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jean-luc godard

  • Trompe l'oeil

    Le Mépris s'ouvre sur une citation : "le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs". La fiction est donc un leurre par quoi je trouve, malgré tout, un certain bonheur, une attente, quelque chose qui ouvre une porte à mes fantasmes.

    En voyant toutes ces troupes démocrates, ou prétendant à l'être, l'autre dimanche, en entendant le manifestant de base, l'anonyme, ou souriant d'être interviewé, ou grave du message qu'il voulait faire passer (2), cette phrase m'est revenue en tête, et ce, d'autant plus, qu'à l'autre bout de la chaîne signifiante (3), les grands du monde défilaient en se tenant la main, un peu comme on fait une ronde à la maternelle. Les optimistes, ou les béats (les mauvais esprits diront : les (d)écervelés...) y ont vu un beau témoignage de fraternité et de lutte, alors qu'avec un peu de lucidité, il était évident que cela tournait à la mascarade.

    Mais, dans le fond, c'était un moment cinématographique. On se serrait fort dans les bras, comme à la fin d'un film d'action ; on pleurait comme dans les mélos ; on se retrouvait innombrables comme dans une fresque épique. On hésitait entre L'Armée des ombres, Naissance d'une nation, et Kramer contre Kramer. Il fallait que tout soit filmé, filmable, filmique. Pas une minute qui ne fût une mise en scène, avec comme ligne directrice : la solidarité et le partage. Ou plutôt : l'expression de la solidarité et du partage. Tout était fait pour que la charge de la preuve soit irréfutable. Nous sommes en démocratie, la démocratie vaincra et nous sommes tolérants (sans nous poser de question sur ce qu'est la tolérance et quelles en sont les limites). Tous ceux qui participaient s'étonnaient d'en être. Ils avaient des images dans la tête et le slogan aphasique collé au front (4) : ils croyaient un temps que le monde avait suspendu son cours violent, qu'ils étaient les remparts de la liberté. Ils fantasmaient sans limites, et les démonstrations politiques leur donnaient raison, croyaient-ils.

    Cela avait beau ressemblé à un clip pour une chanson caritative, peu importe. On se faisait des films à croire que plus rien ne serait comme avant, que les méchants, jamais ouvertement nommés, ne passeraient pas (5). Tout tenait là : dans la démonstration universelle, casting de choc à l'appui. Certains pensaient peut-être à la marche des droits civiques de Luther King, vivant un moment historique, forcément historique.

    Et c'est justement sur ce point que la réaction prenait un air de fantasme. On bavardait en filmant ce qui marquait un avant et un après, une date mémorable à coup de milliers, de centaines de milliers, de millions... Et plus le nombre enflait, plus le quidam se croyait acteur du monde qui le dévore. Ils n'intériorisaient rien ; ce n'était pas le but. L'objectif était de faire masse, et en faisant masse, d'effacer symboliquement la réalité. C'était, disaient certains, un moment de communion. Mais quelle communion quand la spiritualité ne réduisait à la liberté d'expression et à la laîcité ? Les manifestants promeneurs balançaient des lieux communs occultant la violence politique sous-jacente, ils péroraient sur le vivre-ensemble et le refus des amalgames.

    C'était assez triste, en fait. Comment s'en étonner ? Le cinéma n'a d'intérêt, dans son entreprise fantasmatique, qu'à condition qu'il marque nettement sa distance à la réalité (6), jusqu'à la subvertir. Mais le politique filmé comme du cinéma, c'est justement l'inverse. Il ne subvertit rien ; il efface le monde ; il atrophie la pensée ; il substitue l'émotion à la réflexion.

    Or, c'est notre désir d'aveuglement qui mène l'Occident à sa disparition, par le reniement de son histoire et de ses ascendances. De cela, l'autre dimanche, il ne fut pas question. Pas étonnant puisque le raout était organisé par la gauche, celle-là même qui a réussi à faire passer Jaurès pour un héros et à reléguer Péguy dans les sous-sol de la réaction.  C'était une raison suffisante pour rester chez soi, ne pas être dupe et se dire que nos fantasmes d'amour universel sont ridicules devant l'horreur de ce qui venait d'advenir, de ce qui va advenir...

     

     

    (1)Cette phrase attribuée par Godard à André Bazin, est en fait, sous une forme légèrement différente "le cinéma est un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs" de la plume de Michel Mourlet dans son article Sur un art ignoré publié dans le n° 98 des Cahiers du cinéma)

    (2)En somme, la minute de célébrité wahrolienne dans l'ère cathodique ou digitale

    (3)ou in-signifiante, si l'on s'y arrête un peu. Sur ce point, j'invite le lecteur de ce blog à lire les deux billets de l'ami Solko : "Je suis Saussure" et "La corruption des signes". Ils sont très éclairants.

    (4)J'y reviendrai cette semaine, sur ce pauvre "Charlie".

    (5)Qu'ils se méfient, les derniers à avoir levé le poing en criant "no pasaran" ont très mal fini...

    (6)Y compris quand on maltraite la réalité, à la manière de Lynch par exemple.

  • Face à face

    C'est dur, la frontalité. L'image frontale... Pas celle qui se voudrait absolument tranchante, pas le scoop, ou l'image-choc, qui neutralise l'œil, mais l'image frontale et fixe, et pourtant mobile. Est-elle encore de mise aujourd'hui, est-elle encore cinématographiquement viable, tenable ? Et si j'écris cinématographiquement viable, tenable j'entends : visible, acceptable, et donc rentable, puisqu'il n'y a plus désormais qu'une indispensable harmonie entre l'apparence et le rendement monétaire pour justifier de la survie du (déjà défunt ?) 7eme art. L'image frontale, qui dure et s'impose à nous de toute son autorité agressive, parce que fixe, alors que nous associons désormais, assez bêtement, l'autorité au mouvement incessant, à la captation par le montage, le temps très court des plans. Il faut aujourd'hui vidanger l'œil sans cesse, ne pas lui laisser la possibilité de s'imprégner du monde. Le monde n'existe pas, ou n'existe plus, et un certain cinéma, américano-mondial, fait tout pour que nous ne puissions plus croire au monde autrement que dans un procession virale de séquences accélérées. Le film d'action (mafia, guerre, espionnage, super-héros vengeurs,...) a triomphé et avec lui la mort du spectateur pensant (mais certains, depuis Duhamel, Adorno et consorts, diront qu'il n'a jamais existé, qu'il n'a été qu'une fiction critique).

    En regard de cela (si l'on ose la formule), le passé du cinéma présente des raretés, des perles qui paraissent alors désuètes ou inconsidérées, entre autres : ces cas longs de frontalité. Le spectateur lambda des temps postmodernes sera à coup sûr jeté dans un désarroi, voire une gêne, palpable. Ce sont ainsi ces longs plans fixes dont il se demande quand ils s'arrêteront, dont il attend qu'ils se brisent, parce qu'ils imposent une humanité que la société contemporaine essaie d'effacer.

    On fera donc passer tout ce cinéma qui jouait du plan fixe et de la frontalité pour une école expérimentale, ou une vague esthétique underground, ou un parti pris intello. Bref, du passé, de vieilli, du (temps) perdu.

    Exemple parlant. Deux ou trois choses que je sais d'elle de Godard, tourné en 1967, avec la si magnifique Juliet Berto.

     

     

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    Une scène banale de rencontre (1), dans un café sans relief, avec un flipper et un client au flipper, coupé par le plan, mais si présent, et doublement : son corps en secousse et le bruit de l'engin. De quoi entretenir toute une rêverie ou un discours freudien de l'image sexuée/sexuelle (de mise, vu le contexte puisqu'il y a tentative pour séduire). Mais devant le flipper, et à côté d'un client avec lequel elle a commencé à discuter, il y a Juliet Berto. La question n'est pas de savoir si l'on a envie de contempler l'actrice parce qu'elle est belle (certes, elle est très belle. Néanmoins, on peut toujours faire autrement : les photos sont là pour remplir cet office) mais de sentir que le plan à partir duquel elle est seule à l'image, et l'autre, l'homme, n'est plus qu'une voix off, ce plan nous force à la regarder, à regarder la banalité d'une femme dans un café, qui fume, et qui parle. Cette banalité est pourtant sublimée, terriblement, par le fait même que Godard insiste sur cette réalité en ne cherchant jamais à construire, par ce qu'il appellerait un artifice, une échappée vers autre chose, ce qui serait effectivement une scénarisation vide et factice de ce qu'il veut montrer (et qui détruirait d'ailleurs ce qu'il veut montrer). La caméra fait face, et c'est une nécessité puisque le personnage de Juliet Berto, comme pris à son propre piège de la rencontre, se trouve progressivement embarqué dans une discussion qu'il ne maîtrise plus.

    On (je veux dire Godard) pourrait faire du champ/contre-champ, un ping-pong classique qui tiendrait lieu de fil narratif et d'explication à cette chose mystérieuse qu'est une rencontre (2), mais il sait qu'agir ainsi, agir cinématographiquement de cette manière, c'est bidon et suranné (et ainsi, nous, plus tard, spectateurs touchés par les tentatives de ceux qui veulent faire un cinéma moins académique, nous finissons par être ennuyés par les ficelles du métier. Et le champ/contre-champ est un des pires qui soient...). Alors, le plan fixe, le cadrage bien de face. Un face à face avec soi-même à travers un face à la caméra qui prime sur la pseudo analyse psychologique des stratégies de conquête. J'avance un pion, tu me réponds, je rejoue, tu contournes, etc, etc, etc. Paradoxalement, le gars est hors-jeu. Ce recours technique est essentiel, parce que dans la vie, le problème (ou la question) est moins souvent l'autre que soi-même. Ce plan fixe concentre donc toute la sévérité d'une situation banale, d'un seul point de vue. Il n'est pas question pour l'œil du spectateur de fuir ailleurs, de trouver des formes de contournement. Godard en reste à ce seul corps tronqué (elle est assise), à la seule expressivité modulée du visage et c'est si rare de se retrouver au cinéma dans le temps long d'un déchiffrage de l'être, de devoir scruter la variation non des gesticulations du réalisateur mais celle de la promesse d'un visage (pour détourner Baudelaire). Sans cette longueur (et certains useraient du terme pour dire que c'est ennuyeux...), on ne comprendrait pas ce qu'il y a de compliquer dans le personnage incarnée par Juliet Berto ; on n'apprendrait rien sur ce qui peut arriver quand on est face, ou en présence, d'un homme/d'une femme qui débat et se débat avec la difficulté de la relation à l'autre.

    Cette profondeur remarquable, profondeur de la surface cernée par le temps en fait, Godard l'envisage sans recours dramatique, comme au fil des minutes qui passent. Il y a sans aucun doute d'autres manières de faire (à la Bergman, notamment), avec plus de violence dans la durée des plans : c'est une autre histoire. Pour la scène qui nous concerne, on comprend aisément que ce choix est désormais impossible. Le cinéma français contemporain, oscillant entre le parisianisme creux des années 90 et le retour d'un social faisandé aux bons sentiments, ne peut absolument plus se permettre ce genre d'audace. Il lui a fallu un cynisme toc ou un pathos bien pensant. C'est pour cette raison que le Godard des années 60 est précieux, par le fait de cette humanité presque perdue, qu'il aborde de front. De front, parce que de face...

     

     

    (1)Il fut un temps possible de voir la scène sur youtube. Pour des raisons de droits, elle a désormais disparu. Ne reste qu'une photo "hors cinéma" qui permet seulement de saisir le contexte. Il faut donc imaginer que la caméra est face à Juliet Berto, que l'homme n'est pas visible et que le client du flipper (la cliente en fait) est tronquée. Quant au phrasé de la malicieuse et subtile Juliet...

    (2)Et s'il faut parler de ping-pong chez Godard, cherchons du côté de la scène dans l'appartement entre Paul et Camille dans Le Mépris.

  • Comment faire ?

    En lisant la déclaration de Jean-Luc Godard sur son envie (assouvie ?) d'une victoire FN, je me suis demandé comment les sophistes gauchistes contourneraient l'obstacle, grâce à quelle rhétorique creuse ils parviendraient à sauver le soldat Godard. Je n'ai pas eu longtemps à attendre. C'est dans Libération (on s'en doutait. On attend désormais l'écoulement suintant des Inrocks et d'Art Press) et le faussaire s'appelle Olivier Séguret. C'est ici. (1)

    Il est rare de pouvoir se tordre de rire à ce point...

    (1)Prévenons le lecteur qui ne connaîtrait pas le marécage en question : le gugusse est sérieux. Il croit en ce qu'il écrit. Tel est le pire.

  • Le tragique, Godard.

     

    Puisque le tragique est l'inéluctable, le déjà-écrit, l'illusion de l'action, il faut reconnaître que les dix premières minutes du Mépris de Godard sont parmi les plus tragiques de ce qui a pu être jamais tourné. Le réalisateur y condense la mort de l'art qu'il est lui-même en train d'élaborer. Et si l'on parle de condensation, c'est presque dans l'acception que Freud donnera à cette notion quand il analyse le fonctionnement du psychisme. Dix minutes pour que tout explose, en trois temps. Après, l'histoire pourra se dérouler, les déchirements multiples se produire : le trio (?) amoureux, les frictions du tournage de L'Odyssée, la mélancolie troublante d'un Fritz Lang qui finira coûte que coûte le film (1). Mais tous ces artifices qui donnent encore une linéarité au Mépris ne sont, d'une certaine manière, que le développement, une redite, de ce qui est débattu dans ces dix fameuses premières minutes. 

     

     

    Trois temps.

    Le générique, dit, d'une voix monocorde, accompagnant le long plan fixe d'un travelling (2). La contradiction entre le moyen et l'objet inaugure la réflexion sur ce qu'est déjà devenu, en partie, le cinéma : une machinerie dont les foules peuvent s'extasier mais qui relève essentiellement de la facilité. Godard filme une caméra qui glisse sans effort. Tout est sur rails. Le cinéma est un train qui file, mais la fixité du plan est comme le déni du déplacement. L'image est coupée en deux. Georgia Moll qui marche : la parole fausse et la fausse apparence ; la caméra de Raoul Coutard qui la suit, comme son ombre. Et l'ombre de la caméra devient lentement, par le mouvement de rotation qui la fait s'adresser à nous, instrument muet et cyclopéen, le monstre dévorant, à nous regarder autant que nous le regardons. Belle image à travers quoi nous passons, et pendant que Jean-Luc Godard cite faussement André Bazin (2), l'hypnose du monde cinématographique commence.

    Deuxième temps.

    Puisqu'il faut parler d'hypnose, comme d'une lancinante amnésie de ce pour quoi nous serions venus voir du Godard, il n'en est peut-être pas de plus ironique (mais une hypnose ironique, cela dépasse l'entendement) que celle construite autour de cet autre attendu du moment, attendu devenant de fait éternel : le corps de Bardot, et pour être plus direct : le cul de Bardot. En long et en large. Le cul en travelling : voilà décidément l'acte unificateur. Le caractère quasiment ludique de la démonstration fonde le creux de ce qu'il y a à montrer (3). Le spectateur en veut pour son argent, et de Bardot que voulait-il, qu'attendait-il ? Godard règle l'affaire d'entrée. Il expédie d'une certaine manière les affaires courantes, avec un humour grinçant. L'image ne lui suffit pas. Il faut qu'il plâtre cette exposition grotesque d'un dialogue tout aussi grotesque. C'est le cinéma de papa, avec ses clichés tentants, émoustillants, propres à remplir d'aise le néo-bourgeois ou le petit employé qui, pour le reste du film, s'ennuiera à mourir. Ce traitement du corps de Bardot, à la fois désiré et indésirable comme tel (tout juste un peu de viande libidinale, et encore), est moins une critique des mœurs du temps que celle des aspirations faussement esthétiques d'un cinéma qui vire au populaire. Brigitte Bardot, ou le rêve déjà dépassé de ce que sera la Michèle Mercier dans la série des Angélique (4) puis, plus tard, toutes ces boursouflures décorées à l'érotisme plus ou moins soft. À la voix atone du générique succède la platitude d'un Piccoli qui ne sait trop quoi dire. Des mollets, des cuisses, des épaules ne peuvent guère faire de la matière poétique quand il s'agit d'une simple évaluation. Le corps sublimé soit, mais les considérations niaises d'une amante lassée, non.

    Troisième temps.

    Un cut. Comme un coup sec à l'estomac (quand le boxeur mange le soleil, murmureront certains...), et Paul retrouve Georgia Moll du générique à Cinecitta, pour l'apparition du fantoche : Jerry Prokosch. Producteur Moloch à la pensée réduite à un minuscule carnet de citations. Il est le dieu sans foudre (mais pas sans argent), le décideur sans langue, le bavard sans pensée. Il est celui qui voudrait avoir l'air et qui a défaut d'être se donne le droit d'avoir barre sur les autres. Il est l'argent, évidemment, la combinatoire économique, mais, comme une prémonition, Godard pousse la catastrophe plus loin. Il le met en scène, le met sur scène et l'on pense à cette imparable dérive qui aura vu progressivement les producteurs venir, en même temps que les réalisateurs, sur les plateaux, à la remise des prix, et l'on pense à cette étrange transformation des évaluations par quoi on passe du nombre de spectateurs à la somme des recettes. Incontinent rhéteur d'un monde vide, bredouilleur de Shakespeare, il est la langue vidée de son sang. "Il ne sait pas", dit Javal, qui, pour une fois, ne fait pas semblant. He wants more sex, c'est tout. La boucle est bouclée.

    Tout se tient. L'appareillage est là, les baudruches fantasmatiques aussi, et les nababs incultes mais numéraires sont sur le pont. Le navire cinématographique part à sa perte, emmenant sur des milles et des milles d'ennui et d'abrutissement des populations qui finiront même par s'extasier d'un art confondu avec les seules prouesses de la technique (5). La vulgarité achevée du cinéma, ses ficelles de plus en plus grosses, ses concessions économiques délirantes, ses aspirations à un vernis discursif, tout est repérable dans ces dix minutes proprement fracassantes.

    Mais il est vrai que tirer ce constat a un parfum d'inactuel. Regretter que Godard ait raison dans sa vision d'un art dégradé ne sert d'ailleurs à rien. Ni même se réjouir de sa lucidité. C'est d'ailleurs sans doute ce qu'il y a de pire en la matière : que la lucidité poussée à ce point ne soit plus qu'une veille archéologique. Mais Godard archéologique, ma foi...

     

    (1)Sur le personnage de Fritz Lang, je renvoie au texte publié sur ce blog, quant au destin du réalisateur allemand.

    (2)Travelling dont Godard dit qu'il est 'affaire de morale" (reprenant Luc Moullet qui avait écrit dans les Cahiers du Cinéma que  "la morale est affaire de travellings")

    (3)Il faudra aller plus loin dans le film pour retrouver une même verve drolatique, quand Camille étendue sur la terrasse de la maison de Malaparte cache son postérieur avec un roman policier ouvert. Paul est auteur de romans policiers. En clair, sa littérature, il peut se la mettre au cul, ou ailleurs, cela n'est plus très important.

    '(4)La suite de l'histoire féminine du cinéma n'est que l'exploitation sérieuse du clin d'œil de Godard, quand le destin des actrices est à l'image d'une filmographie où l'on compte sur les doigts d'une main les films où elles ne finissent pas nues à la moindre occasion (y compris faire de la luge ou changer une roue...). C'est sans doute incompréhensible pour certains aujourd'hui mais la terrible beauté d'Ava Gardner prend aussi sa source dans le fait de ne l'avoir jamais vue qu'habillée.

    (5)C'est Avatar et il n'y a vraiment plus rien à espérer. Un monde sans hommes puisqu'un monde sans chair.

  • En vedettes américaines...

    Maintenant que le grand cirque a rangé ses pistes, ses parades et son orchestre tonitruant, on se retourne et l'on se demande vraiment ce qui nous vaut de bénéficier ainsi d'une couverture aussi complète de l'élection américaine. Il faut dire que l'engouement ne date pas de l'année. Il y a eu le tournant Bush (une raison de plus pour vouloir lui faire un procès à ce crétin des Alpes...). Il avait concentré une telle montée d'affect, essentiellement contre lui, qu'il a donc fallu que les médias hexagonaux fassent des mandats présidentiels outre-Atlantique une histoire que nous aurions à vivre par procuration. Les États-Unis, c'est un peu nous, avec La Fayette et toute la troupe (1)... C'est sans doute au nom de cette vibrante filiation que nous vîmes en 2004 des journalistes français en pleurs quand il fut entendu que Bush le fils remettait le couvert pour quatre ans, et que nous les vîmes (les mêmes ? de toute manière ils sont interchangeables) pleurer (décidément...) à l'annonce du triomphe d'Obama. Je les écoutais, abasourdi devant autant de bêtise, nous expliquer qu'une nouvelle ère commençait, que l'Amérique, territoire de l'espoir, de la réussite et du mélange, était de retour, que la même Amérique qu'ils avaient décrite comme peuplée de fachos bellicistes avait changé : de l'amour, du respect, de la solidarité, désormais. 

    Il ne semble pas que les quatre ans d'Obama aient bouleversé l'ordre des choses. Qu'il soit noir (ou métis, pour les puristes des deux bords, parce qu'en la matière, il y en a un paquet pour qui Barack Obama n'est pas assez blanc, ou pas assez noir...) est un paramètre secondaire. On nous l'a pourtant vendu comme un élément essentiel. Barack Obama est d'abord un homme établi dans la classe supérieure de la société américaine et je doute que son mandat ait pu le rapprocher de cette misère et de ce désœuvrement qui marquent tant le peuple américain, à commencer par les noirs, ceux des ghettos s'entend...

    Il y a, en tout cas, un point sur lequel les années écoulées ont laissé les choses en l'état : la mise en scène vulgaire et spectaculaire de la représentation politique. Il est fort étonnant que ceux qui, pendant des années, ont moqué et voué aux gémonies le bling-bling président, ne se répandent pas sur les modèles communicationnels dont usent tous les candidats à l'élection américaine. Parce que si comparaison ne vaut pas raison, certes, il n'en demeure pas moins que les États-Unis sont le lieu de tous les possibles, à condition d'avoir de l'argent, et dans des proportions qui font passer les campagnes de Hollande et Sarkozy pour du patronnage agricole, et de s'autoriser toutes les bassesses.

    Cette démocratie exemplaire dont on nous rebat les oreilles, c'est d'abord celle du fric et des discours faciles, celle de la morale érigée en principe cardinal et de l'hypocrisie dans les moyens choisis pour discréditer l'autre. Car il s'agit bien de cela : la démocratie américaine fonctionne d'abord comme une entreprise de destruction ad hominem. Les idées ne sont rien (mais on le comprend, car sur le fond, ils sont tous d'accord). Ne reste que la fibre intime qui fera passer l'autre pour un être incertain. Tout président ou challenger qu'il soit, le candidat est l'homme à abattre. Et pour ce faire, il n'y a pas de limite. Deux exemples édifiants...

    Le premier est un clip de campagne du candidat républicain Rick Perry (battu pour la primaire par Romney). Il vise le président Obama. Il est construit comme une bande-annonce de blockbuster catastrophe. Tout y est : la musique, la dramatisation par le rythme (plans courts, accumulation d'images symboliques), voix off profonde, activation de tous les réflexes primaires des temps de guerre, invocation d'une mythologie belliciste. Si l'on s'en tient à ce seul contenu, il est vraisemblable que Perry élu, il n'aurait plus eu qu'à incarcérer Obama pour haute trahison et le passer par les armes.

    La confusion formelle entre la fiction (dont on rappellera quel rôle elle joue dans la construction de l'imaginaire politique des Américains : il suffit de voir le contenu de leurs séries, et notamment de celles produites par la Fox et ses proches : de 24 Heures chrono à NCIS) et la réalité n'est pas innocente. Les États-Unis ont un goût particulier pour le story-telling politique. Ronald Reagan en avait fait le fonds de son idéologie sécuritaire et paranoïaque. Le clip de Perry ne fait que reprendre les thématiques classiques du conquérant de l'Ouest. Il est gouverneur du Texas : l'Amérique profonde et authentique, loin des tendances européennes bon chic bon genre de la côte Est. Ce recours au story-telling rappelle combien ce pays fonctionne en se leurrant sur sa puissance. Le mélange réalité-fiction révèle d'abord une impossibilité à penser le réel et à penser une altérité du monde. L'illusion est la règle, le bluff la méthode, le passéisme glorieux la boussole. Dès lors, tout est possible puisqu'on en rêve. La composition binaire du message de Perry s'explique par cette croyance en un au delà de la réalité, celle qui s'impose aux États-Unis comme au reste du monde. On peut toujours fermer les yeux et se faire des films. Hollywood n'arrête depuis trente ans de nous resservir la même soupe de la grandeur américaine pour cacher la misère du quotidien. Il est pathétique de voir Perry user de telles ficelles scénaristiques mais cette situation est symptomatique d'une expression politique marquée par la vacuité de son action et la pauvreté de son idéologie. Dès lors, le politique américain ne peut survivre à son néant qu'en se métamorphosant en un personnage cinématographique et en truquant le monde pour en faire un espace de studio.

     


     

    Le deuxième clip est un chef d'œuvre de vulgarité. Ce n'est plus, comme précédemment, l'idée que la politique se ressource dans les valeurs du combat, mais celle, plus simpliste encore, qui assimile le vote à la sexualité. Lena Dunham, qui joue dans Girls, explique combien il est important de trouver l'homme juste la première fois. Et la première fois qu'elle a... voté, c'était pour Obama.

    Le premier élément consternant tient au fait que le candidat, ou son équipe, n'a pas désapprouvé l'initiative de l'actrice. Le mauvais goût passe après l'effet choc du clip (et les Républicains ont crié au loup, si j'ose dire). Il mobilise, il fait le buzz et c'est d'abord ce qu'on lui demande. On ironisera bien sûr quant au contenu proposé, dans un pays qui pratique la pudibonderie avec une maestria prodigieuse. Ne jamais parler de cul, mais y penser toujours : cela pourrait être leur devise. La prestation de Lena Dunham illustre parfaitement ce dévoiement de l'action politique qui se réduit peu à peu à n'être qu'un objet de consommation et ne peut survivre comme réalité qu'à condition qu'elle s'efface paradoxalement comme réalité. Transformer Barack Obama en partenaire sexuel peut outrer, certes, mais un tel raccourci n'est jamais que la concrétisation impensable (mais pas si impensé que cela) d'une évolution qui fait de l'homme (ou de la femme) politique, dans les sociétés contemporaines occidentales, une incarnation fantasmée de toutes les réussites : celui qui a le pouvoir, celui qui connaît les grands de ce monde, celui qui connaît les acteurs, les chanteurs, les réalisateurs, celui qui connaît les people, bref, celui qui a tout (et dont le pouvoir politique devient secondaire, presque anecdotique...). La déclaration de Dunham incorpore le politique dans une histoire fétichisée où celui que l'on veut est purement et simplement (mais cela veut dire qu'il n'en est rien) l'objet de son désir. Transférer le sens de la responsabilité et la sagesse politiques sur le terrain du savoir sexuel est pour le moins régressif. La raison collective est mise au placard pour laisser place à l'affect individuel et, le temps d'un clip, d'un déclaration, d'un coming out, on ramène le politique à un investissement privé. Il est très drôle de voir une femme, dans ce pays si sourcilleux sur le plan du féminisme et des gender studies, se comporter de la sorte, parce que si on voulait inverser les termes, on pourrait supposer que dans quatre ans, si Hillary Clinton se présente, on aura un beau gosse venant au devant de la scène pour expliquer qu'une femme mature (pourquoi pas une cougar ?) c'est le top de l'initiation. Quand on en arrive là, il n'y a plus grand chose à espérer de la parole politique.

     


     

    Ces deux exemples, aussi dissemblables puissent-ils paraître, ne sont que les deux faces d'un même objet, d'une même représentation. Ils définissent le politique à la lumière d'un profond creux idéologique. Il ne s'agit plus de faire son choix à l'aune d'une architecture conceptuelle déterminée mais de ramener celui-ci à une immédiate satisfaction de son seul fantasme. On se rappelle la formule, d'ailleurs faussement attribué à André Bazin, qui inaugure Le Mépris de Godard : "le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs". Pas de doute : nous sommes au cinéma. C'est une actrice qui le dit, c'est un cinéaste qui le filme...


    Il est toujours possible de se consoler en se disant que tout cela se passe à 7000 kilomètres, que les Amerloques sont les Amerloques. Ce n'est qu'une question de temps, et rien de plus. Les socialistes ont déjà adopté le principe des primaires (2) et le clip ultime de François Hollande est fort instructif (notamment en comparaison de ceux des autres candidats) sur le changement qui s'opère. Il a raison, l'homme normal, le changement, c'est maintenant, et pour ce qui suit, c'est cadeau, comme on dit...


     

    (1)Pour d'autres, bien sûr, leur viennent à l'esprit les pages magnifiques de Chateaubriand s'extasiant de la nature dans toute sa luxuriance romantique. Mais il s'agit d'une référence qui n'a plus cours. Que ferait un passionné royaliste, perdu entre les XVIIIe et XIXe siècles, dans ce paysage moderne qui veut de l'actuel, du contemporain et fait une fixation sur un futur perçu comme en apesanteur. La Fayette, au moins, sent la poudre. C'est du western avant l'heure...

    (2)L'UMP va suivre, et c'est hilarant de voir (mais j'y reviendrai bientôt) que ce sont les gens de gauche qui singent les pratiques d'un pays où le plus à gauche des politiques est chez nous un ultra libéral...

  • The final cut

    Les 30 juillet sont décidément bien cruels pour le cinéma. En 2007, Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman disparaissaient et c'était comme une étrangeté de les rassembler ainsi, vieux qu'ils étaient déjà, peut-être, et presque plus cinéastes, mais indissociables dans leurs différences mêmes, quant à la manière de traiter du silence, de cette extension improbable des embarras à être avec autrui dont on chercherait à la fois la présence et l'absence. Ils avaient l'un et l'autre fait chemin dans l'incroyable légèreté qu'il y a à se faire du mal, même sans le vouloir. Pour l'Italien, on sentait bien que tout, ou presque, tournait autour de le délitement progressif qui fait sentir à l'individu l'éloignement, la disparition ou le manquement de celui ou celle en qui il escomptait. De comptabilité humaine, il était aussi question chez Bergman mais il s'agissait alors non de s'en remettre à un dénouement quasi inespéré du lien, plutôt de le réactiver afin de désintégration. Le catholique fouinait du côté de la Providence, d'une certaine façon, pendant que le rigoriste suédois, à la suite d'un Dreyer dont il était la version un peu criarde (tant dans les voix que dans les effets scéniques), œuvrait dans le procès hic et nunc de nos turpitudes et de nos absences à l'ordre. Bergman refourguait la énième version tragique de l'existence, et c'était parfois un peu fastidieux et démonstratif, n'évitant pas le pire comme dans Cris et chuchotements, pendant que le ferrarais (de la même ville donc que Giorgio Bassani) s'échappait lui dans ce qui pouvait former des tableaux tremblants de nos fragilités affectives et sociales. La Notte et L'Éclipse sont de pures explorations de temps impensables : au delà de la crise, ce qui reste quand il n'y a plus rien. C'est bien que de l'errance, ou un désarroi affectif : le soliloque du corps perdu à lui-même dont la vie n'est pas/plus capable de retrouver l'origine, et donc le sens. Sur ce point le générique de La Notte est un modèle d'expressionnisme quasi abstrait.



    Sur quels reflets existons-nous ? vers quoi glissons-nous infiniment alors même qu'en contrepoint le monde est là ? La structure est visible et suggère que l'ensemble puisse être habitable mais ce ne sont que jeux de renvois et les noms qui s'affichent et changent à chaque étage passé expliquent déjà que la structure se suffit à elle-même : son immuabilité efface tout. L'ouverture vers le lointain n'est pas un appel de l'horizon mais la concentration corrosive d'un ailleurs qui ne peut être que la réduplication d'un ici sans tain, sans profondeur, sans vie. Le spectateur doit se dire qu'il va falloir s'accrocher pour pouvoir tenir, et la lenteur du film n'est pas tant un choix esthétique que l'essence même de ce que devient le cinéma quand il nous parle vraiment : le récit d'une fin (ce que Godard dira autrement mais avec un génie sans égal dans Le Mépris deux ans plus tard) dont le générique (mais les discussions autour de L'Odyssée entre Fritz Lang et Michel Piccoli sont tout aussi "parlantes"), et sa citation truquée, nous ouvre aussi à l'inquiétude déceptive d'une Bardot qui glose, à défaut de glousser...



    Entre le Suisse et l'Italien, en 1962, Chris Marker réalise La Jetée. 26 minutes d'images où le réel est pulvérisé dans sa matérialité fixe par la voix off qui n'est pas là pour combler ce que le film n'arrive pas à montrer (comme le font les mauvais réalisateurs et les mauvais scénaristes), mais dont l'objet est justement de tout déconnecter. Récit à la fois d'un présent et d'une science-fiction, La Jetée est elle aussi une œuvre de la fin. Une œuvre de la fin sans fin, même, toujours dans l'attente de son propre achèvement. Certains diront que ce n'est pas du cinéma, qu'il y a tromperie sur la marchandise (mais justement parce qu'ils veulent que le cinéma soit une marchandise, un estampillage technique. Et ceux-là ont gagné puisque l'intelligence cinématographique tient essentiellement dans ses effets spéciaux. C'est donc peu dire combien ce mode d'expression est devenu bête...). Tromperie, non. Erreur, soit, tant Marker demande au spectateur d'être là, bien en face de l'écran et de suivre la marche, c'est-à-dire de combler le vide qui se crée. Œuvre mal jointée, en quelque sorte, La Jetée reste en mémoire de cette alliance apparemment contre-nature sur le plan esthétique du récitatif et du décor fixe.



    Chris Marker est mort un 30 juillet, comme Antonioni et Bergman. Il était vieux et l'on dira que sa trace était déjà faite. Ce n'est donc pas le regret d'un espoir inassouvi qui attriste, mais de penser tout à coup que ces grands réalisateurs (Bergman étant le moindre, me semble-t-il) avaient entamé, avec Godard, nos certitudes et clos le cinéma il y a fort longtemps, dès le début des années soixante. Après, plus grand chose. Des redites. 



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  • masculin-féminin : toute une histoire

    Le mépris, ce n'est pas la méprise. La méprise n'étant pas elle-même toujours méprise. Quand mépriser est éloigner, se mépriser n'est peut-être rien d'autre que de s'imposer à soi comme bourreau. Dans la méprise, il y a l'erreur. L'erreur de ne pas vouloir admettre que morts, nous ne serons rien ; que morts, nous aurons rendu les armes, à commencer par celles grâce auxquelles nous nous sentions sinon libres, du moins protégés. Mais nous nous sommes mépris, et ainsi, avons coupé le pont pour qui venait vers nous. Et nous parions de tout cet arbitraire du sentiment social, ce dans quoi nous fondons notre ignorance de la vie, de l'autre, de soi. Le mépris, c'est ne pas savoir perdre, avoir peur de perdre. Et tirer sa révérence à l'inconnu ; ne pas accepter de croire (hors de toute divinité). Alors qu'il faut croire pour la beauté du geste, croire pour le potentiel défié face à la défaite. Croire, tendrement, totalement, tragiquement. Ce que Jean-Luc Godard filme comme personne, parce que son nom est personne, soit : celui (ou celle) dont l'identité ne m'est pas encore connue, ou que je connais déjà, et dont je voudrais qu'il (ou elle) ne fût pas, et qui restera en moi, jusqu'à la mort, mais que, pire encore, j'aurais pu ne jamais connaître, et qui m'aurait manqué, comme il (ou elle) me manque, infiniment.