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manifestation

  • Langue morte

    Il paraît que "l'inventeur" de Je suis Charlie chercherait à récupérer le droit intellectuel de la formule afin de contrer les dérives mercantiles qui en sont faites. C'est bien là le moindre problème qui se pose. Ce garçon est en effet d'une touchante naïveté (1), à croire qu'il ne vit pas dans le même monde que nous. Il devait savoir que l'exploitation, la transformation et le recyclage sont des piliers du libéralisme et du post-moderne. Rien n'est sacré, en la matière, et nul ne peut espérer échapper à un destin monétisé. il aurait dû se souvenir du ré-investissement fort peu révolutionnaire des portraits du Che dans les années 70 : badges, tee-shirts ou posters, au choix.

    Ce regret de "l'auteur" est louable mais vain, car il ne pouvait en être autrement quand l'instantané et l'émotion sont le terreau d'une "trouvaille", d'un slogan efficace et lisible. C'est publicitaire, et rien de plus. Il faut le prendre comme tel. Pas une idée, mais un exercice de rhétorique soumis aux critères d'une annonce mémorisable et claire (du moins dans son évidence d'annonce, parce que cette clarté est bien sûr très fausse). Je suis Charlie n'est pas, dans sa nature de ralliement simplificatrice, autre chose qu'un affichage de marque (2). Il faut jouer sur le potentiel du signifiant et le tour est joué. Il n'y a pas de différence entre Je suis Charlie et Quand c'est trop, c'est Tropico, Vittelisez-vous ou C'est bon, c'est bio. L'opportunité du jeu fait l'efficacité du message. En clair : on a pris pour une parole politique ce qui n'était qu'une manipulation linguistique, pas même un trait d'esprit (3).

    Et cette manipulation vaut par la chance que la langue donne comme licence poétique à celui qui en use. Je suis Charlie tombe sous le sens (et disons-le : au-dessous du sens), comme seraient tombés sous le sens Je suis Le Monde, Je suis L'Humanité. Pour ces deux cas-là, c'eût été magique d'imaginaire grandiloquent (et de récupération tout aussi grotesque). On aurait un défilé de Français prenant sur eux la puissance de la Terre et des Hommes. Ils auraient, par le biais d'une métaphore faussée, rehaussé le procès de l'universalisme dont ils se gargarisent sous prétexte que leur pays a fait la Révolution française et les Droits de l'Homme. Oui, Je suis Le Monde aurait eu de la gueule comme on dit et les plus anciens y auraient trouvé l'écho malicieux du we are the world humanitaire concocté par Michael Jackson et compagnie pour se donner bonne conscience sur la misère éthiopienne. On comprend que l'affaire était moins jouable avec Je suis Le Figaro, sauf si l'on est prêt à une petite entorse littéraire pour revoir la formule en Je suis Figaro (4), et moins encore Je suis L'Express, Je suis L'Obs, Je suis Valeurs Actuelles. C'est donc la plasticité du signe qui fait effet, pas le sens en soi. Encore faut-il remarquer que cette réussite en matière de communication se justifie par une suppression lourde, une quasi amputation : Je suis Charlie et non Je suis Charlie-Hebdo. La réalité du journal laisse la place à une personnification un peu gênante.

    Mais ce raccourci, qu'au premier abord on expliquera par le souci de frapper l'esprit, n'est pas sans conséquence, et ce à deux niveaux. Il efface  d'abord le journal, soit : l'objet du délit et les caricatures. Dès lors, tout le monde s'est empressé de sortir avec sa petite pancarte Je suis Charlie et les dessins sont passés à la trappe. C'était le prix à payer pour que tout le monde s'y retrouve, à commencer par ceux qui bavaient sur l'hebdomadaire satirique. On pouvait alors parler de la liberté de la presse, dans un contexte étrangement neutralisé par le politique, alors que la question portait d'abord sur les caricatures de Mahomet et les folies de l'islamisme. Cette coupure est ensuite tout bénéfice pour le débordement narcissique à peu de frais. De journal Charlie devient une sorte de personnage vide dont chacun peut endosser l'illusoire héroïsme. Il y a alors une théâtralité assez tragique que redoublera d'ailleurs l'appel au plus grand nombre, comme s'il fallait gonfler les chiffres pour masquer les baudruches de la pensée. L'identification est moins salvatrice (politiquement) que gratifiante (personnellement). Cet appel biaisé dans sa construction, même inconsciente, est le moyen faible et réducteur par quoi l'unanimité montre qu'elle n'existe que sur le plus petit dénominateur commun. Et le besoin affectif, quoiqu'il soit artificiel, de se retrouver ensemble ne pouvait que fonctionner avec un tel mot d'ordre. On sent dans ce Je suis Charlie, par quoi le je de chacun se retrouve dans l'autre, cette chimère à la fois narcissique et vaguement ridicule d'une unité/unicité des membres. C'est la suspension de toute démarcation au profit d'un idéalisme de bazar. I am he as you are he as you are me And we are all together. C'est beau et niais comme du Lennon pur sucre...

    Je suis Charlie, c'est un peu le Ich bin ein Berliner, à la portée de toutes les consciences, un effet d'annonce qui n'aura pas besoin de se donner des devoirs. On fait sa sortie du dimanche et on rentre le soir en montrant ses selfies et ses photos panoramiques. C'est donc pire que tout. Plutôt que dire qu'on est soi, vraiment soi, et qu'en tant qu'individualité on s'affirme pour élaborer une collectivité qui vibre, on prend tous le même masque, le même nom, on fait masse, et c'est le silence futur... Ce n'est plus le Je suis absolu d'une pensée raisonnée, un héritage cartésien par quoi je m'abstrais du seul besoin de mes affects, mais un Je suis qui obéit au mot d'ordre, disparaissant derrière la pancarte. Je suis Charlie, à longueur de rues, grouillant sur les places, ou l'art de ne plus exister dans une différence cumulative qui est la vraie force des foules refusant d'être bêtes.

    Il n'est donc pas étonnant que l'effet boomerang fut spectaculaire. L'aphasie politique que cache ce slogan, que les autorités et les politiques ont repris comme un seul homme, petits godillots d'une pensée neutralisée, ouvrait la porte à toutes les horreurs et toutes les inepties. Je suis Charlie induisait Je ne suis pas Charlie mais aussi Je suis Kouachi, Je suis Coulibaly, etc. On avait en un instant pulvérisé toute possibilité d'opposer une vraie parole à l'horreur et l'horreur pouvait, selon une réciprocité dans la forme, rendre coup pour coup. On peut certes déplorer, être dégoûté de voir comment certains se sont emparés de la formule initiale mais c'était couru d'avance. En discréditant le politique au profit d'une symbolique humanisée sans profondeur, on laisse la possibilité à l'adversaire de choisir ses héros.

    Je me demande bien ce qu'ont fait les marcheurs dominicaux de leurs affichettes :  les coller au-dessus de l'ordinateur dans le bureau, les aimanter sur le frigo, ou les punaiser sur la porte d'une chambre adolescente ? Ou bien, à la poubelle déjà, comme un slogan déjà usé. Et c'est justement là qu'est le pire de l'histoire : ce sentiment diffus qu'avec une telle rhétorique d'agence de pub, il ne peut rien rester, parce que le politique n'est plus pensé comme une action mais une réaction épidermique. Je suis effaré de l'optimisme revendiqué devant cette levée populaire. Tous derrière Charlie, comme derrière une équipe de foot. Guère plus. Ce n'est pas un hasard, je crois, que des journalistes idiots aient fait des parallèles quantitatifs avec la victoire de 1998. 1998 : à l'époque, le cri de ralliement était black, blanc, beur. Aussi crétin que Je suis Charlie, aussi illusoire...

     

    (1)Encore que je ne crois guère à sa naïveté, parce qu'il est directeur artistique du magazine Stylist. Il connaît le milieu. Il peut difficilement passer pour le manipulé du système.

    (2)De là sa déclinaison en tee-shirt. Blanc sur fond noir : efficacité maximale et concordance avec tout ce qui peut se porter...

    (3)Dont les implications sont bien plus lourdes de contenu, comme l'a montré Freud...

    (4)Ne serait-ce que pour rappeler que sans "le droit de blâmer, il n'y a point d'éloge flatteur"...

  • Trompe l'oeil

    Le Mépris s'ouvre sur une citation : "le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs". La fiction est donc un leurre par quoi je trouve, malgré tout, un certain bonheur, une attente, quelque chose qui ouvre une porte à mes fantasmes.

    En voyant toutes ces troupes démocrates, ou prétendant à l'être, l'autre dimanche, en entendant le manifestant de base, l'anonyme, ou souriant d'être interviewé, ou grave du message qu'il voulait faire passer (2), cette phrase m'est revenue en tête, et ce, d'autant plus, qu'à l'autre bout de la chaîne signifiante (3), les grands du monde défilaient en se tenant la main, un peu comme on fait une ronde à la maternelle. Les optimistes, ou les béats (les mauvais esprits diront : les (d)écervelés...) y ont vu un beau témoignage de fraternité et de lutte, alors qu'avec un peu de lucidité, il était évident que cela tournait à la mascarade.

    Mais, dans le fond, c'était un moment cinématographique. On se serrait fort dans les bras, comme à la fin d'un film d'action ; on pleurait comme dans les mélos ; on se retrouvait innombrables comme dans une fresque épique. On hésitait entre L'Armée des ombres, Naissance d'une nation, et Kramer contre Kramer. Il fallait que tout soit filmé, filmable, filmique. Pas une minute qui ne fût une mise en scène, avec comme ligne directrice : la solidarité et le partage. Ou plutôt : l'expression de la solidarité et du partage. Tout était fait pour que la charge de la preuve soit irréfutable. Nous sommes en démocratie, la démocratie vaincra et nous sommes tolérants (sans nous poser de question sur ce qu'est la tolérance et quelles en sont les limites). Tous ceux qui participaient s'étonnaient d'en être. Ils avaient des images dans la tête et le slogan aphasique collé au front (4) : ils croyaient un temps que le monde avait suspendu son cours violent, qu'ils étaient les remparts de la liberté. Ils fantasmaient sans limites, et les démonstrations politiques leur donnaient raison, croyaient-ils.

    Cela avait beau ressemblé à un clip pour une chanson caritative, peu importe. On se faisait des films à croire que plus rien ne serait comme avant, que les méchants, jamais ouvertement nommés, ne passeraient pas (5). Tout tenait là : dans la démonstration universelle, casting de choc à l'appui. Certains pensaient peut-être à la marche des droits civiques de Luther King, vivant un moment historique, forcément historique.

    Et c'est justement sur ce point que la réaction prenait un air de fantasme. On bavardait en filmant ce qui marquait un avant et un après, une date mémorable à coup de milliers, de centaines de milliers, de millions... Et plus le nombre enflait, plus le quidam se croyait acteur du monde qui le dévore. Ils n'intériorisaient rien ; ce n'était pas le but. L'objectif était de faire masse, et en faisant masse, d'effacer symboliquement la réalité. C'était, disaient certains, un moment de communion. Mais quelle communion quand la spiritualité ne réduisait à la liberté d'expression et à la laîcité ? Les manifestants promeneurs balançaient des lieux communs occultant la violence politique sous-jacente, ils péroraient sur le vivre-ensemble et le refus des amalgames.

    C'était assez triste, en fait. Comment s'en étonner ? Le cinéma n'a d'intérêt, dans son entreprise fantasmatique, qu'à condition qu'il marque nettement sa distance à la réalité (6), jusqu'à la subvertir. Mais le politique filmé comme du cinéma, c'est justement l'inverse. Il ne subvertit rien ; il efface le monde ; il atrophie la pensée ; il substitue l'émotion à la réflexion.

    Or, c'est notre désir d'aveuglement qui mène l'Occident à sa disparition, par le reniement de son histoire et de ses ascendances. De cela, l'autre dimanche, il ne fut pas question. Pas étonnant puisque le raout était organisé par la gauche, celle-là même qui a réussi à faire passer Jaurès pour un héros et à reléguer Péguy dans les sous-sol de la réaction.  C'était une raison suffisante pour rester chez soi, ne pas être dupe et se dire que nos fantasmes d'amour universel sont ridicules devant l'horreur de ce qui venait d'advenir, de ce qui va advenir...

     

     

    (1)Cette phrase attribuée par Godard à André Bazin, est en fait, sous une forme légèrement différente "le cinéma est un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs" de la plume de Michel Mourlet dans son article Sur un art ignoré publié dans le n° 98 des Cahiers du cinéma)

    (2)En somme, la minute de célébrité wahrolienne dans l'ère cathodique ou digitale

    (3)ou in-signifiante, si l'on s'y arrête un peu. Sur ce point, j'invite le lecteur de ce blog à lire les deux billets de l'ami Solko : "Je suis Saussure" et "La corruption des signes". Ils sont très éclairants.

    (4)J'y reviendrai cette semaine, sur ce pauvre "Charlie".

    (5)Qu'ils se méfient, les derniers à avoir levé le poing en criant "no pasaran" ont très mal fini...

    (6)Y compris quand on maltraite la réalité, à la manière de Lynch par exemple.

  • Addendum à Collabos (III)

    Dans le billet précédent, j'expliquais qu'au lieu du débile (au sens latin : faible) mot de rassemblement Je suis Charlie, il eût fallu revenir à la source et demander à chacun de venir avec les caricatures pour lesquelles Charb et consorts sont morts, que c'eût été une manière de se compter. Là était le vrai enjeu de notre civilisation.

    Et je découvre (façon de parler, évidemment) ce matin combien je visais juste (je sais, c'est de très mauvais goût...) puisque le ministre des affaires étrangères du Maroc a refusé de participer au grand raout des huiles puisqu'il avait, semble-t-il, repérer quelques caricatures parmi les millions de manifestants. Tout commentaire étendu est inutile : on aura compris que ces mécréants de Charlie Hebdo n'ont eu que ce qu'ils méritaient et le diplomate a, volontairement ou non, défini sans ambiguïté sur quel plan il fallait porter le débat. 

    Je doute fort qu'on interroge Valls et le pitre kafkaïen sur ce "couac", moins encore Vallaud-Belkacem, fervente Marocaine, quoiqu'ayant un maroquin français (décidément, je suis en verve...)  . Tout juste une discordance de point de vue, dira-t-on, selon la logorrhée diplomatique, car il n'est pas question de demander des comptes à un pays aussi formidable que le Maroc.

    En attendant, je plains sincèrement les pauvres manifestants qui viennent de montrer à quel point ils étaient naïfs et suicidaires...

  • Les collabos (III)

     

    Etre ou ne pas être Charlie ? Est-ce une question ? Oui, une vraie question. Ou plutôt : était-ce la juste parole, celle qui répond à la situation et qui rend vraiment hommage à ceux qui sont morts ? Dans les deux cas, c'est non.

    Le barnum des grandes huiles se prépare à Paris et le prétendu peuple de France s'apprête à suivre, républicain, uni et en partie lobotomisé. Lobotomisé, oui, parce qu'il viendra, comme à Carpentras, comme en 2001, comme en 2002, se soumettre à l'émotion sans le politique. La foule viendra dire qu'elle est Charlie, viendra se recueillir sur un journal qui avait du mal à boucler ses fins de mois, qui était critiqué par tous, que l'on trouvait excessif, vulgaire, provocateur, et qui fut, rappelons-le, peu soutenu, ou soutenu du bout des lèvres quand on levait une fatwa contre lui, quand les représentants des organisations musulmanes le traînaient en justice. Ils seront d'ailleurs dans les cortèges, avec du sang sur les mains, mais visiblement cela ne dérangera pas le pitre kafkaïen qui nous gouverne et son orchestre.

    Je ne suis pas Charlie, parce que je trouve indécente cette formule. Je la trouve commerciale et facile, tout juste bonne à faire des tee-shirts et des fonds d'écran. C'est une des raisons qui me poussent à rester chez moi. Parce que Je suis Charlie est consensuel et vide. Elle permet d'oublier, de nier ce pour quoi les dessinateurs du journal ont été massacrés. Non pas parce qu'ils travaillaient à Charlie Hebdo, mais parce qu'ils avaient caricaturé Mahomet et que pour certains, cela mérite la mort. Le point de départ de toute la tragédie est là. Je serais venu si, à la place de la formule vide, il avait fallu brandir les caricatures incriminées. On serait revenus aux sources, on se serait comptés, on aurait été vraiment dans la résistance.

    Je ne suis pas Charlie parce que Charb et sa bande étaient bien plus que Charlie et qu'ainsi que l'a dit sa compagne ceux qui les traitaient d'islamophobes sont coupables et qu'un certain nombre d'entre eux, à commencer par Boubakeur et le CFCM, seront dans les rangs. Je suis Charlie n'est pas à la hauteur du respect qu'on doit à ceux qui sont morts.

    Venir avec les caricatures aurait signifié que nous prenions tous une part de la charge qui les a tués et que nous imposions à ceux qui jouent l'ambiguïté sanglante de se découvrir. Cela ne se fera pas. Ce que l'on présentera comme une victoire de la liberté et de la démocratie est de facto une défaite...

     

  • Faire corps...


     

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    Le monde se voue au nombre, au dénombrement, à l'accumulation, à l'empilage, au record, au n+1 qui vous assure un peu de notoriété, à la démesure, au rassemblement, au festif et au manifestif (lequel manifestif n'a évidemment plus rien de politique ou de revendicatif, sinon à croire qu'être ensemble est un acte de contestation ou d'affirmation), tout cela jusqu'à l'absurde.

    Une mienne connaissance qui pratique le yoga, seule, forcément seule, parce que c'est pour elle une manière d'être ailleurs, de se soustraire aux aléas de la vie et à la pesanteur du quotidien (1), qui pratique cet art et cette philosophie hors du social, justement, parce que ce n'est pas pour elle une vitrine de convivialité mais un besoin et une attente qui ne concernent qu'elle, cette mienne connaissance rira certainement sous cape en apprenant que 4000 couillons se sont réunis le dimanche 1er septembre pour le plus grand cours de yoga jamais organisé, au Grand Palais.

    Tous en blanc, tous en rang, tous comme des glands...

    Quand Moon et sa secte organisaient des mariages de masse, cela soulevait l'interrogation voire l'indignation. On parlait de manipulation, de contrôle des esprits. Quand la Chine communiste organise ses réveils gymnastiques, chacun déplore. Mais quand je ne sais quel organisateur, dans ce si beau pays démocratique qu'est la France, monte un happening pseudo revival, où la petite (ou pas) bourgeoisie bobo ou alternative vient étaler son ego contestataire et vaguement orientalisé (2), c'est l'extase, la jouissance maximale, un signe de liberté et le bonheur des participants d'avoir vécu quelque chose de fffffooooormiddaaaaaablle.

    On imagine bien Marie-Rose, le 3 septembre, jour de rentrée de la marmaille, devant la grille de la primaire, raconter à Chantal (qui revient juste du Cantal) combien ce fut une expérience, mais une expérience !, je vous jure. D'ailleurs, elle ne trouve pas ses mots. Son yin et son yang, ses chakras, ses points d'énergie, et tout le tremblement : elle ne sait pas par où commencer. Et tout ce monde, Chantal, tout ce monde, qui aime le yoga, qui communiait dans le yoga, bon des fois, qui regardait quand même les kilos en trop de la voisine ou le style du voisin, parce qu'on ne pouvait pas faire autrement, non, c'était terrible. On ne peut pas imaginer. Il faut l'avoir vécu. Tu sais, Chantal, un peu comme l'apéro géant auquel on a participé l'an passé au bord d'un canal pourri, avec Jérôme. La même chose qui se passe, sauf qu'alors  j'étais un peu bourrée. Mais, au fond, là, c'était aussi un peu le cas : l'ivresse de l'ailleurs. Trop beau, trop trop beau.

    Il faut que le monde contemporain soit arrivé à un tel point d'absurdité invisible, ou bien dissimulée, pour que l'on puisse, sans coup férir, monter de telles affaires. Affaires, oui, car, derrière, cela sent a pub, le coup de bluff, le divertissement tourné en spectacle (l'un étant souvent le pendant de l'autre). Cette anecdote yogi est, en tous cas, un exemple parfait de ce que la contre-culture est foutaise et que le paysage dessiné par les escrocs politiques de 68 s'est transformé en machine à produire parfaitement huilée. Alors que le yoga nous est vendu comme un autre temps, une autre approche, fondé sur l'écoute et l'introspection, la plaisanterie du Grand Palais charrie l'image d'une foule (car c'en est bien une, silencieuse et allongée sur son tapis mais pas plus intelligente que les braillardes. Gustave Le Bon ou Gabriel de Tarde rigoleraient bien...) réduite à une posture fort contradictoire. Yogons, soit, mais en groupe. C'est-à-dire : faisons de la pause, du retrait, de la suspension un acte collectif. Soyons dans la différence mais à plusieurs. Philosophons de tout notre corps mais comme si nous étions à la plage ou à la salle de fitness.

    On hésite entre le happening éculé ou la peur de la solitude, cette si terrible solitude que ne peut tolérer une société désirant, exigeant que l'on soit en relation, en contact à chaque moment de notre vie, une société qui combat toutes les formes d'autonomie (3). Ce n'est pas le lumpenproletariat spirituel dont parle Andrej Stasiuk mais cela ne vaut guère mieux. Tout est affaire de présentation et de valorisation socio-culturelle. En attendant, ce genre de démonstration, qui  se veut certainement et convivial et signe d'une ouverture sur le monde, est une caricature de son objet et montre encore une fois que la bêtise est, comme l'univers, infinie et en expansion.

     

    (1)Ce qui n'a rien à voir avec une expression aussi sotte qu'être en phase (avec soi-même)

    (2)Parce que l'orientalisme, nous le garderons pour les souvenirs littéraires et artistiques du XIXe.

    (3)L'autonomie, quand elle est mise en avant, dans le monde contemporain, n'a qu'une fonction : placer l'individu dans la position de l'isolement social et économique. Le libéralisme aime l'autonomie lorsque celle-ci affaiblit le sujet pour en faire un objet.


    Photo : Tessier/Reuters