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Miettes précieuses

On entendait le klaxon -double appel- quand il arrivait à mi-pente de la rue principale du village, une départementale. On savait que dix minutes plus tard le bruit du moteur frôlerait la maison, et dans un élan jamais démenti, les mêmes appels intempestifs nous certifieraient que nous devions nous dépêcher.

Certes, il y avait bien le dépôt de pain, là-haut, chez le bottier (oui, le bottier. Non pas celui de ces dames, celui plus prosaïque des grosses semelles et du caoutchouc, vert bouteille...). Il y avait ce pain-là, oui, mais qui n'avait pas le même goût, la même saveur. Il venait d'ailleurs. Tu ne sais plus d'où.

Lui passait une fois la semaine, le samedi, et ce ne sont pas les temps printaniers ou estivaux qui t'ont marqué, mais ceux, plus incertains, de la sortie de l'hiver, quand au mois de mars, il faisait déjà meilleur, pluvieux certes, et qu'à l'heure de son arrivée la nuit était tombée, sans avoir la dureté de celles de janvier, où l'on n'avait qu'une envie : à peine sorti, rentrer à la maison. En mars, pour peu qu'il ne plût pas, c'était un bonheur que d'aller chercher le pain, le sien : de gros pains ronds, à la croûte rude et brune, à la mie dense, que nous mettions aussitôt dans un sac de toile, pour le conserver et en manger, avec le même plaisir jusqu'au milieu de la semaine, quand nous serions revenus en ville.

Il se garait au début de la ruelle qui menait chez S. et déjà des voisins l'attendaient. Il ouvrait la porte latérale et l'éclairage intérieur, installé tu ne sais comment, faisait dans l'obscurité office d'une fenêtre magique par laquelle nous accédions à l'or de son savoir. À la beauté de cette lumière vivante et chaude s'ajoutait l'odeur magnifique des pains amassés ; à la réalité d'une modeste camionnette dans la banalité d'une campagne française oubliée de la modernité se substituait un coffre à bijoux, dont seule la mémoire affective et profonde se pare.

Tu ne venais pas chercher du pain mais bien plus. Chacun de ceux qui étaient là lui disait quelques mots. Il y avait des saluts, des exclamations, des mots patois, des verbes conjugués au passé simple, des histoires de veaux et de labours, et à toi, il ne parlait pas, ou presque. Tu étais trop jeune. Il prenait ta monnaie, plaçait le gros pain rond sur tes deux avant-bras tendus et te disait seulement de saluer tes parents.

Tu n'aimais pas être le dernier servi. Cela t'arriva une ou deux fois, pas plus. Ne pas être le dernier, surtout pas : ne pas voir son sourire s'effacer soudain derrière la porte qui se referme brutalement et la lumière n'être plus là, mais être là, toi, dans le noir, sentir l'humidité, le silence. La peur n'avait rien à voir avec ce sentiment étrange. Tu l'as compris plus tard : tu voulais que dure le bonheur, comme ces enfants de Rimbaud, ces effarés, au grand soupirail qui s'allume.

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