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bangkok

  • Culinaire

     

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    Dans une impasse de Bangkok, quand on veut de délasser de la cuisine thaï, ou par nostalgie de l'Europe, on trouvera un bar à tapas qui, à Barcelone ou San Sebastian, et même en France, ne retiendrait guère l'attention. Pour une pause, passe encore... Au moins est-on à peu près coupé du bruit incessant de la ville.

    On y trouve les classiques, de la tortilla aux poivrons grillés, du chorizo à la salade mélangée artichauts-tomates. Si l'on a un peu de temps, il est même possible, 45 minutes d'attente, qu'on vous serve une paella prétendument maison, cuisinée à la demande, comme un gage de fraîcheur. La chaleur moite ne vous engage guère à un plat aussi roboratif mais l'offre est là. 

    Et c'est en lisant le détail de la proposition que l'affaire prend une tournure inattendue. Sans doute est-ce parce que les clients potentiels sont si internationaux et la paella chose sibylline, que le tenancier, asiatique, a tenu à rendre le choix plus clair et conscient. Ainsi l'emblématique plat espagnol est-il ainsi présenté sous l'intitulé suivant : "Australian sea-food risotto". On sourit, évidemment. La périphrase a pour fonction rhétorique essentielle d'expliciter un mot, en propre : d'en donner une définition. Il y a ici une certaine saveur dans le trajet symbolique que le commensal putatif devra faire pour rejoindre la péninsule. Il faut qu'il envisage un premier détour par l'Italie. Culinairement parlant, assimiler la paella à un risotto relève de l'approximation facile. Le riz, certes, le riz... Pas sûr qu'un valencien goûterait beaucoup que sa fierté gastronomique soit ramenée à une identité transalpine. Mais il est vrai qu'en Thaïlande, on trouve assez aisément des restaurants italiens (dont la couleur internationale est marquée). Il faut bien illustrer de l'inconnu par du connu. Il y a mieux, pourtant. L'australian sea-food... Une petite question de grammaire, certes. Doit-on rapporter, ce qui serait un comble, l'australian de risotto ? Cela supposerait qu'un risotto puisse être australien. Peu probable. Le bon sens refuse cette interprétation (mais le bon sens est-il toujours de mise ?). Reste donc que les coquillages (sea-food) soient australiens, ce qui ne manquera pas d'étonner parce que malgré tout l'Australie n'est pas si près. Soit, mais les Australiens sont eux en nombre. Non loin on trouve un café néo-zélandais où de grands gaillards blonds et body-buildés tapent vaillamment dans les pintes de bière. L'australian sea-food a donc deux origines possibles : ou l'importation d'une matière première océanienne, ou l'art subtil de faire un clin d'œil à une clientèle qui, à défaut d'être gastronome, aime se mirer dans l'intitulé des plats.

    Cela n'est rien, il faut en convenir. Pourtant, cet étrange détournement de la périphrase, qui obscurcit plus qu'elle n'éclaire le chaland, sur le fond, mais le rassure en surface, sonne comme un symptôme de cette langue internationale, de cet anglais creux et rance dont on nappe désormais les relations entre les peuples. Cette recette espagnole, tout à coup italo-australienne, par la grâce d'un Thaï baragouinant la langue de Shakespeare, est devenue, sinon notre pain quotidien, du moins notre plat de lentilles. On s'abstiendra d'en manger, moins par inquiétude hygiénique que par l'effet d'une raideur quasi nationaliste (ce qui n'est pas rien quand on n'est pas soi-même espagnol). Car, si l'on veut trouver un écho dans notre imaginaire gustatif hexagonal, aurions-nous envie de voir ainsi décrit un délicieux cassoulet : chilian beans with german sausages, sous prétexte  qu'on y trouve des haricots et de la saucisse. Faut-il passer par Santiago et Munich pour comprendre Toulouse ?

    Cette étrange définition culinaire fait sourire, dans un premier temps. Mais elle peut aussi concentrer tout l'appauvrissement imaginaire d'une mondialisation qui veut nous vendre de la diversité, de l'exotique quand il s'agit d'abord de trouver les meilleures recettes pour appâter le consommateur que nous sommes censés être avant tout. 

    Il aurait été curieux de la commander, cette paella, de voir ce qu'ils en avaient fait dans l'assiette. Mais il  faut un certain courage, parfois, pour se détacher des mots et croire qu'ils valent bien moins, dans leur assemblage incongru, que les étranges saveurs qu'ils suggèrent...


    Photo : Joffrey Monnier


  • Là et ailleurs (sur une photographie de Georges A. Bertrand)

     

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    Bangkok (à bord du chao phraya express)

    Le matin est chargé de la lourde ardeur de l'eau. Non le voyage, ou l'errance mais la palinodie du quotidien, moite ; et la fatigue, mange-songes, est déjà là, entre les paumes éployées. Les moteurs grasseyent ; les vibrations fouillent le corps, plantes des pieds et fesses en conducteurs.

    Et si c'était le crépuscule ? Rien n'y ferait. D'ailleurs, le mot, anciennement, pouvait s'employer pour l'éclosion de la lumière. Il faut sillonner au lancinant du même. Mais quoi qu'il arrive, parfois, au-delà des heures, c'est le retrait derrière lequel il court. Passerelles, coursives, escaliers, tout se plie à l'épuisé. Moments rarement accessibles, fugitifs, que l'on comptera dans la journée sur les doigts d'une main.