble, dans aucun autre sport, même au moment des hymnes nationaux (et pour être clair : surtout à ce moment-là)), nous sommes hors-jeu.

    Il faut dès lors considérer le moment du haka comme un temps soustrait à l'ordre, pour un rite quasi privé, auquel nous ne pouvons pas participer (1), parce que la communion n'est pas là où nous croyons qu'elle est : le haka n'est pas la réunion d'un camp (joueurs et supporters) mais l'union des deux équipes, des adversaires.

    C'est d'ailleurs en ce sens que les joueurs français l'ont très bien compris. Et cela en deux temps. En commençant d'abord par se disposer en V. Puis en avançant jusqu'à la ligne médiane. On pourra toujours mettre cette stratégie sur le compte de l'intimidation d'avant match, à la manière des déclarations intempestives qu'on trouve dans les journaux ou dans les conférences de presse. Il s'agit de ne pas se laisser impressionner, de se montrer, d'être présent. L'enjeu est à ce niveau, soit. Mais ce principe est repérable depuis longtemps, lorsque les équipes s'alignaient devant les All Blacks et les regardaient accomplir leur rituel, impassibles. Dans ce que font les Français, il y a comme un supplément d'âme, et plus encore. Il y a une réponse. La disposition classique consistant à écouter, raide comme un piquet, le chant maori laisse sa place à une action, c'est-à-dire à une parole, non pas au sens linguistique certes, à une adresse. À ceux qui leur parlent, ils répondent. Partir de son camp et s'avancer vers l'autre est une manière de lui signifier son existence et, très important, lui signifier la sienne. C'est établir l'échange dans ce qu'il a d'interpersonnel (quand bien même ils sont nombreux de chaque côté), dans ce qu'il abstrait le monde qui entoure les participants. Les Français prennent le haka pour ce qu'il est vraiment : un partage, un murmure au creux de l'oreille, une reconnaissance, un don (qui induit le guerredon).

    Mais l'histoire ne s'arrête pas là et prend une autre dimension lorsqu'on apprend le lendemain que l'International Rugby Board condamne, pour "contre-haka", l'équipe française à une amende de 2875 dollars. Pour l'essentiel, on leur reproche de ne pas être restés à leur place et d'avoir franchi la ligne médiane, d'être allés dans le camp adverse. Ils ont enfreint la loi. À ce niveau, ce ne sont évidemment pas des délinquants, moins encore des criminels, mais des contrevenants. Voilà qui ne manque pas de sel, puisqu'en allant à la rencontre de ceux qu'ils reconnaissaient comme tels, ramenant le jeu à son humanité, ils allaient à l'encontre de la loi. Peu importe que le président de la fédération néo-zélandaise ait jugé inutile la sanction, qu'aucun joueur all blacks n'ait trouvé à redire sur l'attitude tricolore, que les Français, ayant gagné le toss, eussent pu jouer en bleu et qu'ils préférèrent jouer en blanc pour laisser les néo-zélandais à leur mythique couleur ; peu importe les élégances, quand l'ordre, celui qui n'a pas à se justifier, est en danger.

    Franchir la ligne : tout est là. Afficher le désir collectif d'une communion qui met à mal l'autorité, telle est la visibilité de ces presque deux minutes où le cours des choses est entre parenthèses. Le faire ainsi au vu et au su du monde était insupportable à qui de droit. La sanction pourrait être considérée sur le seul plan sportif mais ce serait aller trop vite en besogne. C'est en ce sens qu'elle est un symptôme. Elle en dit long sur l'état du monde qui, sous couvert d'une plus grande liberté, s'ingénie à écraser toute velléité existentielle. Jouez, courez, trichez, soyez sanctionnés par l'arbitre, battez-vous... mais n'essayez pas d'être, d'exister, et surtout ne donnez pas au combat, à la lutte, à l'affrontement les limites de votre humanité. Un simple détail, sans doute... par lequel on reconnaît la coercition sournoise d'un ordre festif. Les figures mises en avant dans le moment de l'événement (une finale tout de même, et en chef de rébellion, celui qui sera désigné dans la foulée meilleur joueur du monde) ne sont rien, ne doivent rien avoir à penser, et surtout, elles ne doivent pas croire en l'existence de l'autre.

    Sous cet angle, et parce que cette histoire n'engage pas grand chose sinon une victoire sur un terrain (80 minutes et puis on passe au divertissement suivant), il y a de quoi désespérer profondément du monde qui nous entoure. Arrivé à ce point de terreur disciplinaire, il tombe dans l'absurde, et l'absurde, dans le réel, est mortifère.



    (1)À l'inverse des hymnes, que la foule peut reprendre en chœur, le haka se fait dans le silence. Il n'est pas question pour quiconque n'est revêtu du maillot (titulaires et remplaçants) de se l'approprier.

  • 12-Combler l'artiste...

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

     

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    Faisons-nous partie de l'œuvre ? Et si je ne veux pas ? Sommes-nous les figurants de la crevasse ? Et dois-je regarder ? Enjamber ? Et si je venais combler la faille ? Si je me mettais, moi aussi, à contester le monde, le cadre, et l'artiste en premier lieu, que je disais à Doris (même si elle n'est pas là, à Londres) : j'empiète sur ton territoire ? À manquer de respect pour ce qui est l'institution ? Et mettre des agrafes à l'œuvre insuturée ? La combler, c'est-à-dire la remplir de tout mon désir, puisqu'aujourd'hui l'intime est dans chaque montage, performance, happening, installation ? Je viendrais avec une brouette, une grande pelle, et la bonne terre d'un réel abandonné. Les gens me regarderaient, croyant que je suis l'artiste qui vient réparer quelque chose, ou un assistant de Doris (puisque celle-ci est une femme). Il faudrait un temps pour que l'on alerte ce qu'il y a d'autorité de cette boîte d'attrape-couillons. Elle (l'autorité) viendrait avec toute la force possible pour protéger la contestation officielle. Je n'offrirais aucune résistance, ne ferais aucun geste qui puisse inciter à un tir en rafale. Je ne dirais pas : je suis un artiste, mais un blagueur, solitaire, avec un dictionnaire tout à moi...


    Photo : Tate Gallery. Œuvre au sol de Doris Salcedo.

    Texte "À l'aveugle" : Salle des pas perdus