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haïti

  • New York/Port-au-Prince (sans escale)

    Ce qui suit est un texte publié il y a plus de sept ans, au début d'Off-shore. Il n'est donc plus d'actualité, au sens où on l'entend traditionnellement. Il n'appartient pas à cette immédiateté réductrice fabriquée pour entretenir l'oubli. Il n'a pourtant pas perdu de sa réalité, parce que celle-ci n'est pas l'actualité. Elle s'en distingue ; il semblerait même qu'elle en soit la négation ou, pour plus d'exactitude, la face cachée. Port-au-Prince n'est pas seulement à mille lieues de New York. Cette ville est une métaphore de l'oubli nécessaire pour que la catastrophe qu'incarne New York puisse continuer d'exister et pire encore : que cette catastrophe puisse être vécue comme la seule possible, et que dans cette catastrophe, ce qui porte atteinte à cette ville soit assimilé au plus grand des malheurs. C'est à ce titre que le 11 septembre devient, dans la dialectique du maître et de l'esclave, une gloire dont le maître se sert pour avilir encore un peu plus l'esclave. Il ne s'agit pas de minimiser la violence, d'annuler les morts, mais de rappeler qu'à la disparition de l'être les sociétés sont tentées d'accorder un capital symbolique dont elles sont le garant. La mort, aussi, a son maître-étalon, à ceci près qu'il n'est pas universel...

     

     

    File:Ground Zero October 2006.jpg

    New York

    Ils ont appelé cela Ground Zero. Ground Zero. Ce qu'il serait bien difficile à traduire, d'autant plus que désormais il sonne comme une unité. Les deux éléments se sont fondus l'un dans l'autre. Certes, Ground Zero est un lieu, un certain point dans l'espace. Il est Un.

    Il est rare de voir naître un lieu négatif. Peut-être même est-ce là un événement singulier. Une localisation et une onomastique comme produit d'une disparition, quand ce qui fut double (les Twin Towers) a été réduit au néant. Ground Zero porte donc la marque de la verticalité annulée, d'une soumission des désirs d'élévation (élévation qui n'a rien à voir avec la spiritualité, bien sûr). Une sorte de Némésis. On peut même y voir la mise en échec d'un babélisme prétentieux, puisque, comme le souligne Jean-Paul Dollé dans Métropolitique, l'attaque contre New York se comprend aussi comme le refus de ce qui serait le plus universel de l'Amérique. New York plutôt que le fond américain, Wyoming ou Montana. Ou le Sud.

    Mais, dans Ground Zero, on entend également Time Zero. Sorte de méridien de Greenwich d'une nouvelle ère avec laquelle les États-Unis veulent réaffirmer que rien, ni les terroristes, ni la dette publique, ni la Chine, ne pourra les atteindre durablement. Ground Zero, c'est le déplacement de la gravité du monde en fonction de l'acte marquant le XIXe siècle, ou que l'on définit comme tel. L'attaque du Sanctuaire (puisque c'est ainsi que les États-Unis, à l'instar de l'Arabie Saoudite assimilée à une mosquée, se voient) posée comme borne unique, à jamais unique, et aune de toutes les souffrances. 2993 morts (terroristes inclus). Décompte exact, et des héros à la pelle. Ground Zero : tombe géante d'une Amérique qui croit encore et toujours à ses étoiles. Cinquante, pas moins. Tombe sur le sol de la patrie, quand le cercueil symbolique est sans doute ailleurs. En Irak, en Afghanistan. Qui sait ?

    Mais le monde continue de tourner, de vivre et de mourir hors de ce temps recomposé, de cette grandiloquence aveugle.

    Port-au-Prince. Ground Zero sur des kilomètres carrés. 100 000, 110 000, 120 000 morts ? Ici, pas de dénombrement, pas de héros. Où l'on invoque la fatalité, la nature, le destin. Et l'incurie gouvernementale. Sans se poser la question de ce qui, irrémédiablement, les y a amenés, les Haïtiens. Où l'on comble le désastre par l'arme compassionnelle des concerts de bienfaisance, des déclarations de bonne volonté, et des dons sans discernement.

    New York : la main sur le cœur avant le prochain combat, car, là, le combat est la nécessité du devenir.

    Port-au-Prince : la main sur la bouche, pour ne pas crier, ne pas sentir les cadavres. Et savoir que tout sera fait pour que l'horreur puisse se répéter.

     

    File:Earthquake damage in Port-au-Prince 2010-01-15.jpg

    Port-au-Prince

     

     

  • Compatir ou s'interroger

    Centrale de Fukushima vue du ciel

    Devant un événement spectaculaire, il semblerait que nous adoptions des postures qui renvoient moins à l'événement lui-même qu'à un certain rapport trouble, et parfois pervers, il faut le dire, déterminé par l'effet de miroir que nous lui attribuons.

    J'avais eu l'occasion de faire un parallèle entre la symbolique du 11 septembre et celui du désastre haïtien, et la disproportion objective dans la manière de rendre compte de ces faits divers. Il y avait, en effet, une différence sensible qui tenait à l'implication de l'opinion française devant la mort d'autrui. Or, si l'on considère ce qui se déroule actuellement au Japon, il est possible de mieux définir la teneur de cette différence, puisqu'on peut dire que la catastrophe est une sorte de deux-en-un très remarquable.

    Il y a d'abord un tremblement de terre, un séisme d'une magnitude terrible, et le tsunami qui le complète. Sur ce point, il faut déjà souligner que la gravité des effets est relative. Ce constat ne relève pas d'un cynisme exacerbé mais renvoie à une donnée objective. Entre 20 et 30 000 morts... Quand on combine la densité de population de la région à la violence des éléments déchaînés, il faut reconnaître que cette estimation reste modérée. Elle n'a en tout cas rien à voir avec les 200 000 morts haïtiens. Le propos n'est pas de rabattre le malheur humain sur une simple évaluation chiffrée : il s'agit simplement de mettre en perspective une réalité qu'un certain développement économique traduit violemment, mais à dans une ampleur différente, quand les hommes se trouvent confronter à des situations naturelles qu'ils subissent. Et cette réalité est celle d'une inégalité qui ne relève pas d'une fatalité intangible mais qui procède d'une fracture bien plus cruelle que toutes les failles terrestres : l'écart entre les riches et les pauvres, entre les mieux nourris, les plus protégés, les individus des pays qui mènent le monde selon les normes de leur confort personnel, et les autres, ces autres pour lesquels on s'incline avec le plus de gravité possible quand on ne peut pas faire autrement. Il y a ainsi des catastrophes compassionnelles, celles qui déclenchent les élans de générosité sans lendemain, les larmes de crocodile et les pétitions pour un plus-jamais-ça dont on sait qu'elles seront lettres mortes. Ces catastrophes-là sont celles qui passent le moins bien la rampe du temps. Elles restent des faits divers quelle que soit l'amplitude des malheurs qu'elles engendrent. Elles touchent des consciences  désormais sensibilisées au spectaculaire des images, tellement sensibilisées qu'il suffit qu'un autre fait divers arrive pour que le premier s'efface doucement, simplement. Cette seconde disparition (comme une deuxième mort des victimes  qu'on aura souvent mis en scène, à coup de scoops télévisuels redondants) est d'autant plus acceptable pour nous que ces malheurs-là arrivent dans des sociétés qui ne sont pas les nôtres, dont le développement est si loin de notre logique de bien-être qu'on identifie immédiatement ce qui nous en sépare, et cela est effectivement bien confortable. On ne dira jamais assez combien un séisme en Haïti, des inondations au Bangladesh nous préservent de toute réflexion (à moins de jouer les philosophes s'interrogeant sur la misère ontologique de l'homme) et nous laissent libres des épanchements les plus faciles.

    C'est d'ailleurs ce qu'illustre la situation japonaise, paradoxalement. Les morts du tsunami ont instantanément (ou presque) été relégués au second plan. Ils ne demeurent que comme des victimes collatérales d'une catastrophe plus lourde, qui n'a pourtant pas encore fait de victimes (ou si peu), et sur laquelle tout le monde : les médias, les gouvernements, l'opinion publique, se focalisent. Cette histoire autour de la centrale de Fukushima est en effet d'un autre ordre. Elle est, comme le fut le 11 septembre, ou avant, Tchernobyl, la cristallisation d'une angoisse plus profonde : celle d'un doute autour de ce que cache, comme un cancer larvé et dont nous serions de possibles victimes, de réelles victimes, notre mode de développement. Il y a alors une projection de notre monde sur les malheurs japonais, qui ne comptent pas tant, comme partage d'une même souffrance que comme préfiguration d'une éventualité bien réelle. et dont nous serions alors les victimes. Et l'intérêt que nous y portons tout à coup renvoie à des préoccupations exclusives où priment les questions touchant à notre propre sécurité. C'est une catastrophe narcissique. Le désir que nous avons de voir les Japonais s'en sortir n'est pas le fruit d'un sentiment confraternel mais procède d'un besoin assez peu avouable de voir émerger une solution dont nous pourrons ultérieurement nous servir. Parce qu'il faut être clair : que Fukushima soit pour des siècles irradié et que sa population dépérisse d'avoir été contaminée, cela ne peut nous concerner directement quand on habite la France. Le nuage et les résidus nocifs n'arriveront jamais jusqu'à la Tour Eiffel. Ce n'est donc pas le danger réel, actuel, qui donne à cet événement le droit à une telle couverture médiatique mais sa qualité de laboratoire empirique pour les risques à venir, les risques qui n'existent que dans les sociétés, les nôtres, qui ont choisi un développement incontrôlé et destructeur. De ces catastrophes-là, nous faisons grand cas, et je doute fort que ce soit au nom d'un amour universel de l'humanité.

    La singularité que beaucoup ont attribuée au 11 septembre n'avait pas d'autre fondement. Au-delà du caractère spectaculaire des attentats, c'était la destabilisation de l'empire qui faisait frissonner. Le danger de Fukushima est du même ordre. Dans les deux cas, il y a une possible remise en cause du système dans lequel nous croyons évoluer en toute légitimité. Et tel est bien, effectivement, le noyau le plus profond de l'inquiétude française ou occidentale : que nous ne puissions pas continuer le désastre quotidien qui nous assure notre bien-être.