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la notte

  • The final cut

    Les 30 juillet sont décidément bien cruels pour le cinéma. En 2007, Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman disparaissaient et c'était comme une étrangeté de les rassembler ainsi, vieux qu'ils étaient déjà, peut-être, et presque plus cinéastes, mais indissociables dans leurs différences mêmes, quant à la manière de traiter du silence, de cette extension improbable des embarras à être avec autrui dont on chercherait à la fois la présence et l'absence. Ils avaient l'un et l'autre fait chemin dans l'incroyable légèreté qu'il y a à se faire du mal, même sans le vouloir. Pour l'Italien, on sentait bien que tout, ou presque, tournait autour de le délitement progressif qui fait sentir à l'individu l'éloignement, la disparition ou le manquement de celui ou celle en qui il escomptait. De comptabilité humaine, il était aussi question chez Bergman mais il s'agissait alors non de s'en remettre à un dénouement quasi inespéré du lien, plutôt de le réactiver afin de désintégration. Le catholique fouinait du côté de la Providence, d'une certaine façon, pendant que le rigoriste suédois, à la suite d'un Dreyer dont il était la version un peu criarde (tant dans les voix que dans les effets scéniques), œuvrait dans le procès hic et nunc de nos turpitudes et de nos absences à l'ordre. Bergman refourguait la énième version tragique de l'existence, et c'était parfois un peu fastidieux et démonstratif, n'évitant pas le pire comme dans Cris et chuchotements, pendant que le ferrarais (de la même ville donc que Giorgio Bassani) s'échappait lui dans ce qui pouvait former des tableaux tremblants de nos fragilités affectives et sociales. La Notte et L'Éclipse sont de pures explorations de temps impensables : au delà de la crise, ce qui reste quand il n'y a plus rien. C'est bien que de l'errance, ou un désarroi affectif : le soliloque du corps perdu à lui-même dont la vie n'est pas/plus capable de retrouver l'origine, et donc le sens. Sur ce point le générique de La Notte est un modèle d'expressionnisme quasi abstrait.



    Sur quels reflets existons-nous ? vers quoi glissons-nous infiniment alors même qu'en contrepoint le monde est là ? La structure est visible et suggère que l'ensemble puisse être habitable mais ce ne sont que jeux de renvois et les noms qui s'affichent et changent à chaque étage passé expliquent déjà que la structure se suffit à elle-même : son immuabilité efface tout. L'ouverture vers le lointain n'est pas un appel de l'horizon mais la concentration corrosive d'un ailleurs qui ne peut être que la réduplication d'un ici sans tain, sans profondeur, sans vie. Le spectateur doit se dire qu'il va falloir s'accrocher pour pouvoir tenir, et la lenteur du film n'est pas tant un choix esthétique que l'essence même de ce que devient le cinéma quand il nous parle vraiment : le récit d'une fin (ce que Godard dira autrement mais avec un génie sans égal dans Le Mépris deux ans plus tard) dont le générique (mais les discussions autour de L'Odyssée entre Fritz Lang et Michel Piccoli sont tout aussi "parlantes"), et sa citation truquée, nous ouvre aussi à l'inquiétude déceptive d'une Bardot qui glose, à défaut de glousser...



    Entre le Suisse et l'Italien, en 1962, Chris Marker réalise La Jetée. 26 minutes d'images où le réel est pulvérisé dans sa matérialité fixe par la voix off qui n'est pas là pour combler ce que le film n'arrive pas à montrer (comme le font les mauvais réalisateurs et les mauvais scénaristes), mais dont l'objet est justement de tout déconnecter. Récit à la fois d'un présent et d'une science-fiction, La Jetée est elle aussi une œuvre de la fin. Une œuvre de la fin sans fin, même, toujours dans l'attente de son propre achèvement. Certains diront que ce n'est pas du cinéma, qu'il y a tromperie sur la marchandise (mais justement parce qu'ils veulent que le cinéma soit une marchandise, un estampillage technique. Et ceux-là ont gagné puisque l'intelligence cinématographique tient essentiellement dans ses effets spéciaux. C'est donc peu dire combien ce mode d'expression est devenu bête...). Tromperie, non. Erreur, soit, tant Marker demande au spectateur d'être là, bien en face de l'écran et de suivre la marche, c'est-à-dire de combler le vide qui se crée. Œuvre mal jointée, en quelque sorte, La Jetée reste en mémoire de cette alliance apparemment contre-nature sur le plan esthétique du récitatif et du décor fixe.



    Chris Marker est mort un 30 juillet, comme Antonioni et Bergman. Il était vieux et l'on dira que sa trace était déjà faite. Ce n'est donc pas le regret d'un espoir inassouvi qui attriste, mais de penser tout à coup que ces grands réalisateurs (Bergman étant le moindre, me semble-t-il) avaient entamé, avec Godard, nos certitudes et clos le cinéma il y a fort longtemps, dès le début des années soixante. Après, plus grand chose. Des redites. 



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