Puisque le tragique est l'inéluctable, le déjà-écrit, l'illusion de l'action, il faut reconnaître que les dix premières minutes du Mépris de Godard sont parmi les plus tragiques de ce qui a pu être jamais tourné. Le réalisateur y condense la mort de l'art qu'il est lui-même en train d'élaborer. Et si l'on parle de condensation, c'est presque dans l'acception que Freud donnera à cette notion quand il analyse le fonctionnement du psychisme. Dix minutes pour que tout explose, en trois temps. Après, l'histoire pourra se dérouler, les déchirements multiples se produire : le trio (?) amoureux, les frictions du tournage de L'Odyssée, la mélancolie troublante d'un Fritz Lang qui finira coûte que coûte le film (1). Mais tous ces artifices qui donnent encore une linéarité au Mépris ne sont, d'une certaine manière, que le développement, une redite, de ce qui est débattu dans ces dix fameuses premières minutes.
Trois temps.
Le générique, dit, d'une voix monocorde, accompagnant le long plan fixe d'un travelling (2). La contradiction entre le moyen et l'objet inaugure la réflexion sur ce qu'est déjà devenu, en partie, le cinéma : une machinerie dont les foules peuvent s'extasier mais qui relève essentiellement de la facilité. Godard filme une caméra qui glisse sans effort. Tout est sur rails. Le cinéma est un train qui file, mais la fixité du plan est comme le déni du déplacement. L'image est coupée en deux. Georgia Moll qui marche : la parole fausse et la fausse apparence ; la caméra de Raoul Coutard qui la suit, comme son ombre. Et l'ombre de la caméra devient lentement, par le mouvement de rotation qui la fait s'adresser à nous, instrument muet et cyclopéen, le monstre dévorant, à nous regarder autant que nous le regardons. Belle image à travers quoi nous passons, et pendant que Jean-Luc Godard cite faussement André Bazin (2), l'hypnose du monde cinématographique commence.
Deuxième temps.
Puisqu'il faut parler d'hypnose, comme d'une lancinante amnésie de ce pour quoi nous serions venus voir du Godard, il n'en est peut-être pas de plus ironique (mais une hypnose ironique, cela dépasse l'entendement) que celle construite autour de cet autre attendu du moment, attendu devenant de fait éternel : le corps de Bardot, et pour être plus direct : le cul de Bardot. En long et en large. Le cul en travelling : voilà décidément l'acte unificateur. Le caractère quasiment ludique de la démonstration fonde le creux de ce qu'il y a à montrer (3). Le spectateur en veut pour son argent, et de Bardot que voulait-il, qu'attendait-il ? Godard règle l'affaire d'entrée. Il expédie d'une certaine manière les affaires courantes, avec un humour grinçant. L'image ne lui suffit pas. Il faut qu'il plâtre cette exposition grotesque d'un dialogue tout aussi grotesque. C'est le cinéma de papa, avec ses clichés tentants, émoustillants, propres à remplir d'aise le néo-bourgeois ou le petit employé qui, pour le reste du film, s'ennuiera à mourir. Ce traitement du corps de Bardot, à la fois désiré et indésirable comme tel (tout juste un peu de viande libidinale, et encore), est moins une critique des mœurs du temps que celle des aspirations faussement esthétiques d'un cinéma qui vire au populaire. Brigitte Bardot, ou le rêve déjà dépassé de ce que sera la Michèle Mercier dans la série des Angélique (4) puis, plus tard, toutes ces boursouflures décorées à l'érotisme plus ou moins soft. À la voix atone du générique succède la platitude d'un Piccoli qui ne sait trop quoi dire. Des mollets, des cuisses, des épaules ne peuvent guère faire de la matière poétique quand il s'agit d'une simple évaluation. Le corps sublimé soit, mais les considérations niaises d'une amante lassée, non.
Troisième temps.
Un cut. Comme un coup sec à l'estomac (quand le boxeur mange le soleil, murmureront certains...), et Paul retrouve Georgia Moll du générique à Cinecitta, pour l'apparition du fantoche : Jerry Prokosch. Producteur Moloch à la pensée réduite à un minuscule carnet de citations. Il est le dieu sans foudre (mais pas sans argent), le décideur sans langue, le bavard sans pensée. Il est celui qui voudrait avoir l'air et qui a défaut d'être se donne le droit d'avoir barre sur les autres. Il est l'argent, évidemment, la combinatoire économique, mais, comme une prémonition, Godard pousse la catastrophe plus loin. Il le met en scène, le met sur scène et l'on pense à cette imparable dérive qui aura vu progressivement les producteurs venir, en même temps que les réalisateurs, sur les plateaux, à la remise des prix, et l'on pense à cette étrange transformation des évaluations par quoi on passe du nombre de spectateurs à la somme des recettes. Incontinent rhéteur d'un monde vide, bredouilleur de Shakespeare, il est la langue vidée de son sang. "Il ne sait pas", dit Javal, qui, pour une fois, ne fait pas semblant. He wants more sex, c'est tout. La boucle est bouclée.
Tout se tient. L'appareillage est là, les baudruches fantasmatiques aussi, et les nababs incultes mais numéraires sont sur le pont. Le navire cinématographique part à sa perte, emmenant sur des milles et des milles d'ennui et d'abrutissement des populations qui finiront même par s'extasier d'un art confondu avec les seules prouesses de la technique (5). La vulgarité achevée du cinéma, ses ficelles de plus en plus grosses, ses concessions économiques délirantes, ses aspirations à un vernis discursif, tout est repérable dans ces dix minutes proprement fracassantes.
Mais il est vrai que tirer ce constat a un parfum d'inactuel. Regretter que Godard ait raison dans sa vision d'un art dégradé ne sert d'ailleurs à rien. Ni même se réjouir de sa lucidité. C'est d'ailleurs sans doute ce qu'il y a de pire en la matière : que la lucidité poussée à ce point ne soit plus qu'une veille archéologique. Mais Godard archéologique, ma foi...
(1)Sur le personnage de Fritz Lang, je renvoie au texte publié sur ce blog, quant au destin du réalisateur allemand.
(2)Travelling dont Godard dit qu'il est 'affaire de morale" (reprenant Luc Moullet qui avait écrit dans les Cahiers du Cinéma que "la morale est affaire de travellings")
(3)Il faudra aller plus loin dans le film pour retrouver une même verve drolatique, quand Camille étendue sur la terrasse de la maison de Malaparte cache son postérieur avec un roman policier ouvert. Paul est auteur de romans policiers. En clair, sa littérature, il peut se la mettre au cul, ou ailleurs, cela n'est plus très important.
'(4)La suite de l'histoire féminine du cinéma n'est que l'exploitation sérieuse du clin d'œil de Godard, quand le destin des actrices est à l'image d'une filmographie où l'on compte sur les doigts d'une main les films où elles ne finissent pas nues à la moindre occasion (y compris faire de la luge ou changer une roue...). C'est sans doute incompréhensible pour certains aujourd'hui mais la terrible beauté d'Ava Gardner prend aussi sa source dans le fait de ne l'avoir jamais vue qu'habillée.
(5)C'est Avatar et il n'y a vraiment plus rien à espérer. Un monde sans hommes puisqu'un monde sans chair.