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racines

  • L'obstination

    Alors qu'il était ambassadeur à Rome, Chateaubriand envisagea un temps d'être inhumé dans cette ville, et plus précisément à Saint-Onuphre, là même où Le Tasse, après avoir si longtemps vécu dans le couvent adjacent, a sa sépulture. La proximité même de ce grand écrivain seyait à l'insigne mémorialiste.

    "Si j'ai le bonheur de finir mes jours ici, je me suis arrangé pour avoir à Saint-Onuphre un réduit joignant la chambre le Tasse expira. Aux moments perdus de mon ambassade, à la fenêtre de ma cellule, je continuerai mes Mémoires. Dans un des plus beaux sites de la terre, parmi les orangers et les chênes verts, Rome entière sous mes yeux, chaque matin, en me mettant à l'ouvrage, entre le lit de mort et la tombe du poète, j'invoquerai le génie de la gloire et du malheur."

    Le Tasse, dans une représentation très romantique, synthétise à la fois la grâce de la création et le malheur de l'artiste dans un monde qui le persécute. C'est un poncif des Mémoires. Il y a donc, en partie, une raison démesurée à cet attrait pour la tombe romaine, et spécialement dans cet endroit. Cela n'exclut pas une certaine sincérité du projet (ou du moins de l'imaginaire qu'il suscite).

    Mais, on le sait, Chateaubriand n'en fit rien, quoiqu'une plaque évoque ce désir. À la même époque, en effet, il commence les discussions avec les autorités de Saint-Malo, pour obtenir le droit d'être enterré sur sa terre natale. Elles aboutiront un peu plus tard et ce que nous connaissons aujourd'hui sera prêt en 1838, dix ans avant la disparition de l'écrivain.

    Il préfère donc le Grand Bé et le repos solitaire face aux remparts de Saint-Malo, ce qui ne diminue en rien son sens du spectaculaire et d'aucuns diront son orgueil et sa vanité.

    Si l'on veut bien se débarrasser de ces considérations morales sur la prétention de François-René, prétention somme toute relative quand on considère l'ego des médiocrités qui nous gouvernent et celui des nullités qui décryptent le monde dans les médias, si l'on s'en tient, au-delà du génie et du souffle des lieux, les pentes du Gianicolo et le promontoire maritime, à la radicale opposition du symbole, on ne peut qu'être touché par le choix de l'écrivain. Face à la double ostentation du mythe, celui de la Ville éternelle, de Rome comme berceau de ce que nous sommes, celui de l'écriture, de la parentèle littéraire où se mélangent admiration et rivalité, se dressent l'attachement indélébile à l'enfance, à l'habité, et le sens serein des racines. Après tant de vicissitudes et de voyages, après tant de bouleversements et d'aventures, le Grand Bé fixe pour l'éternité le grave témoignage de la profondeur d'un homme pour lequel l'histoire propre a croisé, sans jamais être défaite par elle, l'Histoire de son temps. Saint-Malo n'est pas qu'une péripétie de la naissance, ou le siège mythifié/mystifiant d'une mise en scène de soi (comme on sait si bien le faire aujourd'hui). Qu'on relise simplement le cinq premiers livres des Mémoires d'Outre-tombe. La ville natale demeure le port d'attache, et le chant de l'âme.

    Sur ce point, Chateaubriand est un enraciné, un voyageur sans oubli du point où il est parti, et où il a vécu. Son envie de connaître le monde, d'y tracer son chemin ne le font jamais abandonner ou renier son enfance. Pour être, d'une certaine manière, un cosmopolite, il demeure à jamais malouin. Ce lien est serein et ferme. Il n'a pas cette tournure qui désormais abîme le monde, cette revendication idiote et fantasmée qu'on entend si souvent, autour des origines familiales. Car l'origine comme fin n'a de sens que si on y a des souvenirs profonds et construits. Non lorsqu'on ne connaît ce lieu que par l'acte de naissance des parents, voire des grands-parents, ou comme villégiature d'une quinzaine l'an, l'été. Généalogie réelle pour une culture de pacotille, une revendication creuse. Glorification du lieu par le biais d'un maillot de foot. Langue à moitié connue sans y afférer l'art qui devrait s'y rattacher. Et pour le pire des cas, sépulture en une terre quasi inconnue. Le monde présent veut des citoyens du monde capables de détruire et de vilipender le lieu où ils sont nés, capables de jouer aveuglément avec une terre à demi étrangère. De tout cela naît des orphelins de la pensée, vindicatifs et affaiblis. On les nourrit de fantasmes dérisoires qui mettent à vif une frustration glaçante. Tout autant qu'on nous serine avec la citoyenneté du monde, on déracine doublement les individus. Ils n'ont rien là-bas. Ils ne construisent rien ici.

    Nul doute que Chateaubriand ait aimé Rome, se soit senti romain et que la tentation ait été forte de satisfaire sa grandeur littéraire. Mais il ne devait pas au Capitole et à Saint-Pierre ce qu'il avait reçu des douceurs de l'église Saint-Vincent et des déambulations sur les remparts. La tombe si particulière du Grand Bé peut offenser l'égalitarisme contemporain et la bouse républicaine. Ce n'est pas très important au regard de ce qu'elle signifie au profond : un retour modeste à la terre plutôt que la gloire aux yeux du monde, et la paradoxale humilité de s'en remettre à ce qui l'a précédé.

  • La Raison du sol

    Pour être, il faut avoir les pieds au sol. Peut-être notre hyper-modernité, à force d'élévation, d'ascenseurs à haute vitesse, d'escalators en tout genre et de constructions aux étages incalculables, l'a-t-elle oublié... Pourtant, l'homme, c'est l'humus, par le biais de la racine indo-européenne *ghyom. Ce qui se décompose pour nourrir, ce qui est là, dans la durée, ce qui s'installe : le terreau de son histoire, au-delà de lui-même. À ce titre, la filiation n'est que la prolongation de l'assignation au monde qui nous entoure.

    La Raison du sol n'est pas l'inertie faisandée qu'en font ses détracteurs mais l'indice de ma relation à ce même sol, et par relation il faut entendre à la fois le lien et l'histoire, ce formidable scénario de cendres, de poussières et de boue qui m'assigne doucement ; le chemin inventorié mainte et mainte fois que j'emprunte et le grave répertoire des empreintes, les miennes et celles du prédécesseur. Je ne sais pas m'orienter sans ce sextant sur la mer du temps et les vicissitudes des années. Tous les exilés le savent : ce n'est pas nostalgie (maladie de la guerre s'il en est, déterminée au XVIIIe siècle) que de sentir sa foulée se dérober dans l'ornière du passage qui reste passage, mais bien plus de ne pouvoir rebattre le terreau connu.

    Même les plus cosmopolites, qui chantent à tue-tête le besoin du voyage, concèdent qu'en quelque lieu, oui, là est leur enracinement, là demeurent leur havre et leurs silences les plus profonds. Ils mentent, et deux fois : aux autres et à eux-mêmes, ces gargouilles du passeport rempli, ces haineux de la répétition (alors qu'ils sont justement dans la répétition, la plus mortelle, celle de l'épuisement prétentieux face à un monde qu'on ne peut épuiser, sinon à le méconnaître totalement). Il n'y a pas à les envier, non plus qu'à les plaindre, mais à ne pas leur ressembler.