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rhétorique

  • Impunément...

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    Si faillite politique il y a, en ces temps présents, l'une de ses origines, au delà de la déprise de la classe politique sur le monde et du fait qu'elle n'exerce plus, sur bien des points, qu'un ministère de la parole (ce ministère vide que Giscard d'Estaing reprochait à Mitterrand quand celui-ci était dans l'opposition), pliée qu'elle est aux impératifs d'un marché ultra-libéral triomphant, l'un de ses origines donc tient à l'art consommé que nos ténors déploient à pouvoir ignorer un certain réel, celui fort discutable sans doute, de l'espace médiatique et de leurs paroles médiatisées. 

    Le degré d'oubli dans lequel ils se complaisent et se croient autorisés à vivre est tel que leurs commentaires et leurs gestes sont nuls et non avenus par le seul fait de leurs desiderata. Ils n'existent plus que dans le flot d'une parole immédiate ; la mémoire ne leur échappe pas mais elle est une donnée périmée, un souvenir sans épaisseur, un argument sans légitimité. Leurs mots s'en tiennent à une immédiateté si forte que c'est désormais le tweet qui tient lieu de pensée. La politique en cent quarante signes. Grotesque ? Peut-être, mais dans le fond est-ce si caricatural ?

    La déperdition du contenu passe par le rétrécissement de son étendue. Certes, la brièveté était une forme d'esprit, chez les Classiques. Encore ceux-ci avaient-ils de l'esprit ? Nos politiques cherchent au mieux à être spirituels, à faire des phrases. De petites phrases, tout au plus, pour de petites intelligences.

    Et quand le contenu est étriqué, il reste les formes faciles d'une rhétorique potache qui sent bon les explications rassis d'un formalisme creux. Hollande prétend n'avoir pas de culture littéraire. Quant à Valls, il se targue d'un 5 à l'épreuve anticipée de français. C'est en contrepoint de ce relevé anecdotique qu'on ne s'étonnera pas de la fascination gouvernementale pour l'anaphore. Rien de plus facile que l'anaphore, en effet : c'est lancinant et mémorisable. On croirait presque à un effet poétique. Une poétique d'école primaire ou de surréalistes. Pourquoi pas ?

    On voit dans quelle direction l'affaire tourne : le trois fois rien technologique et la répétition pavlovienne. On se réjouit : la démocratie prend une forme aphasique. On tue le langage comme on neutralise le droit à l'expression. 

    Malgré cette tendance à vouloir occuper l'espace médiatique avec du vide, nos ectoplasmes ne peuvent s'empêcher de se trahir eux-mêmes, tout en sachant que cela laissera des traces (ce qui inquiète fort : l'électeur moyen est-il à ce point idiot ? Il faut croire que oui...). Ainsi, la semaine passée, se sont télescopés deux propos tenus de part et d'autre des fondrières du pouvoir.

    Commençons par le retour énervé de Sarkozy qui, dans un élan généreux et vaguement délirant, a promis de redonner la voix au peuple, de brandir la logique référendaire tous les quatre matins. Il était sérieux et habité, sur son estrade, et ses partisans applaudissaient à tout rompre comme des abrutis qu'ils sont. Car il fallait réduire d'une manière démente le passé, la réalité et les faits pour oublier l'homme qui, après le non de 2005, avait convoqué le Congrès afin que, gauche et droite confondues (entendons : la gauche et la droite responsables, pas les anars, les fachos, les rêveurs, ou, plus simplement, les esprits critiques et démocrates) nos élus fassent sécession d'avec l'expression populaire. Des élus du peuple contre le peuple. Et celui qui venait, l'autre soir, nous chanter des lendemains de libre expression est le seul, je dis bien le seul, à avoir usé de la constitution de la Ve République pour supprimer la démocratie.

    Par le plus grand des hasards, et comme l'envers de la carte qu'on appellera le mistigri, je revoyais le lendemain le clip de campagne de la normalité. Un beau clip, une belle construction mythologique, teintée d'un révisionnisme historique classique (Ferry sans les colonies, le Front Pop sans son allégeance à Pétain, et de Gaulle, le Caudillo du Coup d'État permanent, sur qui on ne crache plus...). De l'emphase anaphorique (il ne peut pas faire plus, le pauvre, sinon on doute qu'il retienne ce qu'il faut dire...) et un point d'orgue. 


     

    Cela s'entend entre 1'15 et 1'22 : "le redressement, c'est maintenant. La justice, c'est maintenant. L'espérance, c'est maintenant. La République, c'est maintenant". Passons sur les trois premières illusions. Seule la dernière phrase m'intéresse. Que peut-elle signifier ? Que les cinq ans qui s'étaient écoulés étaient contraires à la République, que Sarkozy était un dictateur, un fasciste qui avait confisqué le pouvoir... La verve poussive d'une campagne électorale permet-elle de tels excès et surtout, de telles contre-vérités ? Car s'il en était ainsi il fallait, aussitôt élu, arrêter Sarkozy et le juger pour haute trahison. Les mots doivent être peser, surtout quand on est homme politique, sans quoi les débordements dont on est l'origine interdisent de borner l'éventuelle folie des autres.

    Reste une possibilité : "La République, c'est maintenant" induit qu'il fallait la rétablir, qu'elle avait été effectivement bafouée. Par un Congrès inique, par exemple. Mais lorsque le normal président se déchaîne ainsi et nourrit la caricature de l'anti-sarkozysme qui ne pouvait être que sa seule arme tant il était, lui, insipide, il oublie, et se donne le droit d'oublier, qu'il fut le complice objectif de ce déni de République...

    "Plus l'abus est ancien, plus il est précieux" écrivait Voltaire. Plus la traîtrise est forte, plus la facture sera élevée. Le goût de l'impunité ne peut demeurer plus longtemps. Si l'ère communicationnelle doit avoir un usage salutaire, c'est en replaçant les mots au cœur du débat. Mentir n'est pas interdit, y compris en politique, mais, de même qu'on ne peut invoquer l'ignorance de la loi, on ne peut, surtout en politique, tabler sur l'oubli et la conjuration des amnésiques. 

     

    Photo : Fred Giraud.

  • Comment faire ?

    En lisant la déclaration de Jean-Luc Godard sur son envie (assouvie ?) d'une victoire FN, je me suis demandé comment les sophistes gauchistes contourneraient l'obstacle, grâce à quelle rhétorique creuse ils parviendraient à sauver le soldat Godard. Je n'ai pas eu longtemps à attendre. C'est dans Libération (on s'en doutait. On attend désormais l'écoulement suintant des Inrocks et d'Art Press) et le faussaire s'appelle Olivier Séguret. C'est ici. (1)

    Il est rare de pouvoir se tordre de rire à ce point...

    (1)Prévenons le lecteur qui ne connaîtrait pas le marécage en question : le gugusse est sérieux. Il croit en ce qu'il écrit. Tel est le pire.

  • De la terreur par la rhétorique (I)

    Jean-Marc Ayrault ayant gonflé ses pectoraux pour signifier la République en danger et donner des ordres pour châtier les séditieux, Christiane Taubira ayant déterminé les bons et les mauvais Français, selon une logique qui fixe la Révolution française comme étoile unique de l'Histoire nationale, la logorrhée gouvernementale a continué cette semaine avec Peillon, qui, devant la catastrophe de sa réforme des rythmes scolaires et le refus de certains maires, s'est fendu d'un commentaire qui mérite qu'on le cite :

    « Il y a 36 000 maires en France, on a 50 maires qui s'essaient à une petite délinquance civique, j'espère qu'ils vont rapidement reprendre leurs esprits. »

    Tout est aujourd'hui prétexte à l'outrance dramatique, au délire lexical, à la mayonnaise hystérique. C'est l'insulte sous couvert d'une vertu personnelle outragée. La majorité au pouvoir se croit à ce point investi d'une mission que son vocabulaire et les moyens qu'elle met (ou veut mettre) en œuvre signent sa vanité. Ils se dressent ainsi selon un ordre symbolique qui impose une alternative fracassante : eux ou le chaos. Au-delà de l'excès et de la démesure, l'hybris des Grecs, cette posture masque la violence qu'ils cherchent à imposer à une population qui tente encore de réagir. Sous-fifres laborieux d'un libéralisme intégral nécessitant la perte de tous les repères de civilisation et l'inscription territorial et historique, enjoignant un multiculturalisme assassin et nomade comme mode idéal du marché, ils forcent le pas et tous leurs opposants sont immédiatement assimilés à des dangers qu'il faut éradiquer. Cinquante radars brûlés et c'est la mobilisation générale, une grossièreté sur internet et la France devient un pays honni, cinquante maires contestant une réforme absurde et ce sont des délinquants, des voyous. Contester Peillon ou trafiquer de la coke, une simple nuance d'objet...

    Le propre des régimes fascisants tient à ce que ceux-ci désincarnent le moindre opposant pour le métamorphoser en ennemi ; le propre des régimes fascisants est de fonder leur légitimité non sur le suffrage universel mais sur celle du tout ou rien, du eux ou nous, et du nous, évidemment, un nous hypertrophié et délirant. Voilà où nous en sommes. Et puisqu'il faut choisir, entre eux et le chaos, je choisis le chaos...

  • Culinaire

     

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    Dans une impasse de Bangkok, quand on veut de délasser de la cuisine thaï, ou par nostalgie de l'Europe, on trouvera un bar à tapas qui, à Barcelone ou San Sebastian, et même en France, ne retiendrait guère l'attention. Pour une pause, passe encore... Au moins est-on à peu près coupé du bruit incessant de la ville.

    On y trouve les classiques, de la tortilla aux poivrons grillés, du chorizo à la salade mélangée artichauts-tomates. Si l'on a un peu de temps, il est même possible, 45 minutes d'attente, qu'on vous serve une paella prétendument maison, cuisinée à la demande, comme un gage de fraîcheur. La chaleur moite ne vous engage guère à un plat aussi roboratif mais l'offre est là. 

    Et c'est en lisant le détail de la proposition que l'affaire prend une tournure inattendue. Sans doute est-ce parce que les clients potentiels sont si internationaux et la paella chose sibylline, que le tenancier, asiatique, a tenu à rendre le choix plus clair et conscient. Ainsi l'emblématique plat espagnol est-il ainsi présenté sous l'intitulé suivant : "Australian sea-food risotto". On sourit, évidemment. La périphrase a pour fonction rhétorique essentielle d'expliciter un mot, en propre : d'en donner une définition. Il y a ici une certaine saveur dans le trajet symbolique que le commensal putatif devra faire pour rejoindre la péninsule. Il faut qu'il envisage un premier détour par l'Italie. Culinairement parlant, assimiler la paella à un risotto relève de l'approximation facile. Le riz, certes, le riz... Pas sûr qu'un valencien goûterait beaucoup que sa fierté gastronomique soit ramenée à une identité transalpine. Mais il est vrai qu'en Thaïlande, on trouve assez aisément des restaurants italiens (dont la couleur internationale est marquée). Il faut bien illustrer de l'inconnu par du connu. Il y a mieux, pourtant. L'australian sea-food... Une petite question de grammaire, certes. Doit-on rapporter, ce qui serait un comble, l'australian de risotto ? Cela supposerait qu'un risotto puisse être australien. Peu probable. Le bon sens refuse cette interprétation (mais le bon sens est-il toujours de mise ?). Reste donc que les coquillages (sea-food) soient australiens, ce qui ne manquera pas d'étonner parce que malgré tout l'Australie n'est pas si près. Soit, mais les Australiens sont eux en nombre. Non loin on trouve un café néo-zélandais où de grands gaillards blonds et body-buildés tapent vaillamment dans les pintes de bière. L'australian sea-food a donc deux origines possibles : ou l'importation d'une matière première océanienne, ou l'art subtil de faire un clin d'œil à une clientèle qui, à défaut d'être gastronome, aime se mirer dans l'intitulé des plats.

    Cela n'est rien, il faut en convenir. Pourtant, cet étrange détournement de la périphrase, qui obscurcit plus qu'elle n'éclaire le chaland, sur le fond, mais le rassure en surface, sonne comme un symptôme de cette langue internationale, de cet anglais creux et rance dont on nappe désormais les relations entre les peuples. Cette recette espagnole, tout à coup italo-australienne, par la grâce d'un Thaï baragouinant la langue de Shakespeare, est devenue, sinon notre pain quotidien, du moins notre plat de lentilles. On s'abstiendra d'en manger, moins par inquiétude hygiénique que par l'effet d'une raideur quasi nationaliste (ce qui n'est pas rien quand on n'est pas soi-même espagnol). Car, si l'on veut trouver un écho dans notre imaginaire gustatif hexagonal, aurions-nous envie de voir ainsi décrit un délicieux cassoulet : chilian beans with german sausages, sous prétexte  qu'on y trouve des haricots et de la saucisse. Faut-il passer par Santiago et Munich pour comprendre Toulouse ?

    Cette étrange définition culinaire fait sourire, dans un premier temps. Mais elle peut aussi concentrer tout l'appauvrissement imaginaire d'une mondialisation qui veut nous vendre de la diversité, de l'exotique quand il s'agit d'abord de trouver les meilleures recettes pour appâter le consommateur que nous sommes censés être avant tout. 

    Il aurait été curieux de la commander, cette paella, de voir ce qu'ils en avaient fait dans l'assiette. Mais il  faut un certain courage, parfois, pour se détacher des mots et croire qu'ils valent bien moins, dans leur assemblage incongru, que les étranges saveurs qu'ils suggèrent...


    Photo : Joffrey Monnier