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Il fut un temps... - Page 4

  • Passages

    Cela commençait par la trouée des phares dans la nuit, puis la presque nuit du début juillet. Toujours le même trajet annuel qui sembla peu à peu moins long, moins aventureux, mais l'important n'était pas là. Il en reste la fraîcheur passant par la glace à peine baissée, fissure du monde entrant dans l'habitacle contre laquelle il posait à intervalles réguliers sa main d'enfant. Cela commençait par le silence de chacun, comme une concentration matinale où l'on aurait posé les étais du bonheur à venir. Chacun dans ses songes. Peut-être même le conducteur rêvait-il.

    Puis arrivait l'attente au port, ritournelle interminable du voyage. Le soleil de huit heures baignait leur visage. Il était le messager de la fin d'après-midi, lorsqu'une fois installés, ils traverseraient la route, graviraient la dune pour admirer la plage, et la mer, vers laquelle, serviette et vêtements jetés comme des débris d'avant, ils courraient, sans même se demander si elle était chaude. Ils courraient et percutés par les vagues ils s'écrouleraient, ne verraient plus rien, pendant quelques secondes, du rivage et du ciel, avant de ressortir plus vivants que jamais, les lèvres ensalées.

    Alors l'attente pouvait durer des heures, trois ou quatre, avant que d'entrer dans la gueule du bateau, véhicules à touche-touche, sous les ordres d'un homme qui avait le teint bruni par la côte. Il y avait le ronflement des moteurs, l'escalier raide, métallique et sa rampe froide, une odeur mêlée de gasoil et de poissons (du moins s'en souvient-il ainsi et c'est très improbable car jamais ces navires n'avaient été conçus pour la pêche. L'idée qu'il se faisait d'un port, sans doute). Lorsqu'il arrivait qu'ils fussent dans les premiers, se greffait à la tension du départ l'impatience de devoir concéder à d'autres le droit de faire partie du voyage (et il est vrai que le plus grand bonheur était sans doute de monter les derniers, d'être les ultimes hôtes de cette odyssée, et de voir la structure qui servait de porte s'abaisser derrière soi, comme s'ils avaient été les derniers accueillis sur un radeau de fortune -jeu des premières années par excellence : être le dernier sauvé et feindre la frayeur).

    Mais l'étrange était aussi que ce ne fût pas un bateau de l'enfance, n'ayant rien en commun avec les goélettes de Jules Verne, les trois-mats des récits d'aventure. Il n'avait rien à voir non plus avec les vedettes qu'il avait empruntées, plus jeune encore, pour Bréhat ou Belle-Île. Jetant un œil au-dessous de lui, il voyait un parking, comme un morceau de route que l'on couperait bientôt de ses attaches (il ne connut la motilité larvée des ferries britanniques que plus tard et cela lui déplut).

    Sur le pont, aussi puissant fût le soleil, c'était le vent d'abord, un peu lourd, une extraction volatile de la mer sur laquelle les mouettes, criantes et folles, pouvaient se laisser porter. Il restait silencieux, près à entendre l'écho des hommes qui disaient que tout était bon et à sentir la petite secousse du navire qui abandonne la terre.

    Le trajet était bref. Le port écartait ses bras, deux jetées terminées par de petits phares, et il guettait le sillon ondulant et mousseux de sa propre échappée. En tournant la tête il pouvait déjà apercevoir le point d'amarrage, la butée du périple. Il n'en avait cure. Il y avait le temps de suspension de cette avancée qui le séparait du monde, cet entre-deux dans les humeurs de l'Océan, et, lui s'approchant d'elle, l'île était dans ses yeux une image mouvante, une imprécision délicieuse de roulis ou de tangage. La mer tapait amicalement contre la coque.

    L'île continuait de bouger, comme une incertitude posée sur l'eau quand la terre ferme, le continent, filait de chaque côté de l'autre horizon. Le bateau, le bac comme il fallait dire, ralentissait et c'était la même petite secousse, mais cette fois, pour toucher à autre chose, être touché par un autre monde. Il arrivait ailleurs.

    Très longtemps après cette époque il revint, seul. L'aventure tomba en lambeaux à la guérite du péage et c'était comme s'il se retrouvait à un poste-frontière, à devoir justifier de sa venue, en ce lieu qui fut sien. On y gagnait sans doute, mais quoi ? Il ne se souvenait pas que l'on payât pour prendre le bateau ; rien de cette soumission à l'ordre matériel du monde n'avait survécu et il en était heureux. Oui, maintenant, on y gagnait du temps, quitte à perdre la frissonnante parole de l'aventure. Nul ne parlerait plus de cette lenteur qui s'agrégeait au lancinant des flots, de l'odeur traversante et salée de ce paysage transitoire. À la place, ils diraient que le pont était une réussite technique, une tour de force magistral.

    Roulant sur le bitume de l'ouvrage d'art qui en avait fait, désormais, une presqu'île, il comprit que face à la mélancolie du temps révolu, dont il avait pris son parti, s'alliaient la dérisoire victoire de la vitesse, que l'époque lui imposait, contre laquelle il était impuissant, et la nécessaire, parce qu'utile, continuité territoriale dont il n'avait que faire. Que rien ne fut séparé, ne fut inaccessible : tel était leur credo. Au moment de franchir aussi aisément l'espace ancien, précieux et lent, il sentit la bascule : le présent faisait s'échouer l'île dans le seul univers du souvenir, radicalement. Il n'eut même pas le goût de se baigner. Il lui restait les mots, qu'il glissa dans sa poche, face à la mer, pour plus tard.


  • Anthologie

    Il y avait la façade grêlée de roses, rouges, aux pétales comme une pluie recueillie à l'heure attendue du printemps et de l'été, dont nous faisions des confitures, gelées plutôt, douces et légèrement translucides, sémaphores des petits-déjeuners de l'automne, venu désormais.

    C'était ainsi manger un peu de la maison de campagne, et la perpétuer, urbains repliés que nous étions, en incorporer les pierres parfois disjointes, à peine visibles sous le trémail végétal et grimpant, qui, alors nu, attendait de renaître, comme nous, enfoncés dans la goule de l'hiver.

    Un an s'était écoulé.

     

  • Retour au désert

     

     

    Le bourg avait alors quatorze exploitations, de taille modeste, entre quinze et vingt hectares. Il n'en reste plus que trois aujourd'hui, bien plus conséquente évidemment. Les plus pauvres eurent longtemps des bœufs ou des chevaux pour tirer les charettes ou mener le sillon de la charrue. Les Massey-Ferguson sont venus peu à peu.

    Tout avait une lenteur travailleuse. Ils se levaient tôt et finissaient tard, gagnaient modestement. Ils n'étaient pas encore encerclés par les contraintes de la PAC. Les champs ne s'étaient pas encore convertis au maïs. Ils se connaissaient tous et pour les moissons, les battages, le veau ou le cochon tués, ils faisaient de grandes tablées qui tiraient l'après-midi entière du dimanche. Ce n'était pas idyllique : les souffrances, les fatigues, les bisbilles, les aigreurs, les envies et les mesquineries avaient leur place. L'épisode du remembrement fut l'occasion belle de certains règlements de compte.

    Le presbytère avait encore son curé, lequel passait parmi eux sans faire le tri entre ses ouailles les plus fidèles et les mécréants. Ces derniers étaient rares, d'ailleurs. La messe dominicale, dans l'église en haut de la côte (avec son cimetière autour si bien que les noces passaient au milieu des morts avant d'aller faire bombance), était un moment de retrouvailles. Ils descendaient ensuite en cortège au café (qui était la propriété du boucher. Le dépôt de pain vendait aussi des bottes) et à l'épicerie, ayant laissé de côté les questions de la résurrection et du péché, pour des problèmes plus étroits : la prochaine foire, le prix du lait, sans parler des affaires plus privées. Temps du ragot et du repos.

    Certes on pouvait ironiser sur la rigueur de leur foi, si l'on considérait l'art du juron qu'ils avaient développé. Pour le moindre problème, ils sonnaient des bon Dieu de mille bon Dieu comme cloches à Pâques. Ce n'était pas pourtant pas du folklore mais une part d'eux-mêmes, un élément de leur décor intérieur, comme l'étaient les paroles superstitieuses.

    Bientôt, presque conjointement, le curé trop vieux ne trouva pas de remplaçant et les fils reluquèrent vers la petite ville d'à côté, pour des emplois plus propres, moins contraignants. Le presbytère fut vendu à un militaire ; les granges et les étables perdirent leur utilité. Ils virent arriver des urbains en retraite, des familles en quête de résidence secondaire. Les bruits s'estompèrent, ceux du travail ; le verbe se fit moins haut, le patois reflua. Les ravalements et les jardins proprets se multiplièrent. Les volets clos furent le lot de la semaine. Le parking devant l'église resta vide ou presque, même pour la messe devenue mensuelle. Les derniers agriculteurs furent de plus en plus soumis à des règles lointaines, catégorie socio-professionnelle (comme on dit techniquement) où les suicides sont les plus nombreux.

     

  • Le passé simple

    L'une était partie, bien des années auparavant, à la ville. Mais elle avait acheté, plus tard, une petite maison et sympathisé avec la fermière qui possédait le jardinet adjacent. Ainsi avaient-elles institué, chaque samedi après-midi, la pause du café, vers seize heures, sorte de récréation de la semaine rurale, pour la seconde, car, des deux, c'était elle la plus bavarde. Le travail agricole, les enfants, son veuvage ne laissaient pas le temps à sa carcasse sèche (il pensait à la femme de Popeye) de s'épancher. D'ailleurs, auprès de quelle oreille attentive aurait-elle pu trouver réconfort ? Ils n'avaient pas, tous qu'ils en étaient, l'art de la compassion. Il fallait que cela trace. Heureusement, elle l'avait rencontrée. D'abord, chacune de son côté du grillage, pour des propos de bon voisinage, puis des avis météorologiques et jardiniers. Bientôt ce fut le rituel du café.

    Et lui, enfant, aimait ce moment. Tout l'intriguait. Elle, la fermière, et le rendez-vous en lui-même. Elle entretenait son amie des faits les plus banals de la semaine écoulée : les chamailleries entre les six enfants, les fièvres du dernier, les moissons, les semailles, la bête qui avait vêlé, les menus potins de la commune, ce que l'autre, retournée à la ville, ne pouvait savoir. Il avait du mal à suivre parfois (mais avec le temps, il s'y fit), à cause de son accent et des mystères de son vocabulaire : elle tirait de l'èvesaille, voulait planter un cottignier, parlait de lu l'aote (lui l'autre), etc. Tout un univers qu'il retrouva plus tard en feuilletant le Dictionnaire d'ancien français de Dubois, comme si une partie de la langue s'était figée en elle, qu'elle en avait été le dépositaire ultime, puisque ses enfants, avec qui il jouait, ne parlaient pas ainsi, du moins pas toujours. dans une

    Mais la découverte prodigieuse était ailleurs. Alors qu'à l'école primaire, son instituteur lui apprenait les conjugaisons multiples du passé simple, et ses usages purement écrits, pour les fameuses rédactions sur feuille petit format grands carreaux, il découvrit qu'elle, la paysanne, transgressait, et doublement, ce qu'on lui enseignait. Il suffisait que le propos ne concernât pas la veille du fameux samedi pour qu'elle enclenchât une autre vitesse, qu'elle débouchât dans un autre monde, et ce monde avait un paradigme symbolique : le passé simple. Néanmoins c'était un passé simple unique, dont les terminaisons étaient valables pour tous les verbes. Tout y était en «i» : j'allis, je fesis, je mangis, je prendis... sans qu'il y eût la moindre exception. Il avait vite repéré les erreurs mais se gardait bien d'intervenir, puisque l'amie de la ville se pliait à cette loi intangible, ne s'en offusquait pas, et même, parfois, comme pour marquer une plus grande proximité, ou pour se souvenir de sa propre enfance, se mettait elle aussi à la narration en «i». La fermière réunissait ainsi l'anachronisme, car jamais il n'entendit à la ville la moindre personne, aussi éduquée fût-elle, user de ce temps, et la faute de langue stylisée.

    Il se dit, pendant longtemps, qu'elle parlait mal, mais que cela avait son charme. L'un n'excluait pas l'autre d'ailleurs. Cependant, il fut plus tard fort attendri en repensant à elle, à son emploi systématique et réfléchi de ce temps qui disparaissait du quotidien, en découvrant que Madame de Sévigné avait, elle aussi, moins les fautes évidemment, un usage particulier (pour nous, car alors c'était la règle) du passé simple dans son œuvre épistolaire. Comme avec la fermière de son enfance, il suffisait que l'événement soit un peu éloigné dans le temps, quarante-huit heures tout au plus, pour que le charme opérât. Et c'était assez comique de rapprocher l'une et l'autre : pourquoi pas, au fond ? Alors que nous étions tous déjà convenus d'une conversion au passé composé, ayant abandonné l'art de raconter, d'une certaine manière, une femme que la belle intelligence aurait considérée avec mépris gardait en elle, sans le savoir, une part de l'esprit classique.