Ce qui suit est un texte publié il y a plus de sept ans, au début d'Off-shore. Il n'est donc plus d'actualité, au sens où on l'entend traditionnellement. Il n'appartient pas à cette immédiateté réductrice fabriquée pour entretenir l'oubli. Il n'a pourtant pas perdu de sa réalité, parce que celle-ci n'est pas l'actualité. Elle s'en distingue ; il semblerait même qu'elle en soit la négation ou, pour plus d'exactitude, la face cachée. Port-au-Prince n'est pas seulement à mille lieues de New York. Cette ville est une métaphore de l'oubli nécessaire pour que la catastrophe qu'incarne New York puisse continuer d'exister et pire encore : que cette catastrophe puisse être vécue comme la seule possible, et que dans cette catastrophe, ce qui porte atteinte à cette ville soit assimilé au plus grand des malheurs. C'est à ce titre que le 11 septembre devient, dans la dialectique du maître et de l'esclave, une gloire dont le maître se sert pour avilir encore un peu plus l'esclave. Il ne s'agit pas de minimiser la violence, d'annuler les morts, mais de rappeler qu'à la disparition de l'être les sociétés sont tentées d'accorder un capital symbolique dont elles sont le garant. La mort, aussi, a son maître-étalon, à ceci près qu'il n'est pas universel...
New York
Ils ont appelé cela Ground Zero. Ground Zero. Ce qu'il serait bien difficile à traduire, d'autant plus que désormais il sonne comme une unité. Les deux éléments se sont fondus l'un dans l'autre. Certes, Ground Zero est un lieu, un certain point dans l'espace. Il est Un.
Il est rare de voir naître un lieu négatif. Peut-être même est-ce là un événement singulier. Une localisation et une onomastique comme produit d'une disparition, quand ce qui fut double (les Twin Towers) a été réduit au néant. Ground Zero porte donc la marque de la verticalité annulée, d'une soumission des désirs d'élévation (élévation qui n'a rien à voir avec la spiritualité, bien sûr). Une sorte de Némésis. On peut même y voir la mise en échec d'un babélisme prétentieux, puisque, comme le souligne Jean-Paul Dollé dans Métropolitique, l'attaque contre New York se comprend aussi comme le refus de ce qui serait le plus universel de l'Amérique. New York plutôt que le fond américain, Wyoming ou Montana. Ou le Sud.
Mais, dans Ground Zero, on entend également Time Zero. Sorte de méridien de Greenwich d'une nouvelle ère avec laquelle les États-Unis veulent réaffirmer que rien, ni les terroristes, ni la dette publique, ni la Chine, ne pourra les atteindre durablement. Ground Zero, c'est le déplacement de la gravité du monde en fonction de l'acte marquant le XIXe siècle, ou que l'on définit comme tel. L'attaque du Sanctuaire (puisque c'est ainsi que les États-Unis, à l'instar de l'Arabie Saoudite assimilée à une mosquée, se voient) posée comme borne unique, à jamais unique, et aune de toutes les souffrances. 2993 morts (terroristes inclus). Décompte exact, et des héros à la pelle. Ground Zero : tombe géante d'une Amérique qui croit encore et toujours à ses étoiles. Cinquante, pas moins. Tombe sur le sol de la patrie, quand le cercueil symbolique est sans doute ailleurs. En Irak, en Afghanistan. Qui sait ?
Mais le monde continue de tourner, de vivre et de mourir hors de ce temps recomposé, de cette grandiloquence aveugle.
Port-au-Prince. Ground Zero sur des kilomètres carrés. 100 000, 110 000, 120 000 morts ? Ici, pas de dénombrement, pas de héros. Où l'on invoque la fatalité, la nature, le destin. Et l'incurie gouvernementale. Sans se poser la question de ce qui, irrémédiablement, les y a amenés, les Haïtiens. Où l'on comble le désastre par l'arme compassionnelle des concerts de bienfaisance, des déclarations de bonne volonté, et des dons sans discernement.
New York : la main sur le cœur avant le prochain combat, car, là, le combat est la nécessité du devenir.
Port-au-Prince : la main sur la bouche, pour ne pas crier, ne pas sentir les cadavres. Et savoir que tout sera fait pour que l'horreur puisse se répéter.
Port-au-Prince