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nature

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    ville,nature,urbanisme

    Telle était la réalité de l'arbre sous le pont, la chronologie insensible à la rêverie que nous aurions voulu garder. Réalité intransigeante. Non celle de l'arbre vainqueur des masses betonnées, contraignant architectes, maîtres d'œuvre, hommes de l'art et simples exécutants à se plier à sa loi, à se loger à son enseigne ; mais tout autrement : d'avoir été planté après, comme un défi ou une décoration. L'arbre n'avait pas passé outre ; il s'était fondu dans le décor, avait épousé les règles en vigueur pour être cette curiosité amusante, capable de nous faire croire que la nature était reine alors qu'elle réussissait, comme la balafre, petite, au menton d'un beau visage, à nous faire ignorer le reste.

    Ainsi construit-on, en dure et en paroles, une esthétique faussaire de la résistance, dans les jardins d'agrément, les parcs fleuris où vient éclore l'urbanité des poussettes, de familles endimanchées, dans le slalom des Nike et des Rebook ; ailleurs, ce sont les squares ombragés, ou les linéaires d'arbres, sur les quais ou les avenues, arbres vils, aux rebelle écorchures (la maladie de l'air irrespirable, ou l'aveu, en cœur, que Victor aime Jessica).

    Chaque soir, l'arbre disparaît. Ne demeure plus que la froissure du vent comme signe de son existence. On l'entend. Parfois le craquement d'une vieille branche qui tombe ; ses inquiétantes cambrures au dessus de nos têtes n'amusent plus et nous leur préférons le droit et fade chaperonnage des réverbères.


    Photo : Ludovic Maillard.

  • Mûrir

     

    Est-il jamais allé, Ponge, comme vous, selon les bontés du temps, aux derniers jours d'août, ou début septembre, au recueil des mûres ?

    Il en a fait de beaux encriers, de ces fruits, buissons typographiques, taches où il pointe sa plume de tous les mots décomposés. C'est la beauté spectrale du cheminement sémantique et tu aimerais le savourer, mais il y aurait à te délester des heures répétées à leur faire la chasse, à ces notes inégales sur la portée des ronces dont tu faisais ta manne, dans le sac plastique, gonflant trésor d'où tu dérobais, de ci de là, quelques pépites qui te salissaient les mains. Sa gourmandise ne peut être masquée : la mûre vous dénonce de son identité d'empreinte sanguine...

    Les plus orgueilleuses se tenaient en hauteur, un peu loin du fossé, comme derrière un grillage. Les oiseaux leur feraient la fête, disais-tu.

    Chacun se faisait honneur de revenir chargé, d'être une mule.

    Il fallait les trier, voir, quand les contributions successives s'étalaient dans la bassine, s'il n'y avait pas quelque intrus, une pourriture subreptice. Tu apercevais alors des perles encore rouges, d'acidité immature. Il t'arrivait d'en manger une ou deux pendant la marche. Elles te faisaient grimacer. Puis c'était l'heure du chaudron d'émail jaune, aux deux oreilles enchiffonnées pour qu'on ne se brûlât pas. Et les fruits abandonnaient leur existence aux borborygmes de la cuisson. On pensait au quotidien d'un volcan, islandais ou indonésien, inoffensif pourtant.

    Mais ce qui, par dessus tout, te fascinait allait venir. Elle avait tapissé la grande passoire d'un linge de coton fin. Elle en avait pour le jour cinq ou six, qu'elle jetterait ensuite. Elle versait deux ou trois louches, refermait le linge comme une bourse ancienne, le serrait, le tordait. Le sang, noir ou violacé presque, selon la clarté de la pièce, pissait dans la grande jatte, fuyait doucement. Puis elle recommençait, et son honneur était là : qu'on ne trouvât jamais le moindre grain croquant sous la dent, petit gravier qui aurait dénaturé la gelée.

    Quand, ainsi, elle avait fait la provision des bonheurs d'hiver, pots datés qui ne pouvaient guère être de garde tant nous aimions ce reliquat d'acidité après le sucre qu'ils contenaient, nous pouvions repartir sur les chemins et nos cueillettes s'arrêtaient aux nécessités d'une tarte, d'un saladier de fromage blanc, d'une rigolade entre copains et, parfois, d'une délicatesse simple pour le sourire d'une fille. On ne prenait pas alors de la graine à raison, comme l'écrit Ponge : on sortait juste de l'enfance sans le savoir...


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