Telle était la réalité de l'arbre sous le pont, la chronologie insensible à la rêverie que nous aurions voulu garder. Réalité intransigeante. Non celle de l'arbre vainqueur des masses betonnées, contraignant architectes, maîtres d'œuvre, hommes de l'art et simples exécutants à se plier à sa loi, à se loger à son enseigne ; mais tout autrement : d'avoir été planté après, comme un défi ou une décoration. L'arbre n'avait pas passé outre ; il s'était fondu dans le décor, avait épousé les règles en vigueur pour être cette curiosité amusante, capable de nous faire croire que la nature était reine alors qu'elle réussissait, comme la balafre, petite, au menton d'un beau visage, à nous faire ignorer le reste.
Ainsi construit-on, en dure et en paroles, une esthétique faussaire de la résistance, dans les jardins d'agrément, les parcs fleuris où vient éclore l'urbanité des poussettes, de familles endimanchées, dans le slalom des Nike et des Rebook ; ailleurs, ce sont les squares ombragés, ou les linéaires d'arbres, sur les quais ou les avenues, arbres vils, aux rebelle écorchures (la maladie de l'air irrespirable, ou l'aveu, en cœur, que Victor aime Jessica).
Chaque soir, l'arbre disparaît. Ne demeure plus que la froissure du vent comme signe de son existence. On l'entend. Parfois le craquement d'une vieille branche qui tombe ; ses inquiétantes cambrures au dessus de nos têtes n'amusent plus et nous leur préférons le droit et fade chaperonnage des réverbères.
Photo : Ludovic Maillard.