usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Il fut un temps... - Page 3

  • Koechlin, langueur littorale

    Au combat délicieux contre les vagues se substitue parfois (il fait trop froid ce jour, ou la pluie a écourté l'heur de la plage) l'effleurement de la marche sur le chemin côtier. Tu regardes la mer et tu penses à une musique. Ce n'est pas celle de Debussy qui a ta préférence : elle est trop ample, trop infinie. Il y a, dans La Mer, comme un sentiment de dispersion qui fait que tu ne voies plus le rivage. Il te faut un signe du sol. Tu préfères le pas lent, le temps égrené de Koechlin. Tu penses au chemin des douaniers, à des pauses : la Guimorais, tôt le matin, la crique du Val, Porsmeurs, un coin reculé de Bréhat, et les heures inoubliables sur un muret, face au bleu quasi austral qui berce Molène.

     


  • À même la peau

    mer,océan,sensibilité,langag,enfance

     

    Cette expression t'a toujours paru étrange, du moins étrangère, parce que le sens en était pour toi depuis longtemps altéré : c'est pas la mer à boire. Cette manière désinvolte et agacée dans la bouche de qui l'employait te semble injuste. La mer est tout à coup incluse dans une métaphore qui la renvoie à un élément pesant, à une contrainte. Une sorte d'objet indésirable. Pourquoi pas ? Il n'est pas obligatoire d'aimer la mer. Tu en as rencontré suffisamment pour qui ce n'était qu'une étendue ou trop plate ou trop hostile, froide, définitivement froide, associée au sable qui colle, aux frissons de sortie, aux hésitations d'entrée.

    Mais la mer à boire, enfant, tu ne rêvais que de cela, enfant, parce qu'alors cela signifiait que tu posais juste ta grande serviette et tu courais vers elle, sans retenue, en criant de bonheur et de courage : elle était toujours à température, toujours bonne, et quand tu criais cela, c'était après la première vague, celle qui t'avait ravi à la sècheresse du soleil et à l'attente d'après manger. Tu venais vers elle et tu la convainquais de mettre le paquet, que tu sois renversé, cul par dessus tête, le slip aux genoux s'il le fallait, et tu ressortais vaillant. Parfois, tu étais présomptueux. À peine relevé, une seconde brassée de force mousseuse s'abattait sur ton dos et te projetait au sol, dans le presque-pas-de-fond qui suffisait pourtant à t'étourdir, t'obligeant à ouvrir la bouche pour demander grâce et oxygène, et c'était trop tard, tu buvais la mer, cette fois, à pleine goulée (une seule en fait mais elle descendait dans ton estomac et ton intérieur entier était astiqué de toutes les prétendues vertus océaniques). Chez toi, mais ailleurs aussi, on disait : boire la tasse. Et si, sur le moment, la grimace était de mise, elle ne pouvait pas demeurer très longtemps. Il en allait de ton audace et de ton désir, cette fois bien décidé à vaincre ce rempart intime avec lequel tu passais une grande partie de l'après-midi. Le soir, très jeune, lessivé tu t'effondrerais sur un transat.

    Il fallait boire la mer, comme on dirait : manger du lion. Et jamais tu ne lui en voulais de mettre à mal ta ténacité. Tu n'as jamais joué avec la mer, du moins pas selon le sens commun, qui induit légèreté et insouciance. C'était avec sérieux que tu t'affrontais à elle et un genou à terre, exténué, tu te disais : juste une dernière et je rentre. Il t'est resté ce souvenir qui n'a pas de lieu, ni de date, pas un souvenir, mais un frisson, celui d'une ivresse infinie devant l'élémentaire versatile et gracieux.

    Quand tu revenais sur la plage, elle était encore là, sur toi. Non pas à la manière, collante et poussiéreuse, de la terre (qui glisse sous tes ongles, aussi), mais comme des perles éparpillées, petit à petit dérobées par le vent (et l'océan est indissociable du drapeau claquant contre la hampe, bruit mélangé de tissu et de métal) dont il ne resterait plus, bientôt, que des cartographies blanches, des linéaments salés ; tu aimais poser tes lèvres, ta langue, embrasser ta propre peau à qui l'eau avait donné un goût unique. Ta salive réactivait le courant disparu. C'était un précipité de bonheur. Tu avais faim, soudain. L'océan t'avait creusé et tu trouvais sous le parasol un gâteau sec, un petit beurre dont tu encochais d'abord les quatre coins. Il y avait une bouteille de Vittel mais tu n'avais pas soif. Tu étais enivré de toute cette richesse bleutée, d'un bleu plus intense que le ciel, plus infini de la profondeur visible que tu sondais parfois quand, les jours de calme, le corps aux trois-quarts immergé tu pouvais encore voir tes pieds.

    Cette enfance, et un peu plus, beaucoup plus même, d'étonnement guerrier est indissociable de l'océan, de la marée lointaine qui te refuse un temps le droit de débattre, des jours de calme -mer d'huile- qui serait presque un ennui mais délicieux aussi, à lire Jules Verne, plus tard Stendhal, comme s'il (l'océan) te disait : sache prendre le temps. Je suis là et nous aurons le temps de nous revoir.

    C'est cela qui te reste : le revoir de l'océan,  et de savoir que tu ne l'as jamais vraiment perdu en éprouvant, lorsqu'il s'avance pour colorer la Rance, aux abords de Saint-Malo, d'un bleu-vert sans égal, un trésaillement, quasi un cri intérieur, que jamais ailleurs tu n'as éprouvé avec la même certitude, comme un signe.

                                                                                        Photo : Julie Rey

  • Miettes précieuses

    On entendait le klaxon -double appel- quand il arrivait à mi-pente de la rue principale du village, une départementale. On savait que dix minutes plus tard le bruit du moteur frôlerait la maison, et dans un élan jamais démenti, les mêmes appels intempestifs nous certifieraient que nous devions nous dépêcher.

    Certes, il y avait bien le dépôt de pain, là-haut, chez le bottier (oui, le bottier. Non pas celui de ces dames, celui plus prosaïque des grosses semelles et du caoutchouc, vert bouteille...). Il y avait ce pain-là, oui, mais qui n'avait pas le même goût, la même saveur. Il venait d'ailleurs. Tu ne sais plus d'où.

    Lui passait une fois la semaine, le samedi, et ce ne sont pas les temps printaniers ou estivaux qui t'ont marqué, mais ceux, plus incertains, de la sortie de l'hiver, quand au mois de mars, il faisait déjà meilleur, pluvieux certes, et qu'à l'heure de son arrivée la nuit était tombée, sans avoir la dureté de celles de janvier, où l'on n'avait qu'une envie : à peine sorti, rentrer à la maison. En mars, pour peu qu'il ne plût pas, c'était un bonheur que d'aller chercher le pain, le sien : de gros pains ronds, à la croûte rude et brune, à la mie dense, que nous mettions aussitôt dans un sac de toile, pour le conserver et en manger, avec le même plaisir jusqu'au milieu de la semaine, quand nous serions revenus en ville.

    Il se garait au début de la ruelle qui menait chez S. et déjà des voisins l'attendaient. Il ouvrait la porte latérale et l'éclairage intérieur, installé tu ne sais comment, faisait dans l'obscurité office d'une fenêtre magique par laquelle nous accédions à l'or de son savoir. À la beauté de cette lumière vivante et chaude s'ajoutait l'odeur magnifique des pains amassés ; à la réalité d'une modeste camionnette dans la banalité d'une campagne française oubliée de la modernité se substituait un coffre à bijoux, dont seule la mémoire affective et profonde se pare.

    Tu ne venais pas chercher du pain mais bien plus. Chacun de ceux qui étaient là lui disait quelques mots. Il y avait des saluts, des exclamations, des mots patois, des verbes conjugués au passé simple, des histoires de veaux et de labours, et à toi, il ne parlait pas, ou presque. Tu étais trop jeune. Il prenait ta monnaie, plaçait le gros pain rond sur tes deux avant-bras tendus et te disait seulement de saluer tes parents.

    Tu n'aimais pas être le dernier servi. Cela t'arriva une ou deux fois, pas plus. Ne pas être le dernier, surtout pas : ne pas voir son sourire s'effacer soudain derrière la porte qui se referme brutalement et la lumière n'être plus là, mais être là, toi, dans le noir, sentir l'humidité, le silence. La peur n'avait rien à voir avec ce sentiment étrange. Tu l'as compris plus tard : tu voulais que dure le bonheur, comme ces enfants de Rimbaud, ces effarés, au grand soupirail qui s'allume.

  • Si peu

     

    mur13pourtexte2.1253381507.jpg



    Pourquoi sens-tu que de ce village, maintenant, quoiqu'il ne soit ni plus ni moins peuplé qu'en ces temps où tu y venais, enfant, tu n'en parlerais plus si librement, pourquoi sens-tu que de ceux qui y vivent tu dirais qu'ils l'habitent, qu'ils en sont les habitants, et qu'il te serait donc impossible d'écrire que c'est un village de trois cents âmes ? Pourquoi ce mot, âmes, te semble-t-il si injuste ? A-t-il fallu que les paysans disparaissent, ou quasi, que des demeures figées dans les lézardes de ton enfance aient vu leurs jointures refaites, et leur toit réhabilité, que l'on se soit acharné au respect de l'époque, sans en parler les mots ? Que s'est-il passé pour que ce si peu aux odeurs de fermes, entre la bouse et les foins, l'ensilage et l'alambic, devienne pauvre au point que tu écrives trois cents habitants, comme tu le penserais de n'importe quelle ville, comme si c'était une ville ? Des habitants...

    Ce n'est pas la nostalgie qui fermente mais un sentiment de déjà-vu, l'effet vaporeux d'une photo cherchant l'art et un nom à l'efface pour n'être qu'une énième beauté rénovée. Plus d'âmes, en effet, puisqu'il se pourrait que tu fusses à Saint Cirq Lapopie, Sainte Eulalie d'Olt, Roussillon ou Gargilesse...


                                Œuvre : Raphaële Colombi

  • Florence, boutiquière...

     

               Giotto, Enterrement de Saint-François, Chapelle Bardi, Santa Croce, Florence, 1320-1325.

     

     

    Il fut un temps où, aux étudiants à peine argentés, plus d'un quart de siècle déjà, Florence offrait sa part de désintéressement qui présiderait, dit-on, au bonheur de l'art. La déambulation improvisée menant de palais en palais, de places en places, kaléidoscopie de façades majestueuses en témoignage d'un passé politique fastueux, cette déambulation dans la rigueur d'un pouvoir conscient de lui-même comme il y en eut peu, tirait sa puissance du bonheur qui attendait les rêveurs des merveilles cachées derrière les portes des édifices. L'éclat de la place Santa Croce, accompli dans le marbre tricolore de l'église et le salut respectueux au visage sévère du Dante, était une première joie que l'entrée dans le petit Panthéon florentin (Michel-Ange, Machiavel, Rossini, Galilée ou Vasari y reposent) multipliait d'un mystérieux besoin de se taire, et d'écouter les œuvres, le prestige de la ville. L'envers de l'histoire. Non pas l'envers, sa continuation.

    Le bonheur pouvait ainsi se répéter au Duomo, à Santa Maria Novella, à San Lorenzo, aux Ognissanti, à San Miniato, à Santa Maria del Carmine... : multiples stations de l'histoire florentin accédant à l'universalité, que nous pouvions faire nôtre sans autre devoir que la décence et la mesure de la solennité spirituelle qu'avaient pour certains ces lieux de culte. La moindre église italienne est à la fois une offrande à Dieu, à la peinture et à la sculpture. Florence le savait plus que quiconque.

    Mais les temps ont changé et ceux qui, toujours modestes, sont venus jusque là, découvrent une ville convertie comme nulle autre, plus encore qu'au tourisme, lequel sévit depuis des décennies, à ce qu'il faut bien appeler l'économie artistique. On sait combien l'art a cédé à la logique du marché et aux considérations spéculatives. La gestion fort libérale du patrimoine, la place accrue des structures commerciales (1) ne sont pas des nouveautés. Ce qui l'est davantage réside dans le progressif glissement du monde religieux dans les techniques du mercantilisme le plus éhonté. On me rétorquera que l'affaire n'est pas nouvelle là encore : les pèlerinages en sont un flagrant exemple, et passer une fois à Lourdes vous guérit, si j'ose dire, de la tentation d'y remettre un jour les pieds. Soit, c'est là affaire de foi et cette question, dans ma position d'athée, ne m'intéresse guère. En revanche, ce que je vois à Florence m'irrite au plus haut point. Ainsi les églises de cette ville se sont-elles dotées de véritables péages, dont sont exempts les autochtones, et auxquels l'étranger doit se soumettre s'il veut admirer Giotto, Cimabue ou della Robbia. Encore pourrait-on admettre le procédé (2) si la somme exigée était symbolique, mais il n'en est rien. La catholicité (3) florentine voit le monde de haut. Elle a la condescendance des bien nourris. Elle a, en période estivale, car en hiver la libre circulation de l'intrus et de l'esthète reprend ses droits, des allures de maquerelle ou de mafieux : c'est le pizzo ecclésiastique (4).

    Une telle pratique heurte à plus d'un titre. Celui qui eut le droit au temps béni d'une contemplation sereine (parce que plus que la gratuité, il se souvient de n'être pas entré dans une église comme client) peut toujours vivre avec ses souvenirs, aussi imprécis soient-ils, et refuser le diktat. Sans doute n'est-ce pas d'ailleurs le choix dont il se sentira le moins heureux : il accepte les défauts de sa mémoire en compensation des impressions vives qui lui restent. Mais pour le néophyte désargenté, ayant rêvé d'une longue promenade en Renaissance et Baroque, le goût sera amer. Renouvelée à Pise et à Sienne, à San Gimignano, la confrontation avec les boutiquiers finira par lasser. L'injustice et le mépris dans l'endroit de la miséricorde ! Un comble. N'est-ce pas, d'ailleurs, évoquer une aberration plus magistrale encore, que de ne pouvoir prier son dieu parce que des marchands du temple en soutanes et cornettes y ont établi leur quartier d'été...

    Si mon athéisme m'épargne ce désarroi, mon sens du sacré, fruit d'un long chemin entre les piliers romans, gothiques, classiques ou baroques exaltant une indéniable spiritualité, s'indigne que soit de fait trahi le droit à la Présence, que soit bafouée l'originalité d'une culture ayant à ce point exalté la puissance des images. L'exemple florentin est non seulement crapuleux ; il est funeste. Il marque, de la part des autorités de l'Église, une allégeance à l'ordre libéral, un renoncement à l'Histoire, une capitulation matérialiste. Dès lors, qu'elles ne s'étonnent pas du vide pendant les offices, des appréciations sévères à leur encontre. Et ce ne sont pas les happenings papaux aux JMJ qui peuvent sauver du déclin...

    Florence est boutiquière et prétentieuse, jusque dans sa religiosité. Nefs et chapelles ne sont que des enseignes de plus. Les églises ont leurs saisons, basse, haute, c'est selon, et leur temps de soldes. Il n'y a rien à acheter. Tout est vendu, l'âme comprise. Inutile d'y revenir...

     

     

    (1)Puisque l'on est à Florence, remarquons qu'au sortir de la Galerie des Offices, les nouveaux aménagements permettent de repartir avec des livres (normal), des posters (soit), mais aussi des friandises ou du vin toscans. Petit bonheur sans doute, mais d'une grand imbécillité, que de passer en quelques pas de Raphaël à l'épicerie, dans un même endroit.

    (2)Évidemment, il n'en est rien. C'est ici affaire de principe

    (3)Rappelons au passage que catholique signifie universel. On en est loin.

    (4)Le pizzo est l'impôt mafieux. Sa pratique s'est d'abord développée en Sicile.

     

     

     

     

     

  • Bande d'arrêt d'urgence

    Tu vois le panneau

     

     

    là-bas, le panneau directionnel

     

     

    echangeurs

     

    et le grand arbre dix mètres plus loin,

     

     

    me dit-il, alors que nous roulions la nouvelle quatre voies qui

     

     menait au bord

     

    de mer, oui, le panneau directionnel. C'était ma maison

     Échangeur autoroutier

    et on va traverser la salle à manger, d'une certaine manière. Ils ont sauvé l'arbre. Une chance...

     


    Autoroute

    Ils gagnent un quart d'heure pour aller se baigner, maintenant... Un quart d'heure. Pas mal...

  • Il fut un temps...

     

    Tu savais à peine déchiffrer le mystère des aiguilles sur ta montre que tu te rendis compte qu'à cinquante kilomètres de la ville le temps n'était plus le même. Les paysans disaient cinq heures (du soir) et toi tu lisais six. Et lorsque, à la fin des années 70, pour économiser quelques barils de pétrole au milieu du gaspillage généralisé, des gens lointains décidèrent de détraquer les horloges, ils n'en firent pas plus de cas. Ils n'avaient eux pas d'autre échancier que les nécessités de la terre, d'autres horaires que ceux du travail accompli, d'autres clepsydres que la redoutable pluie baise-valets.

    Ils avaient pour partie de l'année deux heures de retard sur le monde, celui qu'on disait être l'avenir. Ils étaient sur le déclin. C'était suffisant de sentir le couperet de la chronique des mois et des années marquée par la disparition lente des fermes ; il ne leur sembla pas nécessaire de faire allégeance aux versatiles réglés sur Greenwich. Ils avaient assez de voir leurs fils et leurs filles qui désormais en usine se pliaient à la pointeuse, dieu plus impérieux et austère que le pire des soleils.

     


     

     

  • Les deux sœurs

    Elles étaient deux sœurs, auxquelles s'adjoignit le mari de l'aînée (du moins me semble-t-il qu'elle fût la plus âgée) Deux sœurs bien particulières : l'une avait une voix un peu éteinte (il faudrait imaginer qu'une conversation avec elle se fît toujours dans le temple ouatée d'une bibliothèque (1) ou dans un lieu conventuel), l'autre était très petite, ne dépassant le mètre quarante-cinq. Elles officiaient (car l'ordre du sacré est de mise pour parler d'elles) dans un espace minuscule où nul que ces deux sibylles ne pouvait retrouver quoi que ce fût. Il ne s'agissait pas de venir y flaner ou fouiner. Nous arrivions avec nos références ; nous les leur indiquions. Soit il fallait passer commande, soit nous assistions à l'expérience miraculeuse de l'aiguille dans la botte de foin. Des livres, elles en avaient empilé jusqu'au plafond, selon une science personnelle qui aurait terrifié les psycho-rigides du binaire. Vous aviez donné le titre. Elles répondaient oui, oui, oui... et, pendant quelques secondes, elles intériorisaient les différents paramètres des pyramides dont elles étaient les architectes, avant de se précipiter, parfois à l'aide d'un escabeau, sur le volume, dont vous auriez pensé que, facétieux, il jouait à cache-cache avec sa libraire. Il arrivait fréquemment qu'elles se fendissent d'un rapide commentaire sur ce que vous alliez découvrir. Elles avaient tout lu.

    Ces magiciennes, Philippe Hamon ou Jean-Luc Steinmetz, lorsqu'ils faisaient un point bibliographique pendant leurs cours, les désignaient sous la généreuse métaphore des nourricières. La boutique, en effet, avec sa devanture d'un vert très sombre et sa vitrine modeste, s'appelait Les Nourritures terrestres. Elles avaient connu des écrivains d'après-guerre. Des photos dédicacées occupaient les rares espaces libres. Les livres étaient leur vie, l'intelligence passionnée leur univers. Elles étaient là depuis une éternité et lorsque j'étais étudiant elles avaient déjà atteint un âge respectable. Mais au delà de ce que nous savons être la réalité, il  est certains êtres (comme de certains lieux ou monuments) dont on imagine qu'ils ont pactisé avec l'éternité. Ainsi le temps des nourricières fut-il celui de l'université.

    Ayant quitté la ville, je suivis leur histoire de loin en loin. Un jour, elles abandonnèrent leur antre. Vint la relève. Celui qui leur succéda ne fut pas à la hauteur. Aurait-il pu en être autrement... Il ne suffit pas d'informatiser la gestion du stock pour faire de vous un libraire...

    La semaine dernière, je me suis engagé rue Hoche. Les boiseries extérieures ont viré à l'orange. La référence gidienne demeure mais juste en dessous, deux fois peints, le mot sandwichs. Ceux qui ont repris l'affaire (comme on dit) ont conservé le nom ancien qui, dans une logique épicurienne de bazar, colle si bien au pain bagnat, au jambon-fromage, au thon-oeuf-mayonnaise... Nathanaël fait dans la baguette désormais. Les gérants de cette nouvelle boutique connaissent-ils l'origine de cette inscription qui a traversé plus d'un demi-siècle ? Dans le fond, le problème n'est pas là, mais dans la suprême ironie qui voit un élan poétique, une promesse aventureuse et lyrique s'effondrer symboliquement dans l'univers de la restauration rapide. C'est à la fois une histoire intellectuelle et l'épaisseur d'un lieu que l'on réduit  à une cession commerciale. L'ironique survivance du nom, le prolongement de l'univers gidien, invisible pour la plupart des passants (ce qui fait que certains penseront que pour un magasin de bouffe, c'est bien trouvé...), se trouvent être le coup de couteau le plus cruel qui soit pour la mémoire des deux sœurs et celle de leurs affidés. Il eût été préférable qu'un vidéo-club, une boutique de lingerie ou une agence bancaire prissent la place, que tout fût effacé, pour que nous gardions, dans la disparition même de toute trace, la beauté pure de nos souvenirs. Mais, devant cette victoire mesquine du bon mot sur la métaphore spirituelle, il y a le sentiment que le mépris ambiant pour la littérature et tout ce qui est intello vient de trouver là son lieu emblématique.

    Ne soyons pas amer, néanmoins, et pensons que l'inscription eût-elle été effacée que le souvenir des deux sœurs s'en fût, peut-être, trouvé altéré, moins vif, moins précieux. Il faut prendre les aléas du monde sous cet angle : la cartographie de notre passé se nourrit aussi, en des endroits délicatement conservés, des détours les plus dérisoires...

     

    (1)J'entends : les vraies bibliothèques, celles où le silence de l'étude est de règle (et où les jeux de séduction se font du regard...), non les dérives en médiathèque et autres lieux socialisés qui voient circuler dans les salles et couloirs des gens n'ayant rien à y faire.

  • La mire

     

    La mire. Marquetterie télévisuelle qui signifiait le vide de l'antenne. C'est un souvenir fameux du temps où le petit écran ne s'était pas assigné le devoir d'une omniprésence, d'un 24 heures sur 24 censé assouvir les instincts du citoyen devenu téléphage. La mire, emblème d'une époque gaullo-pompidolienne, qui apparaîtra pour la jeunesse contemporaine comme une ère préhistorique, antédiluvienne et un exemple de la liberté contrôlée : avatar brejnevien. Cela ne serait guère étonnant tant le flux d'images est devenu de nos jours le mètre-étalon de la vie véritable, d'une prise sur le réel (et sur sa fiction. Pensons à ce qu'ont écrit Baudrillard et Virilio).

    Mais, notre enfance, et une partie de notre adolescence se nourrirent du règne de la mire. Et celle-ci était toute puissante les jours de grève ou ceux qui étaient fériés (l'étant vraiment, au contraire de l'actuelle tendance à les effacer, au nom de la liberté de travailler (1)). Tout à coup, le monde se retirait de l'écran. Nous étions comme absentés de l'univers et il ne nous restait plus que le secours des radios, les dites périphériques, entre autres : à commencer par RTL ou Europe 1.

    Les jours fériés. Laissons de côté les estivaux, 14 juillet ou 15 août. Il y avait le soleil, la fête, le plein air, le bord de mer aussi. Pensons à ceux, plus sombres, de novembre, ou de Pâques, quand celui-ci était tôt dans l'année. Les journées étaient de cieux maussades, pluvieux, frais. Il n'y avait dans les rues âme qui vive ; les devantures résolument éteintes. Et la télévision ne prenait l'antenne qu'à vingt-heures, sous les auspices magiques de Catherine Langeais ou de Jacqueline Huet. Viendraient les informations, puis le film de la soirée. Auparavant, étoile fixe d'un silence concerté : la mire.

    Ce n'est certainement pas d'elle seule que me vint le goût de la lecture, mais elle participait d'une époque qui allait bientôt mourir, époque pour laquelle le silence avait encore un sens commun, n'étant pas retranchement nécessaire devant l'agitation des images déversées sans interruption, mais composant d'une temporalité qui n'avait pas besoin de toujours solliciter l'ailleurs, comme un dérivatif à sa propre misère. La mire est bien plus, dans mon esprit, qu'une suspension plus ou moins longue de la télévision. Elle renvoie à une structuration du monde où nous étions parfois remis à nous-mêmes. L'État, non qu'il fût angélique, n'avait pas encore compris que le medium audio-visuel, en flux incessant, pouvait être une magnifique arme d'asservissement. Il pensait encore, animé qu'il était par des hommes à peine sorti du XIXe que la limitation (et la censure officielle) des ondes était primordiale, l'essence même du pouvoir. Dans leur ingénuité ils nous imposaient la mire.

    Faire avec elle supposait que nous fassions autrement et c'est ainsi que nous avons expérimenté l'ennui. Oui, l'ennui. Pas le spleen, pas l'ennemi baudelairien d'une existence creusant son angoisse métaphysique. Non : celui qui nous poussait à dire à nos parents : je ne sais pas quoi faire ! Qui les faisait répondre : Cherche ! Occupe-toi ! Ils n'avaient pas le secours des 3225 chaînes en continu, ni celle du magnétoscope, ni du DVD. Ils étaient fatigués et avaient droit, eux aussi, à souffler. Il fallait donc que nous cherchions autre chose. Et, parfois, ce n'était rien moins que cette solitude qui nous ferait grandir, ce désœuvrement muet à partir duquel glissait notre imagination et grâce à quoi nous trouvions en nous des ressources insoupçonnées. Ce désœuvrement nous rendait capable d'une défiance salvatrice face aux autres et à nous-même. Il y avait alors des après-midi de rêverie que nul coup de téléphone, nul SMS, nul MSN ne viendraient interrompre, des heures vides et pourtant pleines, ou qui nous remplissaient, au fur et à mesure que ces moments se répétaient.

    Deux chaînes, la mire, naguère (n'écrivons pas jadis, nous ne sommes pas si vieux) ; aujourd'hui, une myriade de fenêtres, chaînes à l'infini, pour nous accompagner, que l'on peut passer en revue dans ce qu'on appelle une mosaïque.

     

    (1)Liberté de travailler qui n'est pas assimilable au droit du travail : parlez-en aux modestes à qui on force la main, parlez-en aux chômeurs.

     

     

  • Souvenir d'en-France

    «Elle me poursuivait de ses railleries et de ses objurgations». Depuis longtemps cette phrase lui trottait dans la tête. Il avait la mémoire précise de sa rencontre. Dans la classe à l'angle du bâtiment principal de l'école primaire. Le livre était d'un format plutôt réduit, avec une couverture bleu marine un peu pelucheuse. Le papier n'avait pas le glacé des pages des manuels d'aujourd'hui ; quant aux illustrations il ne pensait pas qu'il y en eût. C'était un silence de lecture intérieure d'abord, puis le maître demandait tour à tour qu'on articulât un paragraphe, parfois davantage.

    Cette phrase était demeurée en lui, certainement parce que ces deux substantifs, et le second en particulier avait fait irruption dans son existence : il n'en connaissait pas le sens, il n'avait jamais entendu quelqu'un les prononcer (peut-être «railleries», mais il ne s'en souvenait ; pour «objurgations», il n'avait aucun doute). Et ces deux bijoux obscurs du vocabulaire, que le maître avait expliqués, avaient effacé le nom de l'auteur. Il vécut ainsi des années en traînant cette phrase, l'évoquant parfois avec certains dont il espérait que le goût des lettres l'éclairerait : il rendrait alors à César l'hommage qui lui était dû. Il s'agaçait parfois de ne pouvoir lui donner une identité. Peut-être, se disait-il, s'il y avait eu une photographie, s'en serait-il mieux souvenu, mais rien, dans cette page de signes, son esprit ne pouvait descendre jusqu'à l'endroit fatidique où l'éditeur révélait le détenteur de cette magnificence. «Elle me poursuivait de ses railleries et de ses objurgations».

    Elle, c'était une bonne, ou une servante. Il ne pensait que ce fût une épouse ou une sœur. Non, une servante. Cela ne l'avançait guère. La littérature bourgeoise du XIXe (il penchait pour cette époque) avait fait son miel des domestiques. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Il aurait pu faire des recherches chez les bouquinistes, partir à la chasse aux vieux manuels scolaires, mais il trouvait que le jeu n'en valait pas la chandelle. Il avait mieux à faire.

    Il ne l'oublia pas cependant parce qu'elle lui servit de très nombreuses fois, lorsque certains s'indignaient de sa dent dure devant l'indigence de la littérature de jeunesse et la pauvreté du vocabulaire des adolescents. Il reprenait sa phrase, celle dont il avait fait, en quelque sorte, un emblème. Emblème d'un enseignement d'un autre temps, d'une primaire désormais perdue et parfois même on doutait de ses références. Il ne pouvait pas aller plus loin. Il avait lu cette phrase au cours moyen deuxième année (c'était là sa seule certitude) dans un quartier quelconque, au milieu d'enfants aussi quelconques que lui-même.

    Puis, un jour qu'il était occupé à tout autre chose, elle apparut devant lui, sur un écran. «Je craignais ses remontrances, ses railleries, ses objurgations, ses larmes.» Son souvenir en avait modifié légèrement la réalité mais c'était elle. Et quand il lut enfin le nom de l'auteur, il sentit qu'il était revenu d'un long voyage, que la déformation même n'était pas le signe d'une approximation maladroite mais celui d'une volonté farouche de conserver l'essentiel de cette découverte d'enfant. Les «remontrances» et les «pleurs» avaient disparu de sa mémoire parce qu'ils étaient communs, pouvaient appartenir à d'autres mondes. Au contraire, les «railleries» et les «objurgations» étaient indissociables : il les avait figés dans l'éclat de leur improbabilité à être. Lisant le nom de l'auteur, il sourit. Non pas en enfant attendri de retrouver le passé (de cela il éprouvait une joie particulière qui ne différait pas vraiment des joyaux exhumés d'une existence lointaine), mais en adulte s'inclinant devant un auteur aujourd'hui sous-estimé, voire méprisé. Anatole France. C'était une phrase tirée du Crime de Sylveste Bonnard. Il n'a jamais eu envie de lire ce livre (car il doute fort de l'avoir jamais lu) et il continue de citer la phrase telle qu'elle a parcouru le chemin de sa mémoire. Ce n'est pas toujours l'exactitude qui fait le prix que nous attachons à certaines choses mais la puissance, parfois insondable, qu'elles sont su garder en nous.