Le Mépris s'ouvre sur une citation : "le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs". La fiction est donc un leurre par quoi je trouve, malgré tout, un certain bonheur, une attente, quelque chose qui ouvre une porte à mes fantasmes.
En voyant toutes ces troupes démocrates, ou prétendant à l'être, l'autre dimanche, en entendant le manifestant de base, l'anonyme, ou souriant d'être interviewé, ou grave du message qu'il voulait faire passer (2), cette phrase m'est revenue en tête, et ce, d'autant plus, qu'à l'autre bout de la chaîne signifiante (3), les grands du monde défilaient en se tenant la main, un peu comme on fait une ronde à la maternelle. Les optimistes, ou les béats (les mauvais esprits diront : les (d)écervelés...) y ont vu un beau témoignage de fraternité et de lutte, alors qu'avec un peu de lucidité, il était évident que cela tournait à la mascarade.
Mais, dans le fond, c'était un moment cinématographique. On se serrait fort dans les bras, comme à la fin d'un film d'action ; on pleurait comme dans les mélos ; on se retrouvait innombrables comme dans une fresque épique. On hésitait entre L'Armée des ombres, Naissance d'une nation, et Kramer contre Kramer. Il fallait que tout soit filmé, filmable, filmique. Pas une minute qui ne fût une mise en scène, avec comme ligne directrice : la solidarité et le partage. Ou plutôt : l'expression de la solidarité et du partage. Tout était fait pour que la charge de la preuve soit irréfutable. Nous sommes en démocratie, la démocratie vaincra et nous sommes tolérants (sans nous poser de question sur ce qu'est la tolérance et quelles en sont les limites). Tous ceux qui participaient s'étonnaient d'en être. Ils avaient des images dans la tête et le slogan aphasique collé au front (4) : ils croyaient un temps que le monde avait suspendu son cours violent, qu'ils étaient les remparts de la liberté. Ils fantasmaient sans limites, et les démonstrations politiques leur donnaient raison, croyaient-ils.
Cela avait beau ressemblé à un clip pour une chanson caritative, peu importe. On se faisait des films à croire que plus rien ne serait comme avant, que les méchants, jamais ouvertement nommés, ne passeraient pas (5). Tout tenait là : dans la démonstration universelle, casting de choc à l'appui. Certains pensaient peut-être à la marche des droits civiques de Luther King, vivant un moment historique, forcément historique.
Et c'est justement sur ce point que la réaction prenait un air de fantasme. On bavardait en filmant ce qui marquait un avant et un après, une date mémorable à coup de milliers, de centaines de milliers, de millions... Et plus le nombre enflait, plus le quidam se croyait acteur du monde qui le dévore. Ils n'intériorisaient rien ; ce n'était pas le but. L'objectif était de faire masse, et en faisant masse, d'effacer symboliquement la réalité. C'était, disaient certains, un moment de communion. Mais quelle communion quand la spiritualité ne réduisait à la liberté d'expression et à la laîcité ? Les manifestants promeneurs balançaient des lieux communs occultant la violence politique sous-jacente, ils péroraient sur le vivre-ensemble et le refus des amalgames.
C'était assez triste, en fait. Comment s'en étonner ? Le cinéma n'a d'intérêt, dans son entreprise fantasmatique, qu'à condition qu'il marque nettement sa distance à la réalité (6), jusqu'à la subvertir. Mais le politique filmé comme du cinéma, c'est justement l'inverse. Il ne subvertit rien ; il efface le monde ; il atrophie la pensée ; il substitue l'émotion à la réflexion.
Or, c'est notre désir d'aveuglement qui mène l'Occident à sa disparition, par le reniement de son histoire et de ses ascendances. De cela, l'autre dimanche, il ne fut pas question. Pas étonnant puisque le raout était organisé par la gauche, celle-là même qui a réussi à faire passer Jaurès pour un héros et à reléguer Péguy dans les sous-sol de la réaction. C'était une raison suffisante pour rester chez soi, ne pas être dupe et se dire que nos fantasmes d'amour universel sont ridicules devant l'horreur de ce qui venait d'advenir, de ce qui va advenir...
(1)Cette phrase attribuée par Godard à André Bazin, est en fait, sous une forme légèrement différente "le cinéma est un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs" de la plume de Michel Mourlet dans son article Sur un art ignoré publié dans le n° 98 des Cahiers du cinéma)
(2)En somme, la minute de célébrité wahrolienne dans l'ère cathodique ou digitale
(3)ou in-signifiante, si l'on s'y arrête un peu. Sur ce point, j'invite le lecteur de ce blog à lire les deux billets de l'ami Solko : "Je suis Saussure" et "La corruption des signes". Ils sont très éclairants.
(4)J'y reviendrai cette semaine, sur ce pauvre "Charlie".
(5)Qu'ils se méfient, les derniers à avoir levé le poing en criant "no pasaran" ont très mal fini...
(6)Y compris quand on maltraite la réalité, à la manière de Lynch par exemple.