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Zapf à Florence

 

Le 3 octobre 1950, Hermann Zapf, grand typographe devant l'Éternel, est à Florence. Et plus précisément, il débouche sur la place Santa Croce, où se dresse l'église du même nom, et son plaquage de marbre polychrome un peu grotesque (mais c'est un défaut florentin auquel n'échappera que par miracle la divine bâtisse de San Lorenzo...). 

Santa Croce n'est pas une église comme les autres. Elle est, mutatis mutandis, une sorte de Panthéon de l'histoire italienne. Outre les fresques de Giotto de la chapelle Peruzzi, elle abrite en son sein des tombeaux illustres : Michel-Ange, Rossini et Galilée.

Est-ce la singularité de ce sanctuaire qui inspire alors Zapf ? Reste que cette visite se cristallise autour d'inscriptions funéraires et, sans hésiter, le typographe prend des notes sur un billet de banque. 

zapf billet de banque santa croce.jpg

Ce sont les premiers éléments qui donneraont naissance à la désormais célèbre Optima, une belle et élégante incise. 

 

Optima.gif

Cet épisode est touchant à plus d'un titre.

Il rappelle le lien indispensable au passé. Cette création porte en elle la place de l'Histoire. Au sens strict, il s'agit d'une inscription dans le Temps. Une quasi généalogie culturelle (et osons : cultuelle). L'antique des incises se prolongent sous les voûtes et les travées d'un ouvrage renaissant et baroque. Le lieu est porteur, comme on parle d'une poutre maîtresse.

Ce qui est en jeu relève aussi du rapport à la mort, rapport fort complexe, et de plus en plus neutralisé dans la société du XXe siècle. La mort honnie, immonde, qu'il faut cacher à tout prix. Ici, il n'en est rien. La création est une naissance nourrie d'une renaissance, soit : un passage par le sépulcral. Créer, c'est faire parler les morts, aussi, les réintroduire dans l'univers des vivants. La pensée n'est pas une concentration du présent. Elle est aussi hommage et assignation. Hommage à ce qui précède ; assignation à ne pas vouloir effacer ce qui fut. Sur ce point, l'acte de Zapf s'apparente à une conjuration. La pierre s'use, se polit, l'inscription pâlit, disparaît, et il faut lutter contre cela. Zapf redessine le style, c'est-à-dire la marque, l'entaille, par quoi la différence des choses faites par l'homme perdure. Évidemment, le lien aux morts, dans une époque infernale de l'instant perpétuel (il faut relire Saint Augustin...), est depuis longtemps discrédité. Le tournant barrésien, entre autres, a ouvert la voie à ce reniement.

Hermann Zapf à Florence. On pourrait dire aussi : la place de l'urgence. La création d'Optima est indissociable des premières indications sur le billet. L'idée était là, le surgissement d'une fécondité intransigeante. L'inscription future de la typographie dans toute sa complétude est déjà dans l'esquisse. La pensée déjà en action. Mais pas seulement. Car, en nous donnant (par la conservation) le point initial, le typographe nous offre une double histoire : celle du surgissement, dans le coeur (le choeur ?) de Santa Croce, l'illumination frondeuse de l'esprit saisi par la révélation d'un besoin et d'une recherche ; celle d'un cheminement qui ne peut se contenter d'une fulgurance, aussi géniale soit-elle, car ce qu'il advient de ce saisissement n'aboutit que huit ans plus tard. Optima voit le jour en 1958. Tout autant que ce billet nous livre l'idée qui prend vie, il dévoile combien il n'est rien sans travail, sans incessantes remises en cause, et perfection de l'idée même.

Dernier point, et non des moindres : le recours au billet. Sans nul doute ce que Zapf avait sous la main, le fruit d'une nécessité, d'un impératif pratique qui reduit ces mille lires au simple accessoire d'un besoin qui les dépasse, et de loin. Le hasard, certes, et la nécessité, mais encore ? L'écriture fiduciaire s'efface devant l'écriture créative. Le billet perd sa valeur, et c'est un peu de ce présent monétarisé à outrances (et le pire est à venir) qui reflue. L'investissement de l'esprit prend le pas sur le pur matériel. Zapf regagne sans le savoir une part de futur impur, dépourvu de sa gangue précieuse imposant que le passé ne soit plus que vestiges. L'écriture du typographe, dans les intervalles de la norme économique et de la valeur d'échange, trace sa voie, dénie au commun sa force anesthésiante.

Pas de quoi fouetter un chat sans doute. Pas de quoi émouvoir... Quelques coups de crayon sur un papier monnaie. Mille lires gâchées, dira le banquier. Celui-ci n'a pas tort. Il est bien connu qu'il n'a jamais tort...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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