On le glissait dans un sac de toile que l'on fermait d'un élastique. Ainsi gardait-il sa tendresse et son croustillant. Mais, parfois, il vieillissait plus vite que prévu ; un quignon au fond de l'escarcelle boulangère dormait, puis un deuxième.
Alors, un après-midi où les gamins n'avaient pas école, elle se décidait. Elle coupait le rebut en larges tranches, les trempait dans le lait, d'un geste rapide, juste une imbibation, puis dans l'œuf battu, avant de les jeter dans la poêle beurre-salée. L'idéal était une cuisson à feu très vif, avec un fond de sucre, qui caramélisait la surface, la durcissait tout en gardant la douceur molle au cœur, comme une idée imparfaite de kouign amann.
Dans l'assiette, les palets jaunes, dorés, roussis donc par endroits, encore chauds, les attendaient. Ils les badigeonnaient de confiture, ou les saupoudraient de sucre simple, comme une neige qui n'existait que là (dehors il faisait froid. C'était un plat d'hiver).
Il ne fallait rien perdre. Sans être pauvre, il lui restait cette humeur paysanne et rationnée, des temps d'une guerre dont elle ne parlait jamais. Le pain perdu portait mal son nom, en fait. Il évoquait le gâchis alors même que la recette douce et roborative rendait un dernier hommage à l'ingénieuse transfiguration du modeste. C'était en effet un miracle que de délecter la marmaille avec si peu. Loin d'être un raccroc dans une belle mise, une anecdote culinaire, ce pain perdu était un des bonheurs du trois-fois-rien dont la disparition est une des misères contemporaines.
Il t'est arrivé depuis de le voir inscrit à des cartes de restaurant, parfois même dans des menus d'une certaine élégance. Tu n'imagines pas qu'il n'ait pas gagné en accommodation (à la manière du hachis parmentier de Robuchon...), car la façon des professionnels existe pour autant qu'elle singe avec prétention (atours, rubans, et masques...) les bontés maternelles de l'enfance. Une telle invitation est, paradoxe, une incitation à passer son chemin. L'appellation est belle, sans doute, mais sans saveur. Ce pain-là est perdu, d'un sens qui nous ignore. Le corps, le nôtre, n'a pas besoin de ces partages en porcelaine de fin liseré. Il peut aussi vivre, sans nostalgie excessive, de ces disparitions. Il a une mémoire suffisamment forte. Rien n'est perdu ; tout se garde, dans la matière de l'âme.