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Il fut un temps... - Page 2

  • La modestie

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    Derrière lui, le tableau noir, qui n'avait de noir que le nom car il était vert bouteille, avec en haut à droite, la date, ronds et déliés, et tout le reste de la surface était absolument parfaite, comme si jamais nul n'avait écrit, un tableau hors du temps, une grande étendue, plus large que haut, notre horizon, 

    sur lequel il se détachait, déjà vieux, mais nous étions si jeunes, droit, dans une blouse bleue,

    et nous avions, nous aussi, notre rectangle, noir, d'un bleuté si profond que personne ne le voyait autrement que noir, quoique bleu ardoise -l'ardoise-

    posée sur la table, avec le bout de craie à côté, et les deux mains posées sur la table.

    Chacun avait donc son pan, le sien immense, le nôtre modeste. il était le maître et nous étions les élèves,

    dans le silence de la première heure du matin, alors qu'il faisait à peine jour, et nous attendions que commencent les exercices de calcul mental, pendant lesquels, à un rythme métronomique, il lancerait des chiffres et nous inscririons les nôtres, en espérant être dans le vrai, avant de tout effacer, avec une petite éponge, et de recommencer ;

    il lancerait des chiffres et nous brandirions nos ardoises, vingt-cinq ardoises, vingt-cinq morceaux d'un tableau imaginaire, comme autant de pièces qui, un jour, traceraient leur chemin,

    et ce puzzle éphémère ne couvrait encore qu'une partie de son tableau, notre horizon,

    mais c'était un début...

     

    Photo : Philippe Gronon

  • À titre conservatoire

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    Un peu de ces choses, et de ces êtres dans les choses, qui restent figées, comme inséparables d'eux. Non pas comme les tableaux accrochés aux murs, dont on a hérité, ou les gravures, qui font genre, mais cette machine à coudre Singer avec ses arabesques dorées, sur laquelle elle a cousu vos premières robes de petite-fille ; à moins que ce ne soit le moulin à café, en bois, avec son tiroir, et le bruit : d'abord une accroche lourde pour vos mains menues, jusqu'à la fin, quand il tournait à vide. Ce serait, aussi, peut-être, dans la cave de la maison de campagne, l'escabeau : taille des arbres et récoltes des fruits, dont les serrages sont rouillés, maintenant que du jardin il ne reste plus qu'un gazon serré, lisse, muet.

     

     

    Photo : Marc Gourmelon

  • Mise en boîte

    Lorsqu'il était jeune et qu'il eut le droit de voter, il se retrouva devant l'urne, un matin. C'était un coffre de bois, opaque et un peu lourd sans doute, dans laquelle il glissa son enveloppe. C'était un ventre mystérieux et une fente ridicule qui lui rappela la bocca de la verità, à côté de Santa Maria in Cosmedin. Il attendait avec impatience les résultats, vivait avec intensité les victoires et les défaites, qu'il faisait toujours un peu sienne.

    Puis, un jour, bien plus tard, l'urne devint transparente. On pouvait dans les premiers instants des dimanche matin d'élections compter les bulletins. Tout était clair, limpide, démocratique. Mais le vote, ce qui précédait l'acte, la longue et ardue discussion sur les désirs, les attentes et la protestation, avait depuis longtemps perdu de sa valeur. On pouvait remplir l'urne, on s'était arrangé ailleurs pour en vider le contenu.

    La dernière fois qu'il alla voter, en voyant ce cube ridicule, il pensa à un aquarium. Les enveloppes en tapissaient le fond. Il était dans les onze heures. Il y aurait bien versé de l'eau et mis un poisson rouge. Les enveloppes auraient pourri et le poisson serait mort.

    Il n'a plus voté...

  • Le temps nous est conté


    rêve,imaginaire,conte,histoire

    Ce titre n'est pas mien. On le retrouvera dans un très beau portfolio de Philippe Lopparelli, à la suite d'un séjour dans les Carpates.

    Je m'en saisis. Je lorgne vers lui et son détournement en pensant à toute la volonté que nous mettons parfois à nous raconter des histoires et, aussi, à ce qu'on nous en raconte. Il n'est plus question, alors, d'avancer, d'égrener les heures, mais de demeurer, d'être dans la demeure des mots. Celle-ci est magique. Elle ne prend pas la forme du lieu où les mots jaillissent, elle le remplace. Les mots feront les murs, la charpente, le sol et les vitres. Tout sera de mots et les mots ne seront jamais les mêmes et donc l'agencement de la demeure non plus. Parfois, enfant, on s'en offusquera. Le conteur a oublié un passage, ou une anecdote, ou simplement un tout petit détail et on le coupe. On lui demande de tout remettre en ordre, sinon un cochon n'y retrouvera pas ses petits et l'histoire sonnera faux. Il faut que le mensonge de la fiction reste, à certains moments de notre vie, parfaitement exact, sans quoi on aura l'impression que la maison ne tient plus.

    Dans la demeure des mots, quand le dehors est suspendu, que nous allons à rebrousse-chemin et que le temps nous est conté, d'une époque dont nous ne nous souvenons plus, que nous n'avons jamais connue, mais que la grand-mère suscite (pour nous) et ressuscite (pour elle)... Nous sommes alors dans la même unité de temps, le même drama, le théâtre de tous les instants. Une fois, l'après-midi aura avancé de quelques degrés au sextant ; une autre fois, la nuit aura fait son apparition sans que nous ayons peur ; une autre fois encore, le marchand de sable ne tardera pas et nous emporterons dans un dernier sourire l'apaisement des heures qu'on ne peut jamais compter.


    Photo : Philippe Lopparelli.

  • En suspension

    jours fériés, silence, travail

     

    On écartait un peu plus les persiennes, déjà entrouvertes. Le fil du jour devenait un bandeau par lequel on voyait la place amnistiée de sa turbulence quotidienne. Il était presque neuf heures du matin. Les parents dormaient encore. Grasse matinée des jours fériés, quand rien n'était ouvert et qu'il fallait attendre le passant familial bravant l'heure de la sieste pour une promenade digestive. Les courants d'air n'embarquaient personne dans le centre ville. Les stores métalliques étaient tirés. Les boutiques avaient encore des allures de vieilles merceries et de jolis capharnaüms. Le ronflement d'une Simca 1000, lointaine, passant au rond-point, faisait penser à un avion.

    Il y avait un air de religion : c'était pourtant le premier mai. Les seaux de muguet s'étaient vidés avant midi. Chacun avait offert son brin. Tout était semblable au balancier de l'horloge : égal, lent, serein. Le grand frère lisait Stendhal ; la petite sœur dessinait et toi, tu classais les fiches cartonnées de tes animaux sauvages en rêvant de Tarzan, du cri de Johnny Weismuller et du visage angélique de Maureen O'Sullivan.




    Photo : Robert Doisneau

  • Grain

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    Tu ne le sentais pas, les jours de beaux temps. C'était, au fond, comme si tout avait concouru à ton bonheur. Le ciel était bleu, le soleil fringant, et le sable donc, d'une douceur qui te chatouillait la plante des pieds. Mais comme tu n'étais pas enfant à t'effrayer de la lourdeur des cieux, tu ne renonçais jamais et tu allais te baigner les jours de vent et de courroux. Tu avais des frissons en arrivant sur la plage ; tu jetais à la volée ta grande serviette (des motifs d'arabesques, bleu sur blanc) et tu te précipitais. À la sortie, tu n'avais plus que ton courage plus frissonnant encore pour reprendre tes biens. Il avait commencé de pleuvoir, à peine trois larmes (comme celles qui te venaient, du sel sur les paupières), et tu courais. Quelques gouttes, certes, mais qui alourdissait l'atmosphère, et lorsque tu atteignait la limite de la grève, tu sentais combien c'était un jour gris. Le sable avait une viscosité insoupçonnée ; ses grains même semblaient plus gros et plus rudes. Tu tremblais ; vous n'étiez que quelques téméraires. Et la plage, grise, sérieuse et déserte te paraissait immense, les bâtiments qu'il faudrait rejoindre des refuges lointaines, comme si la luminosité incertaine et l'humidité ambiante avaient agrandi les distances. Encore ne serait-ce qu'une étape, car dans ces imposantes architectures tu ne séjournais pas. Il y aurait encore la route à traverser. Tu tremblais, entre bonheur et rage : tu aurais voulu ce que tu avais fait (l'eau, les vagues, le sel, le roulement autour de ton corps, pouvoir dire en rentrant ce mensonge : elle est délicieuse), puis passer immédiatement à la quiétude de la chaise longue, du pull et d'une tranche de brioche. Mais avant, il y avait la plage, longue, fastidieuse, le sable lourd et agressif, freinant ta course. La plage étirée de toute cette mer qui ne voulait pas dire son nom, mer de coquillages broyés qui te collait aux jambes, et dont tu te souviens bien mieux désormais, dont la sensation ne s'est pas effacée, alors que les jours de beau temps, oui, bien sûr, beau temps, océan calme, rien à dire...

     

    Photo : Sabrina Biancuzzi, Entre deux

  • Matière première

    On le glissait dans un sac de toile que l'on fermait d'un élastique. Ainsi gardait-il sa tendresse et son croustillant. Mais, parfois, il vieillissait plus vite que prévu ; un quignon au fond de l'escarcelle boulangère dormait, puis un deuxième.

    Alors, un après-midi où les gamins n'avaient pas école, elle se décidait. Elle coupait le rebut en larges tranches, les trempait dans le lait, d'un geste rapide, juste une imbibation, puis dans l'œuf battu, avant de les jeter dans la poêle beurre-salée. L'idéal était une cuisson à feu très vif, avec un fond de sucre, qui caramélisait la surface, la durcissait tout en gardant la douceur molle au cœur, comme une idée imparfaite de kouign amann.

    Dans l'assiette, les palets jaunes, dorés, roussis donc par endroits, encore chauds, les attendaient. Ils les badigeonnaient de confiture, ou les saupoudraient de sucre simple, comme une neige qui n'existait que là (dehors il faisait froid. C'était un plat d'hiver).

    Il ne fallait rien perdre. Sans être pauvre, il lui restait cette humeur paysanne et rationnée, des temps d'une guerre dont elle ne parlait jamais. Le pain perdu portait mal son nom, en fait. Il évoquait le gâchis alors même que la recette douce et roborative rendait un dernier hommage à l'ingénieuse transfiguration du modeste. C'était en effet un miracle que de délecter la marmaille avec si peu. Loin d'être un raccroc dans une belle mise, une anecdote culinaire, ce pain perdu était un des bonheurs du trois-fois-rien dont la disparition est une des misères contemporaines.

    Il t'est arrivé depuis de le voir inscrit à des cartes de restaurant, parfois même dans des menus d'une certaine élégance. Tu n'imagines pas qu'il n'ait pas gagné en accommodation (à la manière du hachis parmentier de Robuchon...), car la façon des professionnels existe pour autant qu'elle singe avec prétention (atours, rubans, et masques...) les bontés maternelles de l'enfance. Une telle invitation est, paradoxe, une incitation à passer son chemin. L'appellation est belle, sans doute, mais sans saveur. Ce pain-là est perdu, d'un sens qui nous ignore. Le corps, le nôtre, n'a pas besoin de ces partages en porcelaine de fin liseré. Il peut aussi vivre, sans nostalgie excessive, de ces disparitions. Il a une mémoire suffisamment forte. Rien n'est perdu ; tout se garde, dans la matière de l'âme.

     

  • Extra-ball

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    Ce flipper ressemble à s'y méprendre à celui sur lequel nous nous échinions, pendant nos heures libres, dans le troquet, en face du lycée, qui nous servait de base de repli. Il a la simplicité décorative des choses passées en l'espace de quinze ans du rang de truc naze (pour garder la variété sémantique ambiante) au désormais has been ou vintage, selon la relation un peu foireuse que l'on entretient avec les objets de l'ère postmoderne.

    Ce flipper est indissociable des temps simplissimes du pack-man (devant lequel j'étais magnifiquement nul) et du baby-foot. L'affronter, c'était se retrouver devant trois malheureux champignons, deux séries de cibles, une cavité où la boule faisait triple, et un petit circuit vous offrant, quand on l'avait parcouru trois fois, une extra-ball. Le ventre de la bête était creux et les bruits qui en sortaient, pour agrémenter la partie, rappelaient ceux des films années 70 de science-fiction. On devinait les ressorts et les branchements électriques.

    Pendant longtemps, à l'âge adulte, je me suis réservé une fois l'an ce retour frileux et nostalgique devant le flipper. Puis le charme est tombé. Non pas du fait que les résultats étaient désastreux et les parties fort courtes, mais parce que la machine elle-même avait changé. N'était-ce pas que tes réflexes étaient amoindries, glisse une oreille moqueuse. Sans doute. Au delà, pourtant, la machine... oui, la machine... Les lumières se sont multipliées, les circuits complexifiés, les bruits amplifiés, si bien que devant elle, on se retrouve devant un défi qui porte moins sur le déroulement de la partie que sur la capacité à supporter l'agression sensorielle. Faut-il que je mette mes lunettes de soleil et des boules Quiès ? Comme, désormais, ce monde d'écrans en diffraction, je ne regarde plus le flipper mais je me noie dans un univers cosmique qui m'engloutit.

    Et si tout cet attirail ne suffisait pas, on y ajoute l'inflation chiffrée. Au vieil engin qui décrochait son bonus à 80,000 points s'est substitué la boîte supersonique qui envoie le score du moindre champignon à 50,000 et vous gagnez la partie à 1,500,000. Le flipper a suivi le mouvement : à défaut de nous donner autre chose, le monde nous abreuve de sommes astronomiques, de chiffres délirants. Sur ce point, l'objet divertissant a changé de registre : il est digne de la mythologie barthésienne, dans son évolution même. Comme de passer du tacot brinquebalant au vaisseau spatial, comme de voir disparaître la fête foraine artisanale au profit des animations cacophoniques à faire hurler les sirènes et les couillons. Rien qui me fasse rire, même sourire, et quand, non loin de chez moi, je passe devant une boutique qui fait commerce de ces vieilleries (baby-foot et flippers, en vrac), je les contemple comme des signes à peine compréhensibles pour beaucoup de jeunes gens, à l'image des objets en bois abandonnés au profit du plastique.

    Et comme tout vient parfois au fil de ce qu'on écrit, au milieu de ce billet, je me suis souvenu d'une autre image de flipper, celle de la pochette verso d'un Higelin antédiluvien, quand il œuvrait avec Bertignac, Patrick Giani et Simon Boissezon.

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    Mais si l'on commence à faire le tour du propriétaire, quant à nos souvenirs, en voyant que le disque date de 75 (sorti en janvier 76), il vaut mieux passer son chemin,  se taire, écouter un titre et se dire que, comme pour le flipper, le phrasé gainsbourien du grand et sec Jaco, les prises basse-batterie, très en avant, les effets de la pédale wahwah sont eux aussi de leur époque, d'un autre temps, presque... Pas grave...





  • Mûrir

     

    Est-il jamais allé, Ponge, comme vous, selon les bontés du temps, aux derniers jours d'août, ou début septembre, au recueil des mûres ?

    Il en a fait de beaux encriers, de ces fruits, buissons typographiques, taches où il pointe sa plume de tous les mots décomposés. C'est la beauté spectrale du cheminement sémantique et tu aimerais le savourer, mais il y aurait à te délester des heures répétées à leur faire la chasse, à ces notes inégales sur la portée des ronces dont tu faisais ta manne, dans le sac plastique, gonflant trésor d'où tu dérobais, de ci de là, quelques pépites qui te salissaient les mains. Sa gourmandise ne peut être masquée : la mûre vous dénonce de son identité d'empreinte sanguine...

    Les plus orgueilleuses se tenaient en hauteur, un peu loin du fossé, comme derrière un grillage. Les oiseaux leur feraient la fête, disais-tu.

    Chacun se faisait honneur de revenir chargé, d'être une mule.

    Il fallait les trier, voir, quand les contributions successives s'étalaient dans la bassine, s'il n'y avait pas quelque intrus, une pourriture subreptice. Tu apercevais alors des perles encore rouges, d'acidité immature. Il t'arrivait d'en manger une ou deux pendant la marche. Elles te faisaient grimacer. Puis c'était l'heure du chaudron d'émail jaune, aux deux oreilles enchiffonnées pour qu'on ne se brûlât pas. Et les fruits abandonnaient leur existence aux borborygmes de la cuisson. On pensait au quotidien d'un volcan, islandais ou indonésien, inoffensif pourtant.

    Mais ce qui, par dessus tout, te fascinait allait venir. Elle avait tapissé la grande passoire d'un linge de coton fin. Elle en avait pour le jour cinq ou six, qu'elle jetterait ensuite. Elle versait deux ou trois louches, refermait le linge comme une bourse ancienne, le serrait, le tordait. Le sang, noir ou violacé presque, selon la clarté de la pièce, pissait dans la grande jatte, fuyait doucement. Puis elle recommençait, et son honneur était là : qu'on ne trouvât jamais le moindre grain croquant sous la dent, petit gravier qui aurait dénaturé la gelée.

    Quand, ainsi, elle avait fait la provision des bonheurs d'hiver, pots datés qui ne pouvaient guère être de garde tant nous aimions ce reliquat d'acidité après le sucre qu'ils contenaient, nous pouvions repartir sur les chemins et nos cueillettes s'arrêtaient aux nécessités d'une tarte, d'un saladier de fromage blanc, d'une rigolade entre copains et, parfois, d'une délicatesse simple pour le sourire d'une fille. On ne prenait pas alors de la graine à raison, comme l'écrit Ponge : on sortait juste de l'enfance sans le savoir...


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  • Parasols...

     

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    Il y avait le parasol du jardin, qu'activaient les premiers beaux jours, puis le bel été, dans l'odeur des viandes grillées, et les lectures de tout l'après-midi, comme des écuelles de voyage.

    Il y avait les parasols des terrasses, et leur partition triangulaire, de couleurs vives, nettes. Jadis Cinzano, Ricard, Byrrh, et plus tard Perrier, Orangina, Coca-Cola. Sous lesquels se réfugiaient les apéros interminables, les discussions d'avant-match, les indécisions d'une coupe à cœur ou celle d'une garde-contre, les parlotes et les engueulades, l'œil allumé par les jambes douces des passantes.

    Il y avait les parasols des Flandres, pour conjurer l'illusion du soleil pâle, posés comme des marguerites littorales, à La Panne, agités d'un vent qui vous faisait en juin garder manteau. Parasols d'Ostende, frondaison morte.

    Il y avait surtout le parasol de la plage, celui dont votre mère vous confiait le piquet au départ du camping, à un âge où vous n'aviez plus cette passion idiote des mômes à vouloir se charger comme des mules. Mais le parasol, trop petit que vous étiez alors, c'était impossible, de peur que vous vous blessiez. Désormais, oui, vous en aviez la charge. Ce parasol de la famille vous servait de repère. Il abritait le sac fourre-tout, celui qui mélangeait les petits Lu, la bouteille d'eau, le policier écorné, les clés de la caravane et la crème solaire, qui devait vous protéger des douleurs et vous faisait puer. C'était le parasol du bord de l'eau, quand vous ne saviez pas encore nager, ou si mal, ces couleurs Argus qui vous surveillaient et que vous deviez tenir comme votre maison transitoire.

    Et, justement, il y eut un jour le monde sans lui, quand la plage fut un territoire autre, celui de la bande et que vous vous étiez émancipé du giron parasolaire, que vous ne l'aperceviez plus qu'en ennemi agaçant. Vous étiez comme les autres, ces autres auxquels vous vouliez tant ressembler (ou du moins appartenir, tant le mal est là : appartenir à autrui), grillant dans le sel et le sable, mais si heureux que vous sentiez déjà en vous cette phrase qui ne vous a jamais quitté : je n'aurai aucune nostalgie de mon enfance.

     

    Photo : Sabrina Biancuzzi, Entre deux