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déontologie

  • Poubelle de la morale

    Comme aimait le rappeler l'anar Ferré, le problème avec la morale, c'est que c'est toujours la morale des autres. Mais il faut croire qu'une certaine gauche s'est fait la spécialiste de la morale à géométrie variable, fustigeant à qui mieux mieux et s'exemptant, en même temps, justement parce qu'elle se croit l'incarnation de la morale, de tout compte à rendre. Et cela avec une hypocrisie audacieuse et gonflée comme le crapaud de la fable. Dernier petit exemple.

    Le 13 de ce mois, le rédacteur en chef de Libération, le sieur Fabrice Rousselot se fend d'un papier, après l'interview de Marion Le Pen sur TF1 :

    « Un entretien avec Marine Le Pen n’est jamais anodin. À Libération, nous avons toujours refusé d’interviewer Le Pen père et Le Pen fille. C’est une position qui peut se discuter mais qui a au moins l’avantage d’être claire. »

    Ne discutons pas ici le côté Ponce Pilate et vaguement lâche de la posture. Il ne s'agit pas de savoir s'il faut bavarder avec la présidente du FN, mais de s'interroger sur l'utilité de la dialectique pour la combattre. Libération choisit la fuite, c'est son droit. Au nom, sans doute, d'une morale sans tâche, ou plutôt : d'une pureté de l'abstention (pourquoi pas le retrait dans un couvent, aussi...).

    La drôlerie est évidemment d'ajouter que ce même journal n'a jamais refusé de discuter avec le sinistre islamiste Tariq Ramadan (Libération du 27 avril 2013) et qu'elle ouvre ce jour ses colonnes aux élucubrations de Jean-Gabriel Cohn-Bendit, lequel se porta un temps garant intellectuel (misère...) de Robert Faurisson, chante des révisionnistes hexagonaux.

    Dont acte.

  • Dis, raconte-moi une histoire

    Les journaux télévisés sont des pertes de temps. Mais il faut, de loin en loin, savoir perdre son temps, pour être convaincu d'avoir fait le choix le plus juste. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire de s'y attarder pour constater que le vide qui structure ces émissions  (images insignifiantes, ou sur-signifiées, hiérarchisation grotesque de l'information, compromissions commerciales en fin d'édition...) est abyssal et on a déjà vu cela cent fois. Pourtant, on trouve des perles, un petit changement, une inflexion supplémentaire dans le sordide. Ainsi, sur France 2, en conclusion d'un reportage sur le tsunami (une séquence où une journaliste très professionnelle double les images d'un commentaire inutile : "il y a un bateau qui dérive en pleine ville", comme si elle s'adressait à des aveugles.) ai-je découvert que je n'avais pas regardé un reportage justement mais un récit. Oui, un récit. On venait de me raconter une histoire ; on m'avait vaguement (si j'ose cet humour noir) scénarisé la misère très réelle de Japonais désemparés. C'est à ces petites audaces que l'on mesure l'effondrement d'une déontologie, que  cette profession signale subrepticement qu'elle a renoncé à penser, à analyser. Peut-être n'est-ce qu'un mot pris pour un autre, une approximation sémantique à laquelle je donne une importance excessive. Considérons les choses autrement. Le journal raconte des histoires, et pas seulement celles des bons ruraux de la France rêvée par Jean-Pierre Pernaut. Il faut que tout soit récit, ce qui dispense de toute réflexion. Le fait divers est suffisamment modelable pour se plier à un formatage où se mélangent action, émotion et suspense. Comme au cinéma. Et le téléspectateur, enfant prolongé" qui se croit adulte, regarde les images, la conscience sur le mode veille. Le tsunami n'est pas plus vrai que le film-catastrophe qui sera diffusé après le 20 heures, mais un avatar du divertissement mécanique grâce à quoi on apaise les tensions. Un récit. Du copié-collé, des ressorts grosses ficelles, une bande-son minable. Cela se regarde, dira-t-on. Oui, cela se regarde, et, en conséquence, cela s'oublie aussi vite. Les Japonais sont des figurants. Ils sont morts, désemparés, apeurés. Peu importe. L'essentiel est qu'ils aient vraiment bien joué leur rôle.

  • Un(e) grand(e) professionnel(le) (groupe nominal)

    Voilà bien une expression propre au monde médiatique. Nous, qui vivons dans le commun, connaissons des gens qui travaillent bien, qui font bien leur boulot, des pros, mais jamais il ne nous viendrait à l'idée d'appeler notre boucher (fût-il M.O.F.), notre boulanger, notre plombier ou notre médecin ainsi.

    Cette dénomination, on l'entend particulièrement pour encenser les journalistes, et cela depuis une vingtaine d'années. C'est-à-dire à partir du moment où, au-delà des figures inféodées au pouvoir (sous de Gaulle ou Giscard) est apparu ce curieux mariage des médias avec le politique. Et quand je parle de mariage, il faut prendre ce mot stricto sensu. Je me souviens d'une interview stupéfiante de François Mitterrand répondant aux questions d'Anne Sinclair (compagne de Dominique Strauss-Khan) et de Christine Ockrent (compagne de Bernard Kouchner). Certains s'en étaient offusqués et l'on avait alors entendu la justification suprême : ce sont de grandes professionnelles. Depuis, nous en avons eu d'autres : Béatrice Schoenberg (avec Borloo), Marie Drucker (avec Baroin), Audrey Pulvar (avec Montebourg). Il ne s'agit pas de mettre en doute les capacités de ce beau monde mais de sourire devant la faille de l'expression même.

    Proust (encore et toujours) nous a appris que pour mentir juste il ne faut jamais chercher à parer toutes les éventualités (C'est dans Un Amour de Swann : Odette fait cette erreur et son amant s'en rend compte). Dans le cas qui nous occupe, on retiendra la bizarrerie de l'adjectif. Pourquoi grand(e) ? Le professionnalisme a-t-il des degrés ? Si l'on veut valoriser, sans arrière-pensée, la sobriété, paradoxalement, s'impose. L'adjectivation est un surplus, une volonté de preuve, un aveu : la présence acharnée de celui qui parle, comme l'adverbe dont parle U. Eco, et qui veut se convaincre lui-même de son affirmation. Elle est le «je te jure» des enfants pris en faute : je te jure, c'est vrai de vrai. L'adjectif est, sinon l'inconscient de la collusion, du moins la reconnaissance d'une légitime suspicion.

    Or, en la matière, les journalistes, plus que les politiques, bénéficient d'une mansuétude dont ils sont les premiers pourvoyeurs lorsqu'il s'agit d'eux-mêmes. Mutadis mutandis, peu d'élus auraient joui d'une telle impunité qu'en ont été gratifiés Poivre d'Arvor bidonnant une interview de Castro, ou David Pujadas anticipant à tort la décision d'Alain Juppé alors sur la chaîne concurrente. Ces petits écarts ne les empêchent d'être dans le métier reconnus comme de grands professionnels.

    En fait, nous touchons là, dans le domaine de l'information, à l'hypocrisie de ce qu'il est commun d'appeler la déontologie. Se retrancher derrière le grand professionnalisme de tel(le) ou tel(le) est une manière d'éluder le trouble né de la confusion des sphères de pouvoir. Plus encore, c'est déporter sur le plan de l'éthique individuelle ce qui relève d'abord de la morale collective. Sainclair ou Ockrent sont anecdotiques. En revanche, le problème que leur situation met en lumière est l'écart grandissant qui existe entre les élites, auxquelles on prête une justesse d'appréciation, une rigueur dans le travail, une honnêteté intellectuelle sans failles, et le quidam qui a tout à prouver. Cette manière de faire est une forme assez remarquable d'outrecuidance, le signe d'un mépris pour le peuple qui, par essence, est bête et devant lequel on ne prend même plus le soin de cacher ses éventuelles turpitudes. S'en remettre à la seule intelligence d'un grand professionnel n'est pas le gage d'une indépendance structurelle des médias.

    Cette catastrophique évolution est remarquable dans notre pays parce que les gens ont à ce point personnifié l'information que l'intercesseur du monde qu'est devenu le présentateur du journal a fini par gagner une sorte d'immunité diplomatique. Dès lors, on lui pardonne tout, et cette reconnaissance du grand professionnalisme de Sainclair, Pujadas, ou Poivre d'Arvor, elle est aussi défendue par ceux que l'on piège. Sans quoi il ne serait guère concevable qu'un pays se régalât d'avoir au 20 heures chaque soir le même homme pendant vingt-cinq ans.