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japon

  • Murs (XIV)

    "Plutôt que de trop attendre les gens, on ferait mieux de compter sur les choses : c'est un simple mur qui m'a tiré d'affaire. Le long de la ligne de tram 7, dans le quartier d'Azabu, et sur le trajet interminable que je faisais depuis quelques jours à pied pour chercher mon courrier. Je m'étais assis pour me reposer sur une poubelle fermée et, en relevant les yeux, je l'ai vu : un long mur de béton que les moisissures de l'été et des champignons de salpêtre festonnaient comme un rideau de théâtre. Sur toute la longueur du "décor", le trottoir providentiellement surélevé formait une sorte de scène, et tous ceux qui y passaient étaient bon gré mal gré transformés en "caractères", amplifiés comme un écho, projetés dans le comique ou dans l'imaginaire. Je me suis dit : c'est la fatigue. J'ai fermé les yeux un moment. Quand je les ai rouverts, ça continuait à défiler, comme les personnages toujours plus nombreux d'une histoire racontée dans une langue étrangère. Je suis allé regarder de plus près : la surface était d'une belle matière veloutée, celle d'un vieux pot sorti du four. Entre les trous du coffrage et quelques graffiti indécis, une main enfantine mais résolue avait écrit haka (imbécile). Je l'ai pris pour moi : j'avais dû passer cent fois là-devant sans rien voir. Masi c'est qu'alors j'en avais moins besoin. Juste en face, entre la voie du tram et la rue, un dépôt de détritus, de cageots, de caisses, fournissaient un observatoire commode pour voir sans être vu. Je suis remonté dare-dare vers ma chambre : quatre kilomètres. Suis allé vendre mes derniers livres à Shinjuku pour m'acheter du film. J'ai trouvé tout un lot, bradé à moitié prix, "tombé dans l'eau de mer", dit le marchant. On verra bien."

        Nicolas Bouvier, "Le pied du mur", Du coin de l'oeil. Ecrits sur la photographie, Editions Héros-Limite, 2019

  • Dis, raconte-moi une histoire

    Les journaux télévisés sont des pertes de temps. Mais il faut, de loin en loin, savoir perdre son temps, pour être convaincu d'avoir fait le choix le plus juste. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire de s'y attarder pour constater que le vide qui structure ces émissions  (images insignifiantes, ou sur-signifiées, hiérarchisation grotesque de l'information, compromissions commerciales en fin d'édition...) est abyssal et on a déjà vu cela cent fois. Pourtant, on trouve des perles, un petit changement, une inflexion supplémentaire dans le sordide. Ainsi, sur France 2, en conclusion d'un reportage sur le tsunami (une séquence où une journaliste très professionnelle double les images d'un commentaire inutile : "il y a un bateau qui dérive en pleine ville", comme si elle s'adressait à des aveugles.) ai-je découvert que je n'avais pas regardé un reportage justement mais un récit. Oui, un récit. On venait de me raconter une histoire ; on m'avait vaguement (si j'ose cet humour noir) scénarisé la misère très réelle de Japonais désemparés. C'est à ces petites audaces que l'on mesure l'effondrement d'une déontologie, que  cette profession signale subrepticement qu'elle a renoncé à penser, à analyser. Peut-être n'est-ce qu'un mot pris pour un autre, une approximation sémantique à laquelle je donne une importance excessive. Considérons les choses autrement. Le journal raconte des histoires, et pas seulement celles des bons ruraux de la France rêvée par Jean-Pierre Pernaut. Il faut que tout soit récit, ce qui dispense de toute réflexion. Le fait divers est suffisamment modelable pour se plier à un formatage où se mélangent action, émotion et suspense. Comme au cinéma. Et le téléspectateur, enfant prolongé" qui se croit adulte, regarde les images, la conscience sur le mode veille. Le tsunami n'est pas plus vrai que le film-catastrophe qui sera diffusé après le 20 heures, mais un avatar du divertissement mécanique grâce à quoi on apaise les tensions. Un récit. Du copié-collé, des ressorts grosses ficelles, une bande-son minable. Cela se regarde, dira-t-on. Oui, cela se regarde, et, en conséquence, cela s'oublie aussi vite. Les Japonais sont des figurants. Ils sont morts, désemparés, apeurés. Peu importe. L'essentiel est qu'ils aient vraiment bien joué leur rôle.

  • Compatir ou s'interroger

    Centrale de Fukushima vue du ciel

    Devant un événement spectaculaire, il semblerait que nous adoptions des postures qui renvoient moins à l'événement lui-même qu'à un certain rapport trouble, et parfois pervers, il faut le dire, déterminé par l'effet de miroir que nous lui attribuons.

    J'avais eu l'occasion de faire un parallèle entre la symbolique du 11 septembre et celui du désastre haïtien, et la disproportion objective dans la manière de rendre compte de ces faits divers. Il y avait, en effet, une différence sensible qui tenait à l'implication de l'opinion française devant la mort d'autrui. Or, si l'on considère ce qui se déroule actuellement au Japon, il est possible de mieux définir la teneur de cette différence, puisqu'on peut dire que la catastrophe est une sorte de deux-en-un très remarquable.

    Il y a d'abord un tremblement de terre, un séisme d'une magnitude terrible, et le tsunami qui le complète. Sur ce point, il faut déjà souligner que la gravité des effets est relative. Ce constat ne relève pas d'un cynisme exacerbé mais renvoie à une donnée objective. Entre 20 et 30 000 morts... Quand on combine la densité de population de la région à la violence des éléments déchaînés, il faut reconnaître que cette estimation reste modérée. Elle n'a en tout cas rien à voir avec les 200 000 morts haïtiens. Le propos n'est pas de rabattre le malheur humain sur une simple évaluation chiffrée : il s'agit simplement de mettre en perspective une réalité qu'un certain développement économique traduit violemment, mais à dans une ampleur différente, quand les hommes se trouvent confronter à des situations naturelles qu'ils subissent. Et cette réalité est celle d'une inégalité qui ne relève pas d'une fatalité intangible mais qui procède d'une fracture bien plus cruelle que toutes les failles terrestres : l'écart entre les riches et les pauvres, entre les mieux nourris, les plus protégés, les individus des pays qui mènent le monde selon les normes de leur confort personnel, et les autres, ces autres pour lesquels on s'incline avec le plus de gravité possible quand on ne peut pas faire autrement. Il y a ainsi des catastrophes compassionnelles, celles qui déclenchent les élans de générosité sans lendemain, les larmes de crocodile et les pétitions pour un plus-jamais-ça dont on sait qu'elles seront lettres mortes. Ces catastrophes-là sont celles qui passent le moins bien la rampe du temps. Elles restent des faits divers quelle que soit l'amplitude des malheurs qu'elles engendrent. Elles touchent des consciences  désormais sensibilisées au spectaculaire des images, tellement sensibilisées qu'il suffit qu'un autre fait divers arrive pour que le premier s'efface doucement, simplement. Cette seconde disparition (comme une deuxième mort des victimes  qu'on aura souvent mis en scène, à coup de scoops télévisuels redondants) est d'autant plus acceptable pour nous que ces malheurs-là arrivent dans des sociétés qui ne sont pas les nôtres, dont le développement est si loin de notre logique de bien-être qu'on identifie immédiatement ce qui nous en sépare, et cela est effectivement bien confortable. On ne dira jamais assez combien un séisme en Haïti, des inondations au Bangladesh nous préservent de toute réflexion (à moins de jouer les philosophes s'interrogeant sur la misère ontologique de l'homme) et nous laissent libres des épanchements les plus faciles.

    C'est d'ailleurs ce qu'illustre la situation japonaise, paradoxalement. Les morts du tsunami ont instantanément (ou presque) été relégués au second plan. Ils ne demeurent que comme des victimes collatérales d'une catastrophe plus lourde, qui n'a pourtant pas encore fait de victimes (ou si peu), et sur laquelle tout le monde : les médias, les gouvernements, l'opinion publique, se focalisent. Cette histoire autour de la centrale de Fukushima est en effet d'un autre ordre. Elle est, comme le fut le 11 septembre, ou avant, Tchernobyl, la cristallisation d'une angoisse plus profonde : celle d'un doute autour de ce que cache, comme un cancer larvé et dont nous serions de possibles victimes, de réelles victimes, notre mode de développement. Il y a alors une projection de notre monde sur les malheurs japonais, qui ne comptent pas tant, comme partage d'une même souffrance que comme préfiguration d'une éventualité bien réelle. et dont nous serions alors les victimes. Et l'intérêt que nous y portons tout à coup renvoie à des préoccupations exclusives où priment les questions touchant à notre propre sécurité. C'est une catastrophe narcissique. Le désir que nous avons de voir les Japonais s'en sortir n'est pas le fruit d'un sentiment confraternel mais procède d'un besoin assez peu avouable de voir émerger une solution dont nous pourrons ultérieurement nous servir. Parce qu'il faut être clair : que Fukushima soit pour des siècles irradié et que sa population dépérisse d'avoir été contaminée, cela ne peut nous concerner directement quand on habite la France. Le nuage et les résidus nocifs n'arriveront jamais jusqu'à la Tour Eiffel. Ce n'est donc pas le danger réel, actuel, qui donne à cet événement le droit à une telle couverture médiatique mais sa qualité de laboratoire empirique pour les risques à venir, les risques qui n'existent que dans les sociétés, les nôtres, qui ont choisi un développement incontrôlé et destructeur. De ces catastrophes-là, nous faisons grand cas, et je doute fort que ce soit au nom d'un amour universel de l'humanité.

    La singularité que beaucoup ont attribuée au 11 septembre n'avait pas d'autre fondement. Au-delà du caractère spectaculaire des attentats, c'était la destabilisation de l'empire qui faisait frissonner. Le danger de Fukushima est du même ordre. Dans les deux cas, il y a une possible remise en cause du système dans lequel nous croyons évoluer en toute légitimité. Et tel est bien, effectivement, le noyau le plus profond de l'inquiétude française ou occidentale : que nous ne puissions pas continuer le désastre quotidien qui nous assure notre bien-être.