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apparence

  • Un cauchemar américain

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    Nous serons beaux et ensoleillés, embaumeurs peu subtils du temps mais d'une conviction redoutable.

    Nous aurons gardé une part de notre vitalité : moins un enthousiasme vivant qu'un art de la démonstration. 

    Nous aurons l'âme des propriétaires achevés. Œil inquisiteur sur ce qui passe et geste rude de celui dont on s'éloigne et rit, sans même trop de méchanceté.

    Nous croirons éternellement en nos chances, à nos dernières Asics, au vodka Red Bull, à notre Chevrolet, et au hasard, ce hasard qui ne vient plus...

    Nous aimerons la guerre lointaine, pour compenser, et les parades barbares ; nous regarderons Apocalypse Now, larme à la joue, en contresens, en trouvant géniale la musique sur la volée d'hélicoptères. Nous penserons que tout peut se réduire à une plage, peu ou prou, qu'il faudrait que tout finisse ainsi : sur une plage, tranquillement, ici ou ailleurs, et qu'ailleurs soit comme ici...

    Nous aurons des résidences fermées et les routes, longues et droites, ne feront pas de bruit. 

    Nous aurons tous le béguin pour Samantha Fox et il n'y aura rien au-dessus de Robert Parker.

    Nous aimerons nos mélanomes comme nous-mêmes et les chicken wings à la sauce de feu...

     

    Photo : Carl De Keyzer

  • L'Être au miroir

     

    Caravage, Narcisse, 1595, Palais Barberini, Rome

    Nous devons à Roger Lembrechet la mise au point (faut-il dire l'invention ?) du miroir moderne. Remercions-le, plus encore aujourd'hui qu'hier, puisque ce présent monde est absorbé à sa propre contemplation ; qu'il n'est de centre ville dévolu au commerce, aux boutiques qui ne soit une succession de miroirs, de glaces, de vitrines suffisamment belles pour que nous y contemplions notre finitude.

    Il est certain que c'est bien là un instrument de notre désir d'être et de reconnaissance (face aux autres et face à soi-même, mais en pensant d'abord que les autres ne sont que les figurants dans un espace central où nous nous tenons, en improbable existence). Nous avons donc fait de lui un élément dépassant largement le stade du miroir, et nous nous promenons désormais avec lui, et s'il n'est pas là (il reste malgré tout des murs, des surfaces qui ne nous réfléchissent pas), nous sommes en attente de lui, dans l'impatience d'une vérification rassurante. Nous voilà à l'ère du narcissisme outrancier, celle dont Christopher Lasch a si bien pourfendu la vanité (et la vanité, double, de ceux qui s'y soumettent désormais dans l'intégralité de l'être sans devenir).

    Et la glace (ou le miroir : usons, par commodité, indifféremment l'un et l'autre) a trouvé au XXe siècle son accomplissement dans cet endroit magique qu'est la salle de bain, oui, cet endroit où l'on a le droit, plus qu'ailleurs, de s'enfermer, et d'être à soi seul. Délectation princière du lieu par lequel débute maintenant l'artifice et la comédie. Nous nous y apprêtons, oubliant, ou faisant mine d'oublier, que cet isolement n'est que la coulisse d'un jeu épuisant, celui de notre apparition. Il aurait pu en être autrement si nous avions gardé en mémoire les leçons antiques du theatrum mundi, si nous (re)lisions Montaigne, lorsqu'il rappelle que «nos vacations sont farcesques» et que «du masque et de l’apparence il n’en faut pas faire une essence réelle, ny de l’étranger le propre». Avant que de se gausser, avec la même rigueur, de ceux «qui se prélatent jusques en leur garde-robe». Il eût été possible, plutôt que dans la divine recherche d'une perfection exposable (à réfléchir longuement sur notre corps et sur notre mise), de se voir justement dans les limites de cette corporalité qui n'est ni magie, ni indécence. Se regarder nu(e) ; non pas avec l'interrogation sur ce que sera l'après, lorsque nous nous serons vêtus et de nos habits, et de nos mimiques, et de nos stratégies, mis en vitrine, d'une certaine manière, mais avec la pleine conscience d'être un homme ou une femme, tout simplement.

    La glace aurait donc pu être ce compagnon de modestie grâce auquel, sans se mépriser, nous nous serions retrouvés avec notre humanité. Mais l'aspiration démocratique, doublée de l'idéologie libérale d'une estime aiguë de soi pour pouvoir faire son chemin, nous a convaincus qu'elle était une arme dont nous saurions nous servir pour être, enfin, tels qu'en nous-mêmes. Ainsi les progrès hygiéniques et les aménagements spatiaux de l'intimité vont-ils, par une suprême ironie, à contre-courant d'un possible approfondissement de la connaissance que les individus auraient d'eux-mêmes, connaissance qui commence, raisonnablement, par notre insignifiance dans le temps et dans l'espace. Ce choix qui n'a pas été fait, qui ne pouvait sans doute pas être fait collectivement, il est pourtant nécessaire de le faire individuellement, pour ne pas encourir la désillusion d'une décrépitude du corps ou le désastre d'une éviction de la scène sociale (mais l'une ne serait que la préfiguration de l'autre). Car, derrière tout cela, il y a effectivement le risque, à long terme, d'une socialité exsangue et d'un désarroi individuel. Il n'est d'ailleurs pas sûr que ce phénomène ne soit pas déjà engagé...

    Nous ne pouvons pas à la fois fustiger la prétention rageuse de pouvoirs politico-médiatiques (quand il nous faut mettre dans la même engeance ridicule les gouvernants et les people) et croire nous-mêmes que le monde ne pourrait pas se passer de nous regarder, qu'il est même indispensable qu'il nous regarde, nous, oui, nous, qui nous regardons si complaisamment (et complaisance il y a jusque dans les reproches que nous nous adressons, parce qu'il s'agit bien de rattraper l'affaire, reproches que nous nous faisons par orgueil, de ne pas plaire, peut-être) le matin, devant la glace.

  • 5-Comme au cinéma

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

     

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    Nous sommes de plus en plus habillés des lunettes noires, couvrant jusqu'à l'extrême les limites de notre regard. Men in black, arpentant les rues, traînant dans les bars, attendant dans les gares. Ersatz de films américains ou asiatiques, nous cultivons moins le mystère que la mise en scène de notre énigmatique passage. Le regard dérobé, c'est autant de fureur ou de détresse que nous donnons à discuter à ceux qui nous croisent. Appuyé contre un pilier de froid métal, je suis, selon le temps et la posture, l'ennuyé magnifique ou le danger inabordable, le guetteur ou le fuyard, l'amoureux enténébré ou le renié. Parfois, souvent, ni l'un ni l'autre. Juste une éraflure dans le champ de vision de mes égaux. Mais J'ai soustrait le miroir de mon âme à sa banalité. Et c'est ainsi que je peux paraître, n'étant rien...